Chapitre VI - Ces cendres de vie

Kirsan Bass

Échelle : 35 ans
Âge réel : 82 ans

***

Le secteur D générait d'innombrables fantasmes dans l'imaginaire commun. Ses buildings himalayens disparaissaient dans les nuages comme s'ils étaient suspendus au ciel, prêtant à ce quartier des airs d'Olympe. Moins lyrique, on surnommait cette zone « le Plafond » dans le jargon populaire. L'appellation était due au caractère dominant de la strate D par rapport aux autres. D'une part, elle concentrait les principaux pôles économiques et politiques de la capitale. D'autre part, ses édifices immenses s'enracinaient à même les infrastructures du quartier militaire E, de telle sorte que le secteur D ne touchait pas la terre ferme. Sa frontière était située à des dizaines de mètres au-dessus du sol. On y entrait en empruntant les ascenseurs du district E, après les contrôles d'usage.

« Bienvenue au Plafond, Maddie », sourit K à la jeune fille.

Elle était assise à côté de lui, sur la banquette arrière de la Cadillac Eldorado écarlate. Le soleil hivernal venait de disparaître sous la ligne d'horizon. Ils avaient tout juste franchi la douane du quartier militaire E, et pénétraient à présent dans le secteur D.

Après l'attentat, K avait invité Maddie à passer quelques jours chez lui, afin qu'elle puisse respirer un autre air. L'adolescente, qui brûlait de visiter le plafond depuis des années, n'avait pas hésité une seconde. Il était venu la chercher le surlendemain de l'attaque — mercredi 25 janvier. Elle louperait quelques jours de cours, mais les circonstances l'excuseraient. K avait étendu la proposition à Victoria, toutefois, celle-ci avait préféré rester avec son père.

« T'étais jamais venue ici, avant ? demanda le garde de K à Maddie.

— Non, K m'en avait parlé, mais j'avais jamais vu », murmura l'intéressée, le nez collé à la vitre de la Cadillac, fascinée.

La tête penchée, elle semblait chercher des yeux le sommet des buildings constellés de lumière qui les surplombaient. Sa béatitude arracha un sourire à K, et un ricanement à son garde, qui épiait la jeune fille dans le rétroviseur intérieur de la voiture. Mike, le cerbère du jour du cadet Bass, n'était pas déplaisant, même si son incapacité à se taire plus de cinq secondes s'avérait exaspérante. Néanmoins, ce jour, ses tendances pipelettes avaient été les bienvenues : après l'attentat, la sécurité avait été multipliée par dix dans la capitale. Les contrôles s'étaient éternisés, et les bavardages de Mike avaient eu le mérite de divertir K à l'aller.

« C'est pas les plus beaux coins, là ! lança Mike à l'adolescente, toujours bouche bée. Attend qu'on soit dans le centre-ville ! »

Mais Maddie l'écoutait à peine, dévorant des yeux tout ce que l'obscurité laissait entrevoir.

Mike venait d'engager la Cadillac sur la rocade montante qui desservait les premiers étages du plafond. Le dénivelé de la route était hallucinant. Elle s'élevait à une centaine de mètres au-dessus du sol, soutenue par d'épais piliers métalliques. Passé cette hauteur, le conduit disparaissait au profit d'une succession de passerelles reliant les immeubles les uns aux autres.  Ces ponts vertigineux continuaient de grimper jusqu'aux étages les plus culminants du secteur. Conjugué à ceux réservés aux piétons, l'enchevêtrement de ces passerelles donnait au plafond des airs de toile d'araignée.

Alors que la Cadillac poursuivait son ascension, Maddie tenta cette fois-ci d'apercevoir le sol, mais parut s'effrayer de sa distance. Elle s'enfonça dans son siège en déglutissant.

« T'inquiète pas, ça ne va pas s'écrouler », lui glissa K dans un rire, qu'elle lui rendit, malgré son teint livide.

Tandis qu'ils continuaient l'escalade du district, ils approchèrent des plateformes résidentielles du Plafond. Sur celles-ci étaient parsemées quelque somptueuses demeures privées, qui jouissaient même de jardins individuels. Ces maisons de luxe au plein cœur d'Atlanta valaient une fortune, et le prix grimpait en flèche plus leur plateforme était élevée. Mais ce type de structure se raréfiait dans les hauteurs de la strate D. La PARUR privilégiait les immeubles, plus rentables et moins encombrants.

« Au fait, Maddie, l'interpella K, tu ne m'as pas tenu au courant pour votre ami, Milo c'est ça ? Vous avez réussi à le contacter ?

— Oui, c'est bien Milo, répondit-elle en sortant de ses pensées. On a mis plusieurs heures avant d'avoir des nouvelles, mais il va bien. On a été séparé à cause des mouvements de foule...

— C'est vraiment pas de bol, d'avoir été témoin d'un truc pareil ! s'exclama Mike. Qui aurait pu prévoir ça, franchement ? Quels enfoirés... Deux cent vingt-huit morts ! T'imagines, K ? La Ligue risque pas de laisser ces connards en liberté longtemps ! Y'a même un officier qui m'a dit que la SUSP avait retrouvé leurs traces, alors ils vont pas... »

Mike s'interrompit, lorsqu'il aperçut le regard noir que le guitariste lui lançait, dans le rétroviseur.

« Ça te dit de manger libanais, Maddie ? » proposa K, pour changer de sujet.

La jeune fille, qui s'était laissée absorbée par les révélations de Mike, réfléchit un instant.

« OK ! Par contre, j'espère que tu m'invites », s'enthousiasma-t-elle.

K sourit, et de quelques signes fluides de la main, il ordonna à son Bloomer d'appeler un traiteur libanais du centre-ville. Mike fit l'effort de se taire tandis qu'il passait commande. Comme ils gravissaient les étages du district D, les lotissements cédèrent la place à de fastueux immeubles résidentiels. Les éclairages tamisés qui émanaient de leurs larges fenêtres donnaient vie à des mosaïques de lumières dorées qui happèrent à nouveau l'attention de Maddie. La rocade s'acheva dans un carrefour aménagé grâce aux plateformes de différents buildings. Mike s'engagea alors dans une parcelle qui les menèrent à un nouveau croisement. Leur ascension continuait toujours : K logeait haut dans les étages du Plafond.

Ils arrivèrent bientôt à hauteur des zones commerçantes, où de véritables quartiers marchands étaient aménagés grâce aux passerelles piétonnes. Ce fut alors au tour des devantures des boutiques de luxe d'émerveiller Maddie. Les plus classiques se contentaient de bas-reliefs, mais d'autres possédaient des vitrines s'élevant sur des dizaines d'étages, tout en sculptures de néons fluo et spectacles d'hologrammes. Soudain, la jeune fille fut captivée par un vaste bâtiment vitré, sur la façade duquel scintillait le nom rutilant de « Miracle Mall ». Lorsque le ciel était découvert, son enseigne se voyait même depuis le secteur B. Il s'agissait de l'un des centres commerciaux les plus luxueux d'Atlanta.

« On ira, si tu veux, fit-il à Maddie, après avoir clos son appel.

— On peut ?! s'exclama-t-elle, les yeux pétillants d'excitation, avant de s'alarmer. Il faudra que je m'habille bien, sinon je vais avoir l'air d'une tâche... »

À l'avant de la voiture, Mike explosa de rire, si bien que Maddie n'osa plus prendre la parole le reste du trajet. Ils passèrent prendre leur commande au traiteur libanais, puis reprirent la route vers les régions supérieures du plafond. Le réseau de passerelles se clairsema et un silence souverain succéda au brouhaha des quartiers commerçants. Ils dépassèrent peu à peu le sommet de plusieurs buildings. Les immeubles s'espaçaient progressivement. Seule une poignée d'entre eux surenchérissait en altitude à perte de vue.

K occupait l'avant-dernier étage de l'un de ces interminables édifices. La forme torsadée de sa résidence en faisait une curiosité architecturale, et l'un des plus admirables buildings du Plafond, à défaut d'être le plus élevé. Pourtant, K n'avait pas choisi de vivre ici. Il trouvait cette localisation inconfortable, et se sentait peu fidèle à lui-même d'étaler ainsi cette voiture éblouissante et cet appartement haut perché. Mais un hôte politique se devait de loger là où on l'y invitait.

Alors que la Cadillac approchait de l'entrée du parking réservé aux résidents, K distingua une petite foule, agglutinée devant le portail électronique. Mike verrouilla les entrées du véhicule et relâcha l'allure. Ils arrivèrent vite à hauteur de la masse de fans exaltés, contenus par plusieurs gardes ; ce n'étaient pas les services de sécurité qui manquait à K.

Le guitariste, accoutumé à l'effervescence des foules, attrapa la main de Maddie pour la rassurer.

« C'est rien, hein, ça arrive souvent...» tenta ce dernier pour tranquilliser l'adolescente.

Cette dernière ne répondit pas, se contentant de serrer la main de K. Il allait lui adresser un mot, mais brusquement, la voiture fut percutée par une masse sombre sur le flanc gauche. Surpris par la violence de l'impact, la ceinture de K lui coupa la respiration. Il perçut des cris à l'extérieur, et entrevit ses gardes s'agiter. Il voulut s'enquérir de l'état de Maddie, mais un second choc l'en empêcha. Cette fois, il empoigna le dossier du siège avant et ne se laissa pas déstabiliser. Il vit alors la silhouette cagoulée qui les avait percutés dégainer une bombe de peinture en spray. En un rien de temps, la peinture noire envahit toute la longueur de l'aile droite de la Cadillac, obstruant les vitres d'un trait obscur et horizontal.

La mâchoire de K se crispa lorsqu'il reconnut l'Obsto. Il attira Maddie contre lui, pour la protéger de ce spectacle. L'homme cagoulé fut vite maîtrisé par les gardes, mais ses complices semblaient leur échapper. Soudain, K entendit l'un des assaillants rugir : « ASSASSIN !

— SALE FANATIQUE ! » vociféra un autre.

D'autres cris déchirèrent l'assemblée, de panique pour la plupart, de délation pour d'autres. Mike n'en attendit pas plus pour faire vrombir le moteur de la voiture et augmenter l'allure. Les autres militaires réussirent à leur dégager un passage jusqu'à l'entrée du parking de la résidence, dans lequel la Cadillac s'engouffra à la hâte.

« RENTRE CHEZ TOI ! DÉGAGE ! » résonna encore une voix inconnue, derrière eux.

Mais le tumulte extérieur se changea en mutisme pesant, lorsque la porte blindée du parking se referma derrière eux. Ce ne fut qu'après avoir recommencé à respirer que K se rendit compte des tremblements de Maddie, dans ses bras.

« C'est fini, ne t'inquiètes pas », lui glissa-t-il, s'efforçant d'ignorer la peinture sombre qui dégoulinait le long des vitres.

Il souhaitait la rassurer, sans parvenir à apaiser son propre pouls. Mike, lui, avait troqué son habituel franc-parler avec un silence lourd de responsabilités. Il ne le brisa qu'une fois la Cadillac garée à son emplacement coutumier :

« Si vous êtes blessés, je dois le reporter, fit-il avec une froideur protocolaire.

— C'est bon, répondit K. On va rentrer, Maddie, d'accord ? »

Elle hocha la tête, toujours coite. Les lieux avaient beau être déserts et le chemin jusqu'à l'appartement de K dérisoire, deux autres gardes les attendaient à la sortie de la voiture. Le guitariste les ignora, s'efforçant également de faire fi de l'encre sinistre qui dégoulinait le long des vitres et de la carrosserie écarlate de son véhicule. Il s'en détourna, et passa son bras autour des épaules de Maddie, pour la mener vers l'ascenseur du parking.

« Les assaillants ont été attrapés, annonça Mike en les suivant, pendu à son Bloomer. Quatre individus. Ils sont répertoriés, mais leur casier judiciaire est vierge.

— Mais qu'est-ce qu'ils voulaient ? » s'angoissa soudain Maddie, la voix aiguë.

Sa question ne trouva aucun écho chez leur escorte, dont chacun des membres semblaient pendu à des conversations que ni Maddie ni K ne percevaient.

« T'en fais pas, tout va bien », assura le musicien à la jeune fille, à court d'idées pour la réconforter.

Il trouva un prétexte confortable pour esquiver le fond de sa question en pressant le bouton de l'ascenseur. Seule une seconde fut nécessaire à la cabine pour venir à leur rencontre, et à peine une de plus aux portes pour s'ouvrir, après que l'identité de K ait été authentifiée. Le vaste intérieur de la cabine était vêtu de cloisons marbrées noires et brillantes, du sol au plafond.

« Quatorzième étage », ordonna K, une fois que les gardes les eurent rejoints.

Sans bruit ni soubresaut, l'ascenseur s'éleva.

Sur une paroi éclairée par la lumière halée de l'ascenseur, K se confronta malgré lui a son reflet. Comme toujours, mais ce soir de façon plus répugnante, la clarté de sa peau soulignait la fine ligne noire qui traversait son visage horizontalement. Elle était semblable au symbole que ses agresseurs avaient eu le temps de taguer sur sa voiture, et identique au signe qui avait été découvert sur les lieux de l'attentat. K n'était plus habitué à voir cette marque religieuse venue d'un autre monde sur autre chose que son propre visage. Ce tatouage, l'Obsto, faisait partie intégrante de lui depuis un âge dont il ne gardait pas de souvenirs, mais ce soir, il lui donnait l'impression de le définir. Ce sentiment laissait un goût âpre dans sa gorge.

« Vous en savez plus ? » s'entendit-il demander à ses gardes.

K attira les regards et l'hésitation.

« Vous êtes en sécurité, c'est tout ce que tu as à savoir », trancha Mike avec une fermeté qui rompait avec son flegme habituel.

La mâchoire du guitariste se serra, et, sitôt l'ascenseur à destination, il entraîna sa nièce à l'extérieur. Seule sa présence l'empêchait de laisser sa rage et sa frustration l'envahir, mais elle ne refoulait pas ses remords : ce séjour avait vocation à changer les idées de Maddie, pas à créer de nouveaux traumatismes. Il se dérida un peu, en constatant qu'elle paraissait moins se morfondre que s'émerveiller de la vue qu'offraient les vastes vitres du couloir de la résidence. La marche fut brève jusqu'à la porte d'entrée de l'appartement de K. Seuls deux lofts occupaient le quatorzième étage : le sien et celui de son frère, Connor. Au-dessus d'eux, une famille de parlementaires occupait l'ultime palier de l'immeuble.

La reconnaissance digitale effectuée, la porte d'entrée se souleva pour les laisser s'introduire. Une lumière safranée s'éveilla comme ils entraient. Maddie émit un bruit étrange en découvrant les lieux. C'était que K évitait toujours d'aborder le luxe dont il jouissait devant Nicholas, Jill, et le reste du groupe. Il aurait suscité les jalousies, et quoi que sa pudeur eût pu laisser place à des fantasmes outranciers, il doutait que ces fantasmes soient si éloignés de la réalité. L'appartement s'élevait sur trois étages. Le sous-sol avait été aménagé comme un studio d'enregistrement d'appoint ; les deux niveaux supérieurs comportaient le double des pièces dont K avait besoin ; sans compter la terrasse du dernier étage, dont le panorama vertigineux surpassait l'imagination des habitants des bas quartiers.

Maddie, comme pétrifiée, osait à peine s'avancer dans le vaste salon. Amusé, K jeta nonchalamment son perfecto sur un canapé pourpre du salon.

« Allez, arrête de faire cette tête, tu vas me mettre mal à l'aise.

— C'est vraiment à toi ? Tout ça ?!

— En principe... Va admirer la vue, plutôt.»

Il n'eut pas à le répéter deux fois. Déjà, elle collait son nez aux larges vitres qui composaient tout un pan du salon. D'ici, les immeubles inférieurs de la ville prenaient des airs de forêt dégarnie et brumeuse, dont les racines se noyaient dans les profondeurs de l'abysse. L'absence de pollution, à une telle altitude, offrait un spectacle astral étourdissant lorsque le ciel était dégagé.

« C'est dingue... murmura Maddie, en penchant la tête pour tenter d'accrocher le sommet des derniers immeubles les surplombant. J'avais jamais vu le Delta d'aussi près...»

La remarque arracha un froncement de sourcil au musicien, qui tendit une bière à Maddie en arrivant à sa hauteur.

« Euh... De la bière ? T'es au courant que ma mère va te tuer ?

— Il suffit de ne pas le lui dire, alors », lui sourit K, avant de reporter son attention sur l'horizon nocturne.

Le Delta était un building de forme ovoïdale, dont les derniers étages se réduisaient selon une structure pyramidale, justifiant le nom de l'édifice. Sa position centrale au sein du secteur D en faisait la clé de voûte de l'architecture d'Atlanta. Sur la surface arquée du Delta irradiaient des néons pourpres modelant un triangle zébré de trois stries verticales. L'emblème narguait l'appartement de K comme un geôlier eût nargué un détenu ; le Delta était le siège de la Ligue. K l'avait longtemps exécré, allégorie du succès d'une entité politique qu'il haïssait, mais, les années passant, le Delta s'était noyé dans l'infinité des choses qu'il ne relevait plus.

« Et là, il y a la Climbing Brook. Tu la vois ? enchaîna-t-il, en indiquant d'un geste la rivière artificielle qui sillonnait le quartier D le long des passerelles piétonnes.

— Pourquoi on a pas de fleuve comme ça, nous ?!

— Ça viendra peut-être... Demain, si tu veux aller au Miracle Mall, on pourra... »

Le discret bruit de coulissement de la porte d'entrée le coupa, mais le nouvel entrant n'était que l'un de ses gardes habituels. Impatient, K se contenta d'un regard glacial pour l'accueillir. En principe, seules les empreintes des locataires permettaient de déverrouiller les portes d'entrées des logements du quartier D. Concernant les appartements de K et de Connor, il fallait bien sûr, à cette règle, ajouter le laisser passer attribué à chaque soldat affecté à leur protection.

« Vous aviez oublié votre commande dans la Cadillac, et un sac à dos dans le coffre », se justifia l'intrus face à l'expression mauvaise du guitariste, en déposant les deux sacs sur la table basse du salon.

K se détourna sans répondre, tandis que Maddie murmurait des remerciements confus. La porte de nouveau close derrière son vigile, le guitariste alla s'affaler dans un canapé.

« Tu as faim ? lança-t-il à l'adolescente.

— Plus vraiment... Ça m'a un peu coupé l'appétit, tout à l'heure, soupira-t-elle en s'écroulant dans un fauteuil.

— Moi aussi. Je suis désolé Maddie. Ce n'était vraiment pas au programme. Si jamais tu voulais rentrer chez Nick et Jill, je pourrais te...

— Mais non, pas du tout ! C'est juste que... Ça arrive souvent, ce genre d'accidents ? »

K infirma d'un bref signe de tête.

« Des fans un peu encombrants ? Oui, de temps en temps. Mais jamais rien de comparable à aujourd'hui. »

Comme Maddie se fit pensive, il ajouta :

« Eh, il ne faut pas que tu t'inquiètes. Tu peux croire Mike quand il dit qu'on est en sécurité.

— Oui... Mais j'arrive pas à comprendre. Qu'est-ce qu'ils voulaient, les gens de tout à l'heure ? Et même, c'étaient qui ?

— J'en sais rien, Maddie, on ne veut pas me donner plus d'informations qu'à toi.

— Mais t'as le droit de savoir, quand même ! Pourquoi tes gardes veulent pas te dire ?!

— Ça non plus, on ne me l'expliquera pas, ironisa K. Tu ferais mieux d'oublier ça, c'est sans conséquence de toute façon.

— Tu rigoles ! Ils ont presque réussi à casser les vitres de la voiture ! Pourquoi ils ont fait ça ?! »

Son entêtement arracha un soupir au brun, qui s'accorda une gorgée de bière pour se donner du courage.

« Et pourquoi ils ont fait cette marque ? insista-t-elle. K, il... Il y en a un qui t'a traité d'assassin !

— J'ai entendu, oui », répliqua-t-il, plus froidement qu'escompté.

Maddie baissa les yeux comme l'eut fait une enfant grondée, et son hôte regretta aussitôt sa sévérité.

« Ecoute, reprit-il d'une voix plus douce, je ne sais pas qui ils étaient, mais je crois que ça n'a pas d'importance. Et concernant le pourquoi... Tu as reconnu la marque qu'ils ont tracée sur les vitres de la voiture ?

— C'était l'Obsto, c'est ça ? Alors c'étaient des Européens ?

— C'était l'Obsto, mais je ne pense pas qu'ils étaient Européens... Je crois que tout ça a à voir avec l'attentat. Ça fait des dizaines d'années que les Etats Liguiens n'ont pas subis d'attaques sur leur territoire. Les gens sont choqués. Les images de l'attentat et de l'Obsto ont circulé en boucle dans les informations, ces derniers jours. Les Américains haïssaient déjà la Confédération Centrale avant tout ça, et ça va aller en s'empirant... Je crois simplement qu'il ne fait pas bon être Satethien en ce moment.

— C'est idiot, je vois pas le rapport entre toi et cet attentat..., murmura Maddie.

— Parce que tu me connais. Mais regarde les choses sous un autre angle. Qu'est-ce que les gens savent de moi et Connor ? Le nom de notre groupe, à la limite, mais surtout que nous sommes les fils du Chancelier de Russie et de la Chancelière de Grande-Bretagne. Je ne pense pas qu'il y ait de Satethien plus notable que nous sur ce continent. En plus de ça, je porte l'Obsto sur mon propre visage. C'est un véritable affront. Je dois avoir l'air d'un fanatique pour beaucoup. »

Un silence suivit son explication, et, en proie à la nervosité, K vida sa bière d'une traite.

« Mais toi et Connor, vous avez fui la Confédération il y a des dizaines d'années, souffla Maddie. Les gens sont stupides...

— Les gens écoutent surtout beaucoup trop la propagande anti-satethienne de la Ligue.

— Enfin, ni maman ni toi n'avez l'air de dire que la Confédération c'est le paradis. Ils obligent les gens à être croyants, quand même, là-bas.

— Ce n'est pas le paradis, mais c'est moins l'enfer que ce que la Ligue essaie de te faire croire, insista K.

— Et pourtant tu as fui », rétorqua Maddie.

K ouvrit la bouche pour répondre, puis se ravisa. Il s'agissait du genre de sujets que Jill, Nicholas et Connor lui avaient précisément demandé de ne pas aborder avec sa nièce. Une drôle de façon de la préserver, mais à laquelle, jusqu'à présent, K s'était plié. Embarrassé, il se leva, et se dirigea vers le mini-frigo du salon, situé à côté du bar. La jeune fille, elle, l'observait, les yeux brillants de curiosité.

« Tu es sûre de ne rien vouloir manger ? Je crois que j'ai de la glace. Oui, il y en a, confirma-t-il en inspectant l'intérieur du congélateur. Il y a même pas mal de parfums.

— Pourquoi est-ce que tu as fui, K ? persista Maddie d'une voix ingénue. À t'entendre, on dirait que la Confédération est préférable à la Ligue. Alors pourquoi ? »

Le musicien échappa un soupir long et épuisé. À quoi bon ? Elle n'était plus une enfant, et lui désapprouvait depuis toujours les non-dits dont raffolaient les parents de Maddie.

« Je n'ai pas fui la Confédération, ni ma religion. J'ai fui mon père, ton grand-père. »

Avec un nouveau soupir, K attrapa quelques pots de glace, referma le frigo, puis se saisit de bols et de cuillères. Maddie le regarda revenir, muette, comme si elle n'osait pas poser la question suivante. Mais l'hésitation ne dura pas.

« Comment est-ce qu'il a pu te pousser à partir ? risqua-t-elle timidement.

— Ce n'est pas moi qui ai pris la décision. C'est Connor. Moi, j'étais trop jeune pour faire ce genre de choix, mais j'ai suivi mon grand frère, expliqua K en se rasseyant.

— Mais pourquoi est-ce que vous avez fui votre père ?

— Parce que... Parce que ce n'était pas un père. Il était glacial, intraitable. Et nous connaissions à peine notre mère. Trop occupée pour venir nous voir en Russie. Il n'y avait aucune dimension affective dans cette famille. C'était davantage une secte qu'une famille, d'ailleurs. »

Il suspendit son récit, des étincelles de souvenirs proliférant peu à peu devant ses yeux. De son enfance, K ne gardait que des images décousues, des odeurs et des voix. Il était trop jeune pour mémoriser des segments précis de ces cendres de vie, mais assez lucide pour s'imprégner de l'ambiance étouffante de sa demeure natale. L'angoisse, voilà le sentiment qui définissait le mieux son enfance russe.

« Connor a décidé que nous partirions lorsque notre père m'a fait ce tatouage, reprit-il en désignant d'un signe de main l'Obsto qui reliait ses deux oreilles. Chaque Satethien en porte un... Mais ton grand-père a décidé d'inscrire le mien sur mon visage. Alors Connor m'a emmené, pour m'éloigner de cette famille délétère. On a laissé nos autres frères et notre sœur derrière nous.

— Vos autres frères... ? »

La mélodie de la sonnette résonna soudain dans le salon, mais ce qui aurait dû être un bref carillon se transforma en longue plainte assourdissante. L'insistance du visiteur suffit à K pour deviner son identité.

« On en parlera plus tard, eut-il le temps de glisser à Maddie.

—  K ! K t'es là ? Ouvre ! » meugla Connor depuis le couloir extérieur.

L'intéressé passa une main sur son visage en se levant, tandis que son frère frappait à présent à la porte avec autant de douceur que l'on eut frappé un punching-ball. Cette visite tombait mal ; K doutait que Maddie souhaite voir son incapable de père, mais il ne pouvait pas le laisser dans le couloir.

« Tu dors ou quoi ?! K ! Ouvre ! 

— La ferme, Connor ! »

Il pressa le bouton à côté de la porte d'entrée, qui se souleva aussitôt.

« T'es insupportable, s'irrita K, tandis que son frère s'engouffrait sans gêne dans son appartement.

— J'avais envie de voir mon petit frère adoré, s'enchanta ce dernier, satisfait de son petit effet.

— Ouais, enfin ça devient un peu trop récurrent, en ce moment. Connor, tu...

— On mange ensemble ? J'ai des trucs à te raconter.

— Non, je ne peux pas, s'impatienta K. Connor, il y a Maddie. Elle dort ici, ce soir. Je te l'avais dit. »

L'engouement de son frère mourut sur son visage, mais K ne s'attarda pas pour le réconforter. Le laissant à ses émotions, il rejoint à nouveau le salon, où Maddie se triturait les ongles sur son fauteuil.

« Tu ne vas pas être bien si tu ne manges rien, nota-t-il à son intention en reprenant place dans le canapé.

—  D'accord, mais j'ai des tonnes de questions... »

Elle s'interrompit lorsque Connor entra dans la pièce. Sans un regard ni pour Maddie ni pour K, le nouveau-venu se dirigea vers le mini-frigo, et entreprit de fouiller son contenu. Il ne comptait pas partir, tel était le message subliminal. L'absurdité de la situation dissuada K de tenter quoi que ce soit pour briser la gêne : à Connor de le faire.

« Si c'est une bière que tu veux, c'est dans le bac en bas du frigo », soupira le brun à l'intention de son aîné.

Connor ne répondit pas, mais sembla trouver l'objet de sa recherche. Ce ne fut qu'une fois sa bière décapsulée qu'il fit mine de remarquer la présence de Maddie, à quelques pas de lui. Il esquissa un sourire malhabile :

« Ah, Maddie... Salut.

— Ouais... Salut, lui répondit sa fille, sans lui accorder un regard.

— Vous faites quoi ? » demanda Connor bêtement.

Comme Maddie adressa à K un regard de détresse, ce fut lui qui répondit :

« On discutait... Évite de sortir, ce soir. On a eu des soucis avec des fachos un peu allumés, en rentrant. Je crois qu'ils n'aiment pas trop les Satethiens.

— Ouais, j'ai parlé à Tobias. C'est des tarés, pesta Connor. Ils se trompent de cible : nous, on n'a rien à voir avec les Satethiens et toutes ces conneries. »

Il avait prononcé ces derniers mots en fixant Maddie, comme pour prouver quelque chose.

« Si tu le dis... essaya de conclure K, pour éviter de faire subir à sa nièce un débat d'une telle nature.

— On s'est barrés il y a plus de soixante ans, K. On a plus rien à voir avec...

— Je ne t'ai pas contredis. »

K sentit que les mots brûlaient les lèvres de Connor, mais la présence de Maddie sembla le dissuader de poursuivre la discussion.

« Ouais... OK, marmonna-t-il plutôt. Bref, bonne soirée...»

Sans un mot supplémentaire, il quitta la pièce, et le coulissement de la porte d'entrée confirma son départ. Maddie l'avait suivi des yeux, perdue dans des pensées que K ne connaissait pas, mais dont il devinait l'amertume.

« Oui, on a des frères,reprit-il d'une voix douce, pour briser la morosité qu'avait amenée Connor avec lui. Adrian et Thomas. Et une soeur... Katinka, ma soeur jumelle. Je ne pourrais pas te dire grand-chose de plus sur eux... Je ne les ai pas connu longtemps. Je crois que je n'ai vu Katinka que deux fois dans toute ma vie. Elle vivait avec notre mère, en Angleterre.

— Pourquoi est-ce qu'ils sont pas ici ?

— Connor n'a pas pu tous nous emmener. Et Adrian ne l'aurait pas accepté, de toute façon. Il adorait notre père.  »

Maddie sembla perdre ses mots face à tant de révélations, et K lui-même se laissa envahir par les quelques souvenirs qu'il gardait de ses frères absents.

« Il serait préférable que tu ne dises pas à Jill ni à Nick que je t'ai raconté tout ça, mais si tu le voulais, je comprendrais, articula-t-il, le regard absorbé par l'emballage d'un pot de glace.

— Maman m'explique jamais rien...

— Il ne faut pas lui en vouloir. Jill a souffert de nos histoires de famille aussi. Ça ne doit pas être un sujet facile. Avant que la Ligue nous séquestre, Connor et moi, notre père a payé des chasseurs de primes pour nous ramener en Russie. Ils ont fait pas mal de victimes collatérales... Des amis intimes de ta mère, notamment.

— Alors c'est pour ces gens-là, la cérémonie ?

— Entre autres... Je vais remettre tout ça au frigo, si tu n'as toujours pas faim. »

Maddie hocha la tête, et K entreprit de ranger ce qu'ils avaient commandé et les glaces au frais. Lui n'était pas d'une nature gourmande : sa dépendance à la nicotine effaçait sa faim, et son emploi du temps l'habituait à sauter des repas.

Comme sa nièce continuait de le dévisager alors qu'il revenait, un bref sourire traversa son visage.

« Vas-y, pose ta question », s'amusa-t-il en s'accoudant au dossier du canapé grenat.

Elle lui sourit en retour, ouvrit la bouche, mais sembla ne pas trouver de formule appropriée. Après une poignée de secondes, elle demanda enfin :

« K, est-ce qu'ils te manquent, tes frères, ta famille ?»

Le sourire qui animait l'expression de K se cristallisa. Ses pupilles fuirent le regard inquiet de sa nièce, le temps de la réflexion. 

« Ça doit être l'idée d'avoir une famille qui me manque le plus.

  — Mais toi, moi, maman, Nick, Nate et les autres on fait partie de la même famille ! » objecta-t-elle, sourcils froncés.

K posa des yeux attendris sur la jeune fille, mais son sourire mourut une fois pour toute sur ses lèvres.

« Toi, tu es ma famille, Maddie. Les autres n'ont jamais considéré que Connor et moi étions vraiment des leurs. »

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