Chapitre VIII - L'un des trois membres de la Ligue se tenait devant lui
Alexander Blavatsky
Echelle : 39 ans.
Âge réel : 90 ans.
***
Nul n'osait prononcer mot dans la plus vaste caserne de la Pyramid Base. Une réunion des troupes liguiennes s'y tenait, dans l'atmosphère encore lourde de l'attaque de la semaine passée. En rangs ordonnés, les soldats immobiles ressemblaient à des pions d'échiquier. Des dizaines d'écrans géants, disposés de part et d'autre de la salle, retransmettaient en direct les images de l'estrade centrale, encore déserte. L'auditoire attendait le discours d'un gradé liguien, dont l'identité demeurait mystérieuse.
Comme les autres, Alexander patientait depuis une heure avec ses collègues de la police municipale, loin du cœur de la salle. Droit, la tête haute, sa posture ne l'autorisait guère à distinguer autre chose que le dos du policier qui le précédait. Des Inspecteurs parcouraient les rangs de soldats, s'attelant à l'authentification de chacun. Leurs tablettes translucides validaient le matricule des militaires un à un, produisant des bip approbateurs qui résonnaient à répétition dans le hall. L'instrument permettait aussi de contrôler les mouvements des soldats, grâce aux capteurs cérébraux insérés dans leurs casques ; les hommes ne retrouveraient leur liberté qu'une fois la procédure terminée.
Bien qu'il n'ait rien à se reprocher, Alexander appréhendait son tour. Une dizaine de contrôles similaires avait pourtant précédé celui-ci afin d'entrer dans la salle ; ce n'était pas non plus sa première mobilisation. De toute façon, l'angoisse le tenait à la gorge depuis l'attentat. L'idée que Maddie et Victoria aient frôlé le pire l'obsédait. De surcroît, il redoutait les interrogatoires de la SUSP, devenue envahissante dans le quartier B4. Ses membres harcelaient en priorité les Satethiens, mais Alexander craignait que les adolescentes ne soient convoquées comme témoins.
La voix de l'Inspecteur retentit à sa droite : « Activation de la reconnaissance. » Un sursaut eut échappé à Alexander s'il n'avait pas été immobilisé. Son casque lui interdisait de tourner la tête, mais il sentit l'ombre de l'homme planer sur lui. Comme il souhaitait paraître confiant, il ne cilla pas durant la procédure de contrôle. La tablette s'illumina enfin. Des lignes d'écriture indéchiffrables défilèrent sous les yeux de l'Inspecteur, sans qu'Alexander ne pût les lire. Du coin de l'œil, il crut voir l'expression du fonctionnaire liguien se durcir au fil de sa lecture. Mais avant qu'Alexander ne réalisât sa mauvaise fortune, l'Inspecteur posa une main à son oreille.
« Code erreur 247, déclara-t-il, tournant le dos au policier. J'ai reçu l'ordre de retirer ce matricule de mon unité. »
Sans plus d'explication, l'Inspecteur quitta son champ de vision pour passer au soldat suivant. L'effroi envahi Alexander, et un ultra-son dont il avait oublié la présence s'évanouit dans son casque. Il reprit alors possession de son corps : d'abord de ses doigts, puis de ses mains, de ses bras, et du reste. Son uniforme lui fit l'effet d'une enclume, et son casque d'un collier de plomb. Alors qu'il regagnait juste le contrôle de ses jambes, elles se dérobèrent sous lui, et il perdit son équilibre au milieu de l'allée. Il n'eut pas le temps de se redresser ; une silhouette indistincte le souleva violemment pour l'obliger à avancer.
« Arr... Arrêtez ! Lâchez-moi ! » articula-t-il avec peine, en tentant de se libérer.
Mais son casque étouffait ses mots et il ne réussit qu'à embuer sa visière.
Deux hommes, ou peut-être trois, le tirèrent vers l'extérieur, en l'empoignant par les bras. Alexander s'efforça de se redresser dans un grognement de douleur ; l'emprise forte de ses agresseurs sur ses bras étirait ses muscles.
« Qu'est-ce... Qu'est-ce que vous me voulez ?! s'insurgea-t-il après avoir retrouvé son équilibre, la voix sourde. Répondez ! »
Les militaires n'y semblaient pas enclins. Alexander n'avait pas le souvenir qu'on eût traité un simple soldat comme un prisonnier pour une simple erreur d'authentification. Il n'eut pas l'occasion de protester davantage ; tout à coup, la caserne fut embrasée d'une multitude de néons dorés, allumés dans un concert commun. Des acclamations victorieuses s'élevèrent de la part des milliers de soldats au garde-à-vous. Alexander jeta un regard par-dessus une rangée. Trois ombres étaient apparues sur la tribune centrale. La buée de sa visière l'empêcha de les identifier, et la poigne des militaires se fit plus abrupte, le condamnant à accélérer l'allure. Ses gardes le forcèrent ensuite à quitter la caserne, puis le pressèrent dans un couloir obscur.
« La Ligue vient d'arriver. On est en train d'évacuer l'individu », déclara l'un d'eux à son Bloomer.
Alexander fut pris d'un élan de terreur. La Ligue se trouvait dans la Pyramid Base ? Allaient-ils donner un discours aux troupes en personne ? Dans une bouffée d'adrénaline, il tenta à nouveau de se dégager, mais cet effort ne réussit qu'à l'essouffler un peu plus. Ils continuèrent à avancer vers l'inconnu, les portes se succédant et le bruit des acclamations faiblissant. Alexander lorgnait les armes de ses agresseurs, tantôt accrochées à leurs ceintures, tantôt entre leurs mains. Il songea à s'en emparer, mais abandonna vite l'idée ; il parvenait à peine à suivre le pas rapide des soldats, et ses chevilles endolories par sa mauvaise chute ne l'y aidaient pas.
Au bout d'un temps indéfini, les militaires le lâchèrent près d'un mur, contre lequel il s'assit pour reprendre son souffle. Inutile de chercher une issue de secours : le couloir décoloré où il gisait s'étendait à perte de vue et semblait n'être doté d'aucune porte ni fenêtre. Depuis combien de temps marchaient-ils ? Alexander ne reconnaissait rien. Épuisé, il appuya sa tête contre la paroi. Des soldats, face à lui, conversaient en l'observant, mais sa respiration saccadée vibrait dans ses oreilles, couvrant leur discussion. S'était-il époumoné à ce point ? Haletant, le policier tenta de toutes ses forces de retirer son casque, en vain. Le mécanisme était bloqué, et la violence du geste lui arracha une nouvelle plainte.
« Enlevez-moi ce truc... soupira-t-il. Je peux plus respirer... »
Pourquoi l'ignorait-on ?
« Pitié, virez-moi ce truc... » répéta Alexander, sans que les soldats ne parussent l'entendre.
Lorsqu'il tenta de se redresser, enfin, l'un d'entre eux daigna lui prêter attention. Sans répondre à ses lamentations, il s'agenouilla à sa hauteur, puis posa sa main sur son casque. Alexander eut un geste de recul lorsqu'un cliquetis étrange résonna dans son crâne. Un voile noir recouvrit son champ de vision, et avant qu'il ne comprît ce que le soldat venait de faire, il perdit connaissance.
***
Les pulsations de son cœur tambourinaient dans son crâne, et un mal aigu lancinait sa nuque, mais Alexander était en vie. Ce fut sa première pensée, lorsqu'il revint à lui. Il ouvrit les paupières, mais la lumière l'aveugla, comme s'il avait été plongé dans le noir pendant des heures. Il plaqua ses mains sur ses yeux éblouis, et remarqua alors que son casque avait disparu ; il pouvait respirer librement.
Après un temps d'adaptation, la salle où il reposait lui apparut. Elle ressemblait davantage à un salon privé qu'à une prison, abstraction faite de la porte blindée qui le narguait. En face d'Alexander se trouvait un fauteuil en cuir ivoirin, semblable à celui à l'intérieur duquel il était installé. Seule une table basse en bois verni les séparait. Un bar habillait la partie droite de la pièce étroite. Le policier cligna des paupières, désorienté. Allait-il être interrogé ? Pire : comptait-on l'arrêter ? Il se redressa, fébrile. Et si ses filles tentaient de le joindre ? Personne ne leur répondrait. Personne ne savait qu'il était ici.
« Il y a quelqu'un ?! » s'égosilla-t-il.
Son écho fut la seule réponse. Il entreprit d'étudier la pièce, cherchant un micro dissimulé, une fausse vitre, un quelconque moyen de communiquer avec l'extérieur, en vain. Pris de nausée, Alexander retourna s'asseoir sur le fauteuil, et enfouit son visage dans ses paumes, essayant d'ordonner l'ouragan de ses pensées. Après de longues minutes, un grincement métallique lui arracha un soubresaut : la porte venait de s'ouvrir.
Six soldats entrèrent sans un mot et formèrent deux colonnes de part et d'autre de l'ouverture. Alexander fronça les sourcils devant l'absurdité du spectacle : tous portaient des fusils d'assaut, comme si en faire usage était une option plausible. Une voix masculine émergea alors du couloir, un timbre lointain et chaud qu'Alexander connaissait sans réussir à l'identifier. Mais lorsque l'homme pénétra dans la pièce, le policier se tétanisa.
« ... Dites au Haut-Secrétaire que je dois m'entretenir avec lui en fin de journée. Il serait plus prudent de ne pas... »
James Greyson, l'un des trois membres de la Ligue, se tenait devant lui, conversant avec un officier de l'Armée. En entrant, le dirigeant retira sa veste, qu'il tendit à l'un de ses gardes, lequel dut se défaire de son arme pour se saisir du vêtement. Sans interrompre sa discussion, le nouveau venu retroussa les manches de sa chemise blanche, agrémentée d'une cravate saphir. Il lui fallut encore une dizaine de secondes pour conclure son échange, et enfin, faire mine de remarquer Alexander. James esquissa alors un sourire d'une régularité et d'un éclat impeccable.
« Alexander Blavatsky ! le salua-t-il. Je ne pensais pas que tu arriverais ici avant moi. Je m'excuse pour l'attente : tu dois être déboussolé. »
Il se rapprocha, et s'installa dans le fauteuil restant. Alexander eut l'impression de voyager dans le passé. Ni ses traits fins ni ses pommettes hautes ne s'étaient affaissés ; son expression bienheureuse n'avait pas flétri ; et son regard couleur glace ne s'était pas réchauffé. Alexander baissa les yeux, essayant de contrôler les tremblements de ses mains. La dernière fois qu'il avait rencontré cet homme, ce n'était pas une table basse qui les séparait, mais un revolver pointé droit sur sa tempe.
« Je peux te proposer un verre de whisky ? lui demanda James, qui n'attendit pas de réponse. Amenez-moi une bouteille de Lerman. »
Un soldat obtempéra, et se dirigea vers le bar. Alexander, lui, ne cilla pas. L'horreur le pétrifiait. Sa gorge était sèche. Il n'avait jamais imaginé devoir à nouveau se confronter à un membre de la Ligue ! Pourquoi le lui demandait-on aujourd'hui ? Lorsqu'il parvint à redresser la tête, le sourire amusé de son nouvel interlocuteur ruina ses méandres de vaillance. L'attitude rassurante de James n'était qu'un masque, dissimulant un félin prêt à le réduire en miette au mot de trop.
« Ce n'est que du whisky, gloussa celui-ci. Je comprends que tu sois effrayé, mais je ne te veux aucun mal. »
On leur apporta une bouteille en cristal, et deux verres à pied, qu'Alexander se contenta de fixer en silence. N'importe quel détail servait de prétexte pour fuir l'air radieux de James Greyson ; il essayait d'oublier les horreurs de son passé d'insurgé depuis si longtemps !
« Je sais que nous avons eu nos désaccords, mais tu ne devrais pas m'ignorer quand...
- Vous avez tué des membres de ma famille, cracha Alexander, la voix tremblante.
- Ne sois pas ridicule, fit James, en attrapant un verre, pour le lui tendre. Tu sais très bien que ce n'est pas vrai. Prends. »
Alexander ne cilla pas face à ce mensonge. À l'avènement de la Ligue, en 2028, les rebelles s'étaient heurtés à des ripostes sans précédent de la part du nouveau gouvernement américain. La tête des leaders de la rébellion ayant été mise à prix d'or, Maya, Nathan, et lui-même n'avaient survécu que grâce à la fuite. Dans leur retraite, leur route avait croisé celle des frères Bass, à Dallas. Ils essayaient d'échapper à des choses différentes, mais peut-être que cela les avait rapprochés. Bien sûr, la traque des derniers rebelles par les milices liguiennes avait porté ses fruits. Leur dernier face à face avec la Ligue avait eu lieu le jour de leur supposée exécution ; leur survie devait être créditée au seul sacrifice des frères Bass.
« Nous sommes intervenus car vos émeutes devaient cesser, Alexander, se justifia James. Nous avons fait tout notre possible pour ne pas en venir aux armes, mais vous ne nous avez pas laissé le choix. »
Alexander releva la tête vers son interlocuteur, piqué au vif. Les insurgés s'étaient battus pour leur liberté. Il y avait eu de la violence et des morts dans les deux camps ; il n'avait pas à se reprocher ce que les excès de la Ligue avaient causé.
« La Ligue veut le bien de sa population. Tu ne serais pas ici aujourd'hui, si nous avions de mauvaises intentions à ton égard, ou à l'égard de tes compagnons.
- Vous... Vous ne savez pas de quoi vous parlez. »
Alexander attrapa son verre, et le but d'une traite.
« Dites-moi ce que vous me voulez, qu'on en finisse », continua-t-il, ignorant l'alcool qui brûlait sa gorge.
James haussa les sourcils, et s'enfonça dans son fauteuil. Alexander remarqua l'alliance à son annulaire et son amertume s'exprima en un rictus. Pour sûr, lui avait eu le temps de refaire sa vie loin des traumatismes. Alexander avait vu son épouse et ses deux enfants à la télévision. Ces gens-là ne connaissaient pas le besoin ; le district D incarnait un trésor à lui seul.
« Justement, Alexander. C'est tout à fait lié, assura James, sans le quitter du regard. Vois-tu, je n'aimerais pas qu'il y ait encore des malentendus, entre nous.
- Écoutez, j'ai compris où vous voulez en venir, balbutia Alexander. J'ai compris, et je dois vraiment rentrer chez moi. On m'attend, je... »
James l'arrêta d'un geste de la main.
« Laisse-moi parler. Je n'en aurais pas pour longtemps »
L'audace d'Alexander périt aussitôt. Il se jugea ridicule, si apeuré, mais son passé de rebelle se trouvait loin derrière lui. Son rôle de père passait avant tout ; il devait protéger ses deux filles. Il ne pouvait plus prendre de risques.
« Bien, soupira James. Comme je l'ai dit plus tôt, je comprends que tu sois effrayé. Les soldats qui t'ont escorté ont dérogé aux ordres que nous leur avions donnés. Ils n'auraient pas dû te blesser. Je te prie de bien vouloir accepter nos plus sincères excuses. La Ligue ne traite pas ses enfants de la sorte. »
Il s'interrompit pour prendre une gorgée de whisky, tout à son aise.
« Tu n'es pas un prisonnier. Je comprends ta rancune, mais j'ose espérer, après toutes ces années, que tu ne nous considères pas encore comme tes ennemis. »
Un silence pesant suivit cette tirade.
« Puis-je te faire confiance, Alexander ?
- Oui... Oui, bien sûr.
- Très bien. Et qu'en est-il de ta famille ? »
La question eut l'effet d'une décharge électrique. Alexander avala sa salive avec difficulté. Ses deux filles ? Étaient-elles coupables d'actions qu'il ignorait ?
« Qu'est-ce que vous voulez dire ? s'entendit-il répondre, la voix vibrante.
- Haillie et Allison m'ont l'air d'être deux jeunes femmes tout à fait sages, mais je veux m'assurer qu'elles ne nous mentent pas.
- Haillie et Allison n'ont rien à voir avec...
- Avec ? »
Alexander ouvrit la bouche, puis la referma. C'était comme si chacun de ses mots étaient voués à le desservir. On l'obligeait à endosser des responsabilités imaginaires, à discuter du sort de ses filles innocentes !
« Je ne sais pas, bafouilla-t-il, la sueur perlant sur son front. Mes filles n'ont jamais rien fait de mal, elles sont... Fidèles à la Ligue... Elles n'ont trahi personne.
- Nous savons tous les deux qu'elles ne gagneraient rien à briser notre entente. Tout comme le reste de votre groupe. Ainsi, je présume qu'il serait idiot d'imaginer que vous ayez été séduit par l'idée d'attaquer la Ligue ? »
James profita du silence hébété d'Alexander pour se resservir un verre.
« P... Pardon ? Je ne comprends pas... »
Son interlocuteur l'ignora et se leva, dans un soupir ennuyé.
« J'ai beaucoup de mal à te croire, Alexander.
- On ne se bat pas contre la Ligue...
- Ah oui ? Dans ce cas, peux-tu m'expliquer pourquoi est-ce que quelqu'un a piraté vos Bloomers ? »
Après une absence, Alexander plissa les yeux.
« Nos... Bloomers ? répéta-t-il lentement, sans comprendre.
- Nous l'avons découvert peu de temps après l'attentat. Vos hackers ont utilisé les mêmes failles que ces terroristes européens, ce qui constitue une coïncidence inopportune, n'est-ce pas ? Peut-être cherchez-vous à dissimuler quelque chose... Ou peut-être avez vous un lien avec cet attentat ? De toute façon, nous ne tarderons pas établir l'identité de vos hackers.
- Hein ?! s'ébaudit Alexander. Je vous jure que je ne sais pas qui est le taré qui nous trace ! On n'a rien à voir avec tout ça ! On ne cache rien !»
Mais James continuait de le dévisager, son sourire immuable aux lèvres, si bien qu'Alexander se demanda si cette comédie malsaine lui plaisait.
« Ne m'interromps pas, répéta le dirigeant. Comprends que votre histoire attise la méfiance... Surtout dans ces circonstances. Ainsi, j'aimerais remettre les choses aux clairs, entre nous.
- Mais tout est parfaitement clair !
- Il me semble que non, fit James, en se rasseyant. Permets-moi d'être précis, avec toi : La Ligue garde la mainmise sur les conditions de votre survie. »
Son ton glacial figea Alexander.
« Qu'arriverait-il si j'étais amené à quitter cette entrevue maintenant, en considérant que tu me mens ? Vois-tu, les preuves manquent pour vous innocenter, toi et tes compagnons.
- Non ! Attendez... Si vous y tenez, vous pouvez me garder ici, mais ne vous en prenez pas aux autres. Ils ne sont au courant de rien...
- Comment puis-je te croire ? Leurs Bloomers sont surveillés également.
- Mais personne n'est au courant !
- C'est ma parole contre la tienne, jugea James, dans un haussement d'épaule. Votre libération conditionnelle devait vous faire réfléchir et vous assagir, mais vous semblez vouloir ignorer les leçons de l'Histoire. Réitérer les mêmes erreurs vous va très mal... Et les enseigner à vos propres enfants ne fera que les compromettre.
- Qu'est-ce que... Comment ça ? s'étrangla Alexander.
- Eh bien, curieusement, les filles de Jill Foster et Nicholas Blavasky, étaient présentes sur les lieux de l'attaque...
- Mais Maddie et Victoria ne sont que des gamines !
- ...Sans oublier la visite de la fille de Jill à Kirsan, récemment. Ce n'est pas interdit, mais les circonstances sont tout à fait particulières, permets-moi de le souligner.
- C'est ridicule ! s'exclama Alexander, sortant de ses gonds. Même si Victoria et Maddie voulaient attaquer la Ligue, elles n'en auraient pas les moyens ! Vous le savez très bien !
- Les filles de Jill Foster et Nicholas Blavatsky... songea James, sans l'écouter. N'est-ce pas là une nouvelle coïncidence des plus étranges ? Parmi chacun d'entre vous, ce sont les enfants de Jill Foster et Nicholas Blavatsky que l'on trouve là où il ne faudrait pas l'être. »
Alexander ne voulut pas l'interrompre, terrifié à l'idée d'aggraver sa situation. Il voyait, impuissant, la tournure nocive que prenait cette conversation, sans savoir quoi faire pour en dévier le cap.
« Peut-être Jill et Nicholas caressent-ils toujours leur vieille ambition, malgré le trépas de leur ami Jude Sheridan ? L'Ordre... cracha James pour lui-même. Dois-je te rappeler ce qu'était l'Ordre, Alexander ? »
Le policier s'enfonça dans son silence. « L'Ordre », ce nom donné à l'ancienne alliance de Nicholas, Jill et Jude Sheridan, ne faisait plus partie des sujets faciles à aborder pour lui. C'était devenu un tabou, au sein même de leur groupe ; ni Maddie ni Victoria ne connaissaient l'existence de cet épisode du passé de leurs parents respectifs. Désormais, Jude Sheridan mort depuis longtemps, il ne restait plus rien de cette organisation ni de sa communauté. Nul ne connaissait l'identité de ses fondateurs, mais le nom opaque de « l'Ordre », lui, attisait toujours chez les plus anciens la nostalgie d'une période où la Ligue ne régnait pas encore.
« L'Ordre était une communauté hypocrite, construite derrière une chimère ridicule, reprit James, comme s'il lisait dans ses pensées. N'es-tu pas d'accord ? Jill, Nicholas et Jude n'avaient qu'une vingtaine d'années lorsqu'ils ont formé cette organisation, et ils se prêtaient une morale irréprochable, clamant à tue-tête avoir construit une petite société bienveillante en Ontario. Pire : ils prétendaient être les dirigeants d'un Etat à part entière, capable de se défendre et de vaincre la propagation de la maladie. Ironique, n'est-ce pas ? Et alors que je commandais seul l'Armée américaine, ils se sont présentés à moi, en affirmant que le territoire où ils s'étaient établis se nommait Estbury..., grommela James pour lui-même. Ces fantasmes étaient dignes d'un conte de fées. C'est aussi la raison de leur échec : rien de tout ce qu'ils proposaient n'était réel. »
La mâchoire d'Alexander se crispa. Au milieu du chaos de la Flakka, Estbury avait fait figure d'échappatoire entre la mafia centre-américaine, et l'armée conduite par James Greyson sur les anciens Etats-Unis. Alexander et d'autres rebelles avaient trouvé en ce lieu une base d'action et un refuge. Mais James avait pulvérisé l'Ordre, frein à son impérialisme en Amérique du Nord.
Estbury ne constituait aujourd'hui qu'une province des États liguiens parmi tant d'autres. On y nommait un gouverneur tous les dix ans, et les lois en vigueur là-bas, émanaient du Congrès, comme partout ailleurs.
« Ça aurait pu fonctionner... Si vous leur aviez laissé le temps, si vous n'aviez pas tout ruiné, eut l'audace d'articuler Alexander, la voix tremblante.
- Justement ! s'exclama James, en se redressant. Il ne suffit pas de former une communauté sur un lopin de terre pour construire un État. Où était leur armée ? Où était la sécurité promise à leur population ? L'Ordre n'a pas tenu ses promesses, Alexander. Ils ont menti. Ils ont menti pour que des gens égarés les rejoignent.
- Ces gens-là fuyaient les exactions commises par l'Armée américaine ! C'était vous, qu'ils fuyaient !
- Es-tu à ce point manichéen ? soupira James. L'anarchie a mené à la guerre, et des horreurs en ont découlé. Je les punissais du mieux que je le pouvais, au sein de mes propres rangs. Comme tout américain, je voulais le bien de ma nation. Pourquoi me serais-je rallié à Meghan Dobson et Sandro Bencivenni, plus tard, si je n'avais d'intérêt que pour le pouvoir ? Qu'aurais-je eu à gagner ? »
La colère d'Alexander l'empêcha de trouver un argument viable à répliquer. James reprit alors :
« Ne vois-tu pas tout ce que la Ligue a apporté aux États liguiens ? Ne comprends-tu pas que nous agissons tous dans le même but ? Nous employons simplement des moyens différents. La sécurité de ce pays importe davantage à la Ligue que nos querelles, Alexander. C'est ce qui nous différencie de cette utopie extrémiste qu'était l'Ordre.
- Ils n'étaient pas extrêmes ! L'Ordre n'éliminait pas ses opposants, argua Alexander, sans assurance.
- Est-ce ton frère, Nicholas, qui t'a dit ça ? L'Ordre ne traitait pas ses opposants politiques avec douceur. Certains étaient exécutés, d'autres torturés, remarqua James, dans un haussement d'épaules. Au fond, nous ne sommes pas si différents, mais eux se paraient de mille vertus. Ils n'avaient de bienveillant que ce qu'ils disaient d'eux-mêmes. Dans la pratique, tout était différent. Et je ne prétends pas avoir été meilleur, au contraire ! L'anarchie nous a pris notre part d'humanité. Dans ce monde-là, nous nous sommes tous salis les mains, même les plus honorables. »
Alexander ne répondit pas. Comment répliquer à cela ? En tant que rebelle, il avait porté des armes, il s'était battu, et il avait tué, plus d'une fois. Combien ? Il n'en savait rien. La propagation de la Flakka avait autant appauvri l'humanité en nombre que dans sa dimension morale.
« L'Ordre n'est en rien un exemple à admirer. Et la vraie question, ici, Alexander, n'est pas vraiment de savoir contre qui vous vous battiez par le passé, mais plutôt contre qui vous souhaitez vous battre aujourd'hui, reprit James en posant son index sur son menton. Contre la Ligue ? Je ne vous le souhaite pas.
- Je vous l'ai déjà dit ! On ne se bat pas contre la Ligue ! s'évertua Alexander, poings serrés sur ses accoudoirs. Je ne peux pas vous le prouver, mais...
- J'ai pourtant besoin d'une preuve.
- Vous nous surveillez en permanence... Vous le savez !
- C'est embêtant, Alexander, l'interrompit James, en massant ses tempes. Tu ne me donnes pas d'arguments. La Ligue a toujours tenu sa part du marché. Nous vous avons laissé vivre dans des conditions décentes, sans attenter à votre liberté, ni à vos existences respectives. Nous l'aurions pu, après avoir récupéré Kirsan et Connor, mais nous avons tenu notre parole. Alors pourquoi nous trahir maintenant ? Donne-moi une bonne raison, par exemple, de ne pas faire enfermer tes deux filles.
- Pardon... ? »
Le souffle manqua à Alexander.
« Non ! Non attendez ! Attendez ! Mes filles n'ont rien à voir avec ça ! protesta-t-il, soudain. Vous pouvez faire ce que vous voulez, mais par pitié, laissez mes filles en dehors de ça ! »
La voix d'Alexander mourut dans sa gorge devant l'expression fermée de James. Le policier bondit de sa chaise : il voyait déjà les fantômes de la SUSP descendre dans le quartier B4 à la recherche de ses filles, pour les embarquer, et les éloigner de lui.
« Je vous en supplie, pas elles ! Ne faites pas de mal à mes deux filles ! Je ferais tout ce que vous voulez ! Vous n'avez pas besoin de leur faire du mal... »
Mais sa voix se heurtait à un mur d'indifférence : James le fixait, assit et impassible, le visage appuyé sur son poing droit.
« Il faut bien un exemple pour vous faire comprendre que vous n'avez aucun intérêt à briser notre accord, lâcha ce dernier avec lassitude.
- Mais elles n'ont rien fait ! Elles n'ont jamais fait partie de la rébellion, ni de l'Ordre, ni de rien ! Prenez-moi comme exemple, pas elles ! »
James ne lui répondit pas. L'écoutait-il, au moins ? Alexander ne put contenir ses sanglots.
« Je ferais ce que vous voulez, répéta-t-il, en se jetant à terre, aux pieds du dirigeant liguien. Je ferais vraiment tout ce que vous voulez, mais je vous en supplie, ne faites pas de mal à Haillie et Allison... Par pitié... »
L'humiliation n'était rien à côté de l'épouvante.
« Vous pouvez m'emprisonner, me tuer, mais par pitié, ne leur faites pas de mal... »
L'attente sembla durer une éternité, durant laquelle Alexander tenta en vain de réprimer les soubresauts de ses sanglots. Puis, enfin, James reprit la parole : « Tu peux te lever », concéda-t-il.
Comme Alexander n'osait pas se mouvoir, il répéta dans un soupir : « Lève-toi. J'en ai entendu assez. »
Tremblant, le policier s'exécuta, ses pulsations cardiaques martelant sa poitrine à cent à l'heure.
« Bien. Nous t'autorisons à rentrer chez toi et à retrouver tes deux filles. Si vous vous compromettez de la moindre façon, sache que nous le saurons ; et si vous tentez de dissimuler quelque chose aussi. Considère cette mise en garde comme votre dernier avertissement, pour toi, ta famille et tes amis. »
Alexander puisa dans le peu de forces qu'il lui restait pour affronter le regard de son interlocuteur. Ce dernier arborait un air paisible, orné d'une esquisse de sourire. Alexander avala sa salive difficilement, et se servit de l'une des manches de son uniforme pour essuyer ses larmes, comme pour laver sa honte.
« Tu peux rentrer chez toi. Nous ne ferons aucun mal à tes filles, chantonna James. Va, Alexander. C'est important de profiter de ces moments avec ta famille. »
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