Chapitre IX - « Des gens sont morts, d'autres sont en vie »
Alexander Blavatsky
Echelle : 39 ans.
Âge réel : 90 ans.
***
En début de soirée, la pyramidale Atlanta fourmillait ; les travailleurs de la nuit se substituaient à ceux du jour. Se frayer un chemin dans cette ruche humaine était un calvaire. À peine le nez dehors, Alexander regrettait déjà d'être sorti de chez lui.
Son entrevue cauchemardesque avec James Greyson, trois jours auparavant, l'avait dépouillé de toute énergie. Il n'avait plus ni courage, ni goût à quoi que ce soit. Ses collègues s'inquiétaient de sa langueur et multipliaient les conseils futiles, sans qu'il n'en écoute le moindre. Pire que tout : Nicholas, Jill et Nathan lui infligeaient des interrogatoires interminables sur sa santé, son travail ou ses relations. Pour avoir la paix, Alexander avait évoqué une angine passagère. Son frère et Jill avaient fait mine de le croire, mais Nathan, dernier homme en lice, ne voulait pas le lâcher : harceler le policier constituait son nouveau passe-temps favori.
Mais celui-ci ne céderait. Il refusait de dévoiler sa mésaventure à quiconque. En parlant, il impliquait les autres dans une histoire qu'aucun ne maîtrisait ; il perdait le contrôle de la situation ; et il risquait d'exacerber les envies vengeresses de certains membres du groupe. Car dans les menaces de James Greyson, Alexander voyait miroiter le risque d'un retour à la clandestinité. Soixante ans après l'explosion de la rébellion, il ne pouvait l'accepter. Tous s'étaient reconstruits. Le plus sage restait de tenir les autres à l'écart des provocations de la Ligue. Moins ils en sauraient, moins ils répliqueraient.
Pour ne pas attirer davantage les soupçons, Alexander avait cédé aux supplications de Nathan. Selon son ami, il devenait « vital » de sortir prendre un verre ensemble. Il espérait sans doute que l'alcool délie la langue d'Alexander, mais ce-dernier avait bien l'intention de résister, envers et contre tout whisky.
Le pas traînant, il avait donc rejoint Nathan et son compagnon, Caleb, au Crystal&Bar, leur pub de prédilection. Engloutis par les buildings voisins, l'établissement et ses vieux murs en pierre paraissaient prêts à s'écrouler d'un instant à l'autre ; le Crystal&Bar existait déjà avant l'épidémie de la Flakka. Ses tables en bois avaient réuni le groupe d'innombrables fois. À l'intérieur, le brouhaha de la foule couvrait un fond sonore de guitare acoustique. Cet endroit plaisait à Alexander : il lui rappelait sa jeunesse, quand la Ligue n'existait pas, et que sa liberté n'avait pas été troquée contre une routine paisible mais assommante. Cependant, ce soir-là, il n'avait pas le cœur à la fête. Sa démarche somnambulique dissonait avec la mélodie joyeuse des conversations. Aussitôt entré dans le pub, il se rendit au comptoir, laissant à Nathan et Caleb le soin de saluer leurs connaissances présentes dans la salle. En attendant, il commanda un demi de bière, puis il s'installa à une table excentrée.
« Tu prends pas un whisky ? remarqua Nathan, en s'asseyant en face de lui. C'est marrant parce que c'est pas dans tes habitudes. Tu vois, c'est le genre de détails qui me fait penser que tu me caches un truc.
- Je vais bien. »
Pour éviter un énième dialogue de sourds, Alexander avala plusieurs gorgées de son verre en balayant la foule des yeux, l'air indifférent.
« Je vais pas pouvoir rester, les gars, je dois aller bosser à vingt heures ! déclara Caleb, en les rejoignant. Désolé, Ale, mais j'ai failli me faire virer la dernière fois que je suis arrivé en retard. Mon boss est à cran en ce moment. Ça passera pas une seconde fois.
- Faudrait dire ça à ton mec, marmonna le policier, en haussant les épaules. C'est pas moi qui ai insisté pour venir dans ce trou miteux.
- Je sais que tu l'aimes, ce bar ! protesta Nathan, avant de se tourner vers Caleb. Tu m'avais dit que tu resterais un peu !
- Ah non, grommela l'intéressé dans un sourire. Je t'avais dit que je passerais dire bonjour : c'est différent. »
Le regard d'Alexander divagua à nouveau sur les autres clients, las.
« Donc tu me laisses seul avec l'autre épave ? » s'indigna Nathan en croisant les bras.
« L'autre épave » baissa ses yeux sur son verre, sans écouter la suite de la discussion. Le liquide bronze lui reflétait son teint blafard. En temps normal, il aurait consulté son vieux Bloomer pour s'occuper, mais depuis les révélations de James Greyson, il osait à peine le toucher. Il ne l'avait jamais utilisé pour quoi que ce soit d'illégal, mais l'idée d'être surveillé par un inconnu le faisait douter du moindre de ses actes. Faire ceci était-il répréhensible ? Faire cela pouvait-il lui nuire ? Les informations contenues dans son Bloomer allaient-elles le mener derrière les barreaux ?
« Allez, j'me tire, conclut finalement Caleb. Et euh... Wow, Ale ! T'as vraiment une sale gueule avec cet éclairage.
- Je. Vais. Bien.
- T'inquiète, je m'occupe de lui, assura Nathan. Va bosser toi ! »
Dans un sourire, Caleb lui arracha un baiser furtif. Il quitta leur champ de vision après avoir salué Alexander de la main.
« Je te préviens, reprit celui-ci, je compte pas rentrer trop tard.
- Mais on est là pour s'amuser, Ale ! J'ai fini le boulot, je bosse pas ce week-end, et on avait prévu de passer la soirée ensemble ! Profites-en. »
Alexander grogna un « si tu le dis » peu audible et bu la moitié de son verre d'une traite.
« Bon, et tes filles, ça va comment ? Nick m'a dit qu'Haillie avait perdu son job.
- Ouais et elle m'a dit qu'elle allait postuler ailleurs. En attendant, j'ai peur qu'elle soit limite niveau argent, mais elle refuse que je l'aide...
- Elle trouvera autre chose ! Haillie, c'est une gamine intelligente. Elle a jamais galéré pour avoir du boulot.
- Je sais mais... Ça m'inquiète qu'elle se soit fait virer, surtout en ce moment. J'ai l'impression que c'est de plus en plus dur de finir le mois pour nous tous.
- En même temps, notre gouvernement est pourri Ale, ricana Nathan en se calant sur son dossier. La Ligue trouve de l'argent pour renforcer l'armée et jouer au plus con avec la Confédération centrale, mais apparemment y'a pas assez de fric pour nourrir tout le monde. »
Alexander ne répondit pas, et se contenta à nouveau de fixer son verre. Cette conversation l'angoissait ; la Ligue les gardait à l'œil, l'avait prévenu James Greyson. Le moment était mal choisi pour exprimer des griefs à leur égard.
Lorsqu'il releva les yeux vers son meilleur ami, celui-ci lui servait un sourire radieux. Le policier était accoutumé aux mots durs de Nathan à l'encontre de la Ligue, mais ce soir, les doutes l'envahissaient : quelle était la probabilité qu'il se soit lié à des dissidents, lui qui haïssait tant le régime en place ? Aurait-il pris le risque de tous les compromettre ?
« Barman ! On va voir besoin d'un autre verre pour mon pote Blavatsky ! s'écria Nathan. Un shot, de préférence.
- Nate, je...
- Non ! Je veux rien entendre, s'esclaffa le susnommé. Toi, ce soir, je veux que tu oublies tes problèmes. »
Alexander ne protesta pas. Il se contenta de vider le fond de sa bière. Contredire Nathan était peine perdue, et si l'alcool l'aidait à se vider la tête... Ses ruminements continuels drainaient son énergie comme une énorme sangsue lui eut pompé le sang. La situation devenait absurde. James Greyson parvenait à le faire douter de quiconque, même de son meilleur ami.
« T'es stupide » céda-t-il, dans un demi-sourire.
Nathan l'ignora. En deux pas enthousiastes, il ramena leur commande du comptoir à leur table.
« On a qu'à boire ça en l'honneur de... En l'honneur de la Ligue ! Non, je déconne. Disons plutôt qu'on célèbre ta déprime hivernale. »
Dans un geste commun, ils portèrent leurs verres aux lèvres. Alexander ignora la brûlure de l'alcool dans sa gorge, et haussa les épaules.
« Je déprime pas ! J'suis juste un peu crevé en ce moment... C'est passager.
- Mais pourquoi tu fais croire à Nick et Jill que t'as une angine ? » répliqua Nathan dans un haussement de sourcils.
En l'entendant, Alexander déglutit, la gorge soudain sèche.
« T'es vraiment con de leur avoir dit que t'es malade, reprit Nathan. Ton frère est médecin. Ils savent que tu leur mens. Je les ai appelés hier et figure-toi qu'ils s'inquiètent pour toi.
- Mais je disais la vérité ! Je me sentais vraiment pas bien. »
Nathan s'esclaffa. Son rire bruyant attira quelques visages. Alexander le fusilla du regard. A force d'indiscrétions, ils allaient éveiller des oreilles curieuses, et c'était la dernière chose dont ils avaient besoin en ce moment. Mais ça, bien entendu, Nathan ne le savait pas.
« Allez. Sérieusement. Dis-moi ce qui se passe, pouffa celui-ci, en s'enfonçant dans sa chaise, les bras croisés. C'est à propos d'une fille ? »
Alexander leva les yeux au ciel, en ignorant le stupide sourire malicieux de son ami. Ce dernier continua : « Ou d'un gars ? Tu m'avais jamais dit que t'étais attiré par les mecs, mais bon, il en fallait bien un autre dans le groupe...
- Aucun des deux, abruti ! Je suis juste fatigué.
- Fatigué ? Il est beaucoup trop tôt pour être fatigué, Ale. »
Nathan n'en attendit pas plus pour se redresser, et faire signe au barman.
« On va reprendre deux autres verres de... De whisky ! ordonna-t-il, avant de reporter son attention sur Alexander. Tu peux me dire, si tu vas pas bien. Les meilleurs potes c'est fait pour ça. Par exemple, si c'est à cause d'un autre gars bah... J'irais lui casser la gueule !
- Mais tu sais pas te battre, ironisa Alexander dans l'espoir de changer de sujet.
- Tu rigoles ?! La dernière fois c'est moi qui t'ai mis à terre, rappelle-toi. Je sais encore me battre, malgré le temps... Et j'suis même sûr que je sais encore tirer ! »
La mâchoire d'Alexander se crispa. Se murant dans le silence, il jeta un coup d'œil inquiet aux autres clients. Tout n'était que bavardages et éclats de rire, autour d'eux. Personne ne semblait leur prêter attention. Mais si quelqu'un les écoutait pour le compte de la Ligue ?
« On ferme tôt ce soir Nathan, déclara le barman, qui s'était approché. Je vais pas vous foutre dehors à trois heures du matin, donc ralentissez avec l'alcool. »
Il leur présenta malgré tout deux verres de whisky.
« T'inquiète : je surveille mon pote. Je sais qu'il inspire pas confiance, mais c'est un gars tranquille » pouffa Nathan.
Alexander attrapa son verre, pour en prendre une gorgée. Lorsque le barman se fut éloigné, il confia à son ami à voix basse :
« C'est juste que... En ce moment, je pense beaucoup à ce qu'on était, tous, avant.
- Avant ? balbutia Nathan. Qu'est-ce que tu veux dire ? »
Alexander poussa un long soupir. Peut-être qu'il devenait trop bavard, mais il brûlait de partager quelques-unes des pensées qui pesaient sur son moral depuis trois jours. S'il gardait la vérité sous silence, il pouvait au moins essayer de s'alléger l'esprit.
« C'est probablement à cause de la cérémonie, mentit-il. Mais j'arrête pas de penser à ce qu'on était avant tout ça.
- Mais avant quoi, Ale ?
- Avant que la Ligue nous coince à Atlanta, j'en sais rien ! Avant 2028... Avant qu'on soit tous captifs ici, avant qu'ils tuent les autres rebelles, et qu'on abandonne pour de bon... »
Voyant que Nathan ne comprenait pas, Alexander se pencha vers lui par-dessus la table :
« Ça fait soixante ans qu'on a passé cet accord avec la Ligue, Nathan, murmura-t-il, la voix rauque. J'ai pas oublié... Ça me hante, en ce moment. »
Son ami le jaugea un instant, plissant ses yeux ébène comme pour mieux décoder ses mots. Son analyse achevée, il prit son verre.
« Personne n'a oublié, nota-t-il en buvant une gorgée. Mais ça fait des années, Ale. Pourquoi est-ce que tu te tracasses avec ce genre de pensées ? »
Alexander s'enfonça à l'intérieur de sa chaise, laquelle grinça.
« C'est terminé maintenant, continua son ami. C'est derrière nous. Des gens sont morts, d'autres sont en vie... L'important, c'est pas tout ça.
- Je sais ! Je sais, mais... Je peux pas m'empêcher de penser aux autres... À tous les rebelles qui n'ont pas survécu. Tu crois qu'ils réagiraient comment, s'ils savaient qu'on a... abandonné ? »
Un sourire amusé naquit sur les lèvres de Nathan.
« J'ai pas abandonné, affirma-t-il. Un jour, quand j'aurais un de ces trois enfoirés devant moi... J'le tuerai.»
D'instinct, Alexander toussa pour couvrir ses mots. Malgré l'admiration que lui inspirait l'aplomb de Nathan, il le désapprouvait. Sa rancœur envers la Ligue importait moins que le bien-être de sa famille ; voilà pourquoi il n'avait rien tenté contre James Greyson. Il ne regrettait pas sa décision.
« Enfin, je serais sans doute mort avant de pouvoir aller dans leur quartier D, tempéra Nathan en pouffant. Et puis, tu sais, j'pense aussi que les autres auraient fini par laisser tomber, à notre place. Je suis certain qu'ils auraient compris notre décision. Jude aurait compris, c'est sûr.
- ... Jude ? répéta Alexander dans un froncement de sourcil.
- Ouais, Jude. Jude et tous les autres. Je parle de lui parce que je le connaissais mieux. »
Alexander balbutia un « Ah, d'accord...» maladroit, et s'empara de son verre de whisky, qu'il vida de moitié. Il était rare d'entendre quiconque prononcer ce nom, Nathan de surcroît. Lui et Jude Sheridan, l'ancien membre de l'Ordre, avaient entretenu une relation, un demi-siècle auparavant. Leur séparation brutale était due à la disparition de Jude. Abattu par les chasseurs de primes européens à la recherche des frères Bass, lorsque tous fuyaient ensemble la Ligue nouvelle-née.
« J'aurais pu te donner le nom de n'importe qui d'autre ! Arrête de faire cette gueule, pouffa Nathan. Ça fait soixante ans. Je me suis remis de sa mort.
- J'avais pas envie de te rendre triste en parlant de ça, se justifia Alexander.
- J'ai l'air triste ? On a eu de la chance de vivre ce qu'on a vécu, avec Jude. Mais on avait pas les mêmes objectifs... Il y avait l'Ordre d'un côté, et les rebelles de l'autre.
- Mais l'Ordre soutenait la rébellion, à l'époque.
- Ouais, on se battait ensemble contre l'armée de James Greyson..., acquiesça Nathan, en détaillant pensivement le plafond. Mais pour combien de temps ? Si Greyson avait échoué, qu'est-ce qu'on serait devenu, Ale ? On aurait fait de l'ombre à l'Ordre. Ils nous auraient perçus comme une menace. Et ils auraient sans doute essayé de dissoudre la rébellion. »
Alexander croisa les bras, sourcils froncés, mais Nathan n'attendit ni approbation ni réplique pour continuer : « T'imagines, toi, si les rebelles avaient fini par s'opposer à l'Ordre ? Si on avait dû s'opposer à eux ? Je crois que c'était ce que je redoutais le plus, quand j'étais avec Jude.
- Il aurait jamais accepté ça, Nathan..., l'interrompit Alexander.
- T'en sais rien, rétorqua son meilleur ami, dans un faible sourire. Personne peut savoir, parce qu'il est mort. »
Le silence s'installa à leur table, chacun méditant les mots qui venaient d'être dits. Après de longues secondes, Nathan reprit : « Il est mort, d'autres sont morts, et les choses vont pas changer, Ale. Arrête de te tourmenter avec ça.
- Je pense pas que l'Ordre se serait retourné contre nous, insista Alexander.
- Dans ce cas là, t'es complètement naïf, sourit amèrement l'autre. Au final, ce que tout le monde voulait, c'était le contrôle des États-Unis et du Canada, et tôt ou tard, il aurait fallu choisir notre camp.
- C'est faux et tu le sais ! L'Ordre s'intéressait uniquement au Canada. Ils avaient aucune prétention sur les États-Unis.
- Parce qu'ils en avaient pas les moyens à ce moment-là. Mais s'ils avaient battu Greyson ? »
Nathan détourna le regard et Alexander ne trouva rien à répondre. Les paroles de son ami faisaient terriblement écho à celles de James Greyson, trois jours plus tôt. Tout cela n'était fait que de suppositions basées sur une réalité alternative, mais il sentit malgré tout son assurance se fissurer. Avait-il idéalisé l'Ordre pendant toutes ces décennies ? Son frère comptait parmi les fondateurs de l'organisation ; s'était-il laissé berner par la confiance qu'il accordait à Nicholas ? Et à Jill ? Jamais il ne leur avait prêté la moindre soif de pouvoir. Jamais il ne les avait envisagés de la même façon que James Greyson ou que la Ligue. Pouvait-il s'être leurré si longtemps ?
« Enfin bref, conclut Nathan. Tu te mines pour un rien. On a refait nos vies. Quand je regarde Nick et Jill, je vois deux amis. Pas les dirigeants qu'ils ont pu être.
- Je sais, prétendit Alexander, dans un sourire figé. Je sais bien. »
***
Lorsque les deux acolytes quittèrent le Crystal&Bar, un noir monochrome imprégnait la toile du ciel géorgien. Depuis la strate B, les lumières des plus hauts buildings d'Atlanta se confondaient avec le scintillement des étoiles. À cette heure tardive, on ne croisait guère âme qui vive dans les rues du quartier B4, mais, vivifiés par l'alcool, ils avaient décidé de bouder le phérique, et de rentrer chez eux à pied. L'un et l'autre titubaient sur le rebord d'un trottoir, et le rire de Nathan résonnait entre les immeubles qui encadraient leur chemin.
« D'accord... Peut-être qu'on aurait pas dû boire autant, mais... C'était pour s'amuser ! se justifia-t-il, la main sur l'épaule d'Alexander. Tu peux pas m'en vouloir d'avoir essayé de te réconforter. J'voulais bien faire !
- Je comprends. T'es un vrai ami..., sourit l'autre. T'es même mon meilleur ami, Nate. Mon meilleur ami. »
Tandis qu'il insistait solennellement sur ces derniers mots, Alexander trébucha. Il se rattrapa in-extremis contre un lampadaire.
« C'est marrant parce que tu tangues comme un bateau », gloussa Nathan en le regardant se remettre sur pied.
Alexander ne releva pas la comparaison, et s'épousseta machinalement le pantalon. Le silence de la nuit régnait tout autour ; ils avaient quitté les quartiers festifs du B4 depuis un quart d'heure déjà. Ainsi, lorsqu'il lui sembla entendre un bruit de pas derrière eux, instinct de flic ou paranoïa, Alexander fit volte-face. Sa vision n'était plus aussi ciselée qu'en début de soirée ; ses yeux divaguèrent sur le paysage, mais il n'aperçut rien de notable. Ce contrôle effectué, il s'apprêtait à se retourner lorsqu'un mouvement saisit son attention. Le policier plissa les yeux pour préciser sa vision trouble.
À une trentaine de mètres, il discerna enfin une ombre humaine. C'était une silhouette masculine, qui avançait dans leur direction. Il ne distinguait pas le visage de l'homme, qu'une capuche dissimulait.
« Hé ! Regarde ! souffla Alexander à Nathan, en désignant l'inconnu du menton.
- Il a l'air perdu, remarqua son ami. Hého ! Youhou ! T'as besoin d'aide... ?!
- Arrête de l'appeler ! Tu sais pas qui c'est... Et en plus, on est bourrés. Si tu veux mon avis, il doit l'être aussi.
- Mais peut-être qu'il a besoin d'aide. Ah, il s'est arrêté. Je lui ai fait peur ? »
L'individu avait stoppé sa marche et paraissait les fixer, immobile. Le silence s'abattit de nouveau dans la rue. Quatre secondes passèrent, durant lesquelles nul n'osa bouger. Alexander sentit une vague de frissons le parcourir. Ils étaient seuls, et l'homme semblait ne jamais vouloir se détourner. Son comportement était anormal, même pour un type ivre.
« Viens, on rentre..., grommela-t-il, en reprenant soudain sa route.
- Hein... ? Attends ! Tu veux le laisser tout seul ici ? Il a l'air complètement largué ! s'indigna Nathan. C'est pas sympa, Alexander. Surtout pour un flic...
- Tais-toi et avance. »
Ils marchèrent en silence une trentaine de secondes, puis Alexander jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Son cœur fit un bon dans sa poitrine : l'inconnu avait repris sa marche. Il se rapprochait d'eux secondes après secondes. Le policier pressa le pas, le ventre noué. Que risquaient-ils, à traîner dans la rue, tard le soir ? Rien, en temps normal. Ils avaient l'habitude des sorties nocturnes. Mais James Greyson l'avait averti : leurs Bloomers étaient surveillés par quelqu'un. Quelqu'un. Quelqu'un les pistait. Peut-être était-ce un mensonge, mais si le dirigeant disait vrai ? Et s'il s'agissait de cet homme ? Ou s'il les surveillait au nom de la Ligue ?
« Euh... Ale ? persista Nathan, en le talonnant. Ale ? Tu m'entends ? Attends... T'as peur de ce gars ?! »
Le grand brun s'arrêta, pris d'un fou-rire idiot.
« Tu devrais voir ta tête... Oh merde... C'est trop drôle... Hé, fallait me dire que l'alcool te rendait peureux, Alounet... Tu veux que j'appelle la police ? Ah bah non, merde... C'est toi la police !
- Arrête de rire ! explosa Alexander, en lui attrapant brusquement le bras pour l'obliger à avancer.
- Hé ! Mais tu me fais mal là...
- Nate, écoute ! Ecoute-moi ! Ce mec nous suit !
- Arrête de gueuler ! Je comprends rien !
- Je crois que le gars, derrière... Il nous suit ! »
Nathan le toisa sans comprendre, puis il se retourna vers le mystérieux inconnu.
« Arrête de le regarder ! Arrête et avance ! insista Alexander, en le tirant par le bras. On est bientôt rentrés, de toute façon. »
Son ami soupira, mais ne trouva rien à redire. Ils cheminèrent en silence, foulant le bitume de plus en plus vite. Puis ils s'engouffrèrent dans une ruelle voisine. Le passage, moins éclairé, ne mesurait que deux mètres de large. Ils trottinaient presque, lorsque l'écho de pas résonna aux oreilles d'Alexander. Il tourna la tête, et eut un sursaut d'horreur : l'homme les avait suivis dans la ruelle. Il courrait à leurs trousses.
« Ale ! Qu'est-ce qu'il se passe ?! » lâcha Nathan, à ses côtés.
Alexander l'ignora, et l'entraîna dans un autre passage, sans réfléchir. Tous deux s'époumonèrent à nouveau, mais un cul-de-sac les attendait au bout de la venelle.
« Merde ! » pesta le policier.
Le cœur tambourinant dans la poitrine, il s'adossa à un mur plongé dans l'obscurité, et obligea Nathan à l'imiter. À son grand soulagement, le filateur avait disparu. Il ne semblait pas les avoir suivis dans la troisième ruelle.
Ou peut-être ne les suivait-il pas du tout ?
« Rappelle-moi de ne plus jamais rentrer avec toi le soir..., ironisa Nathan, en reprenant son souffle. C'est ridicule, Ale... Je pense pas qu'il nous traçait. On ferait mieux de rentrer. L'alcool nous rend bêtes... »
Sitôt dit, il activa son Bloomer pour éclairer leur chemin. Le sang d'Alexander ne fit qu'un tour ; il attrapa le poignet de son ami.
« Éteins ça ! invectiva-t-il. Éteins ton Bloomer Nate ! Ils nous surveillent !
- Mais qui ?! s'impatienta Nathan. Qui ça, Ale ?! Qui nous surveille ?! Tu deviens parano !
- Je t'expliquerai, mais éteins ton Boomer... »
Dans un soupir agacé, Nathan retira son bras, et obéit. Alexander, lui, reporta son attention sur l'intersection, au loin. Aucune trace humaine à l'horizon. Était-il possible qu'il se soit trompé ?
« Faut vraiment qu'on rentre, Ale. Tu deviens malade avec cette histoire ! Personne nous suit ! persista Nathan.
- Attend encore un peu » insista le policier, le regard rivé sur l'embouchure de la ruelle.
Mais nul ne surgissait de l'ombre.
« Je vais aller voir, décida-t-il soudain. Reste ici.
- Mais Ale ! Je vais pas t'attendre là bêtement alors que...
- C'est pas une blague Nate. Tu restes ici et je t'appellerai quand j'aurais vérifié que ce mec est plus là. »
Son ami baissa les bras en soupirant. Alexander rejoignit l'entrée de l'impasse, poings serrés. Évidemment, n'étant pas en service ce soir-là, son arme reposait à la caserne. Sa présence l'eut pourtant rassuré... Il jeta un coup d'œil à la ruelle perpendiculaire. Déserte, pensa-t-il... Jusqu'à ce que quelqu'un passe un bras autour de son cou, et le placarde au mur dans un claquement sourd. Le souffle d'Alexander se coupa. Le choc l'avait aveuglé. Son agresseur en profita pour le bloquer, d'un bras sous sa gorge et de l'autre contre son abdomen.
« Tu as parlé à James Greyson, articula enfin l'inconnu, d'une voix lente.
- Hein ?! »
On l'eut plongé dans un torrent d'eau froide qu'Alexander n'eût pas été plus glacé. Comment ce type pouvait-il être au courant de sa discussion avec James Greyson ?! Il se débattit, sans succès. Il était encore saoul, et son assaillant l'immobilisait avec une facilité effrayante.
« Que t'a-t-il dit ? » reprit l'autre, sans se laisser distraire.
Lorsque Alexander recouvrit enfin la vue, il aperçut des yeux noirs, en amande, qui le toisaient.
« Je... J'sais pas de quoi tu parles ! mentit-il en se essayant de le repousser, en vain. T'es un malade ! NATHAN ! Nathan ramène-toi ! »
L'individu plaqua sa main contre sa bouche pour l'empêcher de hurler, mais Nathan débarqua aussitôt dans la ruelle.
« ALE ! s'exclama-t-il. Mais c'est qui ce taré ?! »
Avant même que le basané n'ait pu le toucher, l'inconnu le gratifia d'un violent coup de coude en pleine gorge. Nathan perdit l'équilibre, neutralisé. Indifférent, l'homme intensifia sa prise contre le cou d'Alexander.
« Qu'est-ce que Greyson t'a dit ?! insista-t-il. Réponds !
- Je sais pas... De quoi tu parles... » peina à articuler Alexander.
Cette fois, il ne doutait plus : ce type était impliqué dans le piratage de leurs Bloomers. Cela expliquait qu'il ait connaissance de son entrevue avec Greyson. Mais il ne pouvait pas lui avouer la vérité. S'il le faisait, il mettait Nathan au courant, et il embarquait tous les autres dans cette histoire. Il devait trouver une autre solution pour se tirer de là...
Un carillon synthétique retentit. Avachi contre le mur d'en face, Nathan venait d'activer son Bloomer pour appeler la police. L'inconnu le remarqua en même temps qu'Alexander. Il fit volte-face, pour lui flanquer un coup de pied en pleine face. Dans un gémissement de douleur, Nathan plaqua sa main sur son nez ensanglanté. Son appareil fut projeté au sol, et aussitôt écrasé par leur agresseur, dans un fracas de débris électroniques.
Alexander voulut profiter de son inattention pour fuir, mais n'en eut pas l'occasion. L'homme l'empoigna par le col d'une main, et arracha son Bloomer du poignet de l'autre.
« Non ! Touche pas à ça ! Arrête ! » protesta-t-il.
Trop tard : l'autre aplatit l'appareil par terre, indifférent à ses supplications.
« Je sais que tu étais avec James Greyson mardi 7 février, de onze heures vingt-six à douze heures quatre, reprit-il calmement, pas même essoufflé. Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
- Comment tu...
- Qu'est-ce qu'il t'a dit ?! s'impatienta son assaillant, en le plaquant à nouveau au mur.
- Il... Il m'a parlé de mon Bloomer. Il m'a dit que quelqu'un me surveillait... Et les autres aussi. »
Face au regard insistant de l'individu, Alexander reprit :
« Ils cherchent ceux qui nous pistent...
- Quoi d'autre ?
- Je... Je crois que la Ligue pense qu'on a quelque chose à voir avec les attentats, mais... Mais j'en sais rien !
- C'est quoi ce délire... ? » s'éleva soudain la voix de Nathan.
Il avait retrouvé son souffle. Un long filet de sang s'écoulait de son nez, mais surtout, ses traits étaient déformés par une stupeur inhumaine. Un nœud se forma dans la gorge d'Alexander.
« C'est quoi ce délire ?! T'as vu Greyson ?! » s'ébaudit Nathan.
Son regard bascula sur leur agresseur.
« Non ! Non, t'approche pas Nate ! protesta Alexander. Je vais t'expliquer, mais... Mais reste en arrière, d'accord ?! Il doit être armé donc t'approche pas !
- Concernant ces personnes qui vous surveillent, qu'est-ce que Greyson t'a dit ? persista l'inconnu, infatigable.
- C'est toi qu'ils cherchent ?! » s'exclama Alexander.
L'homme lui adressa un regard dur. À mieux y regarder, il paraissait avoir des origines asiatiques. Malgré l'ombre de sa capuche, Alexander distinguait des traits fins, presque féminins, que seules sa voix et sa carrure contredisaient.
« Réponds à ma question, gronda-t-il, glacial.
- Il m'a dit que t'as utilisé les mêmes failles que les terroristes satethiens pour entrer dans nos Bloomers... Mais c'est tout ce qu'ils ont trouvé sur toi. »
Le silence lui répondit. Son agresseur planta ses yeux dans les siens comme s'il y eut plongé un poignard.
« Je... Je mens pas, tenta Alexander, la voix tremblante. C'est tout ce que je sais... Vraiment... »
L'inconnu s'obstina à le fixer encore une dizaine de secondes, puis il le relâcha. Sans un mot ni pour l'un ni pour l'autre, il s'en retourna, et reprit sa route dans la ruelle.
« ATTENDS ! » le héla le policier.
- Mais t'es malade ! s'insurgea Nathan. Arrête de l'appeler ! On est déjà assez dans la merde comme ça ! »
Alexander l'ignora et se lança à la poursuite du déserteur. Son dos endolori le lançait et sa tête tournait encore à cause de l'alcool, mais il ne pouvait se résoudre à le laisser partir ainsi. Il recevrait peut-être de nouveaux coups, mais quelle importance ? Nathan connaissait la vérité ; la Ligue les surveillait ; et ce type possédait les pièces manquantes de ce puzzle infernal. Il devait les lui soutirer. De gré ou de force.
Arrivé à sa hauteur, Alexander agrippa son épaule pour l'empêcher d'avancer.
« T'es qui ? Pourquoi tu nous suis ?! vociféra-t-il.
- Je ne vous suis pas, riposta l'inconnu, en se dégageant de son emprise.
- Alors comment tu sais que j'ai parlé avec James Greyson ?!
- Je le sais, voilà tout, trancha-t-il, comme si cela clôturait leur discussion.
- C'est pas la réponse que j'attends, insista Ale en attrapant son poignet. Dis-moi la vérité ! T'es qui ? Pour qui tu travailles ?
- Tu sais que je ne vais pas te répondre.
- Tu peux pas avoir pris tous ces risques pour te barrer, comme ça ! Pourquoi c'est nous, que tu suis ?! Qu'est-ce qu'on a ? Qu'est-ce qui t'intéresse tant ?! »
Trois questions auxquelles Alexander ne reçut pas de réponse. L'individu garda les lèvres obstinément closes, mais il ne s'écarta pas non plus. Au contraire, ses yeux noirs jaugèrent le policier. Du sommet de son crâne jusqu'aux semelles de ses chaussures, il semblait passer en revue le moindre détail de sa personne. Puis leurs yeux s'aimantèrent. De longues secondes s'écoulèrent sans que ni l'un ni l'autre ne cille. Alexander ne bougea pas, même lorsque Nathan déboula dans la rue en l'appelant. Il ne l'entendait pas, ni ne cherchait à l'entendre. Tout se jouait maintenant, lui soufflait son intuition.
« J'ai aucun intérêt à te balancer », articula-t-il, pour l'amadouer.
L'homme le darda encore, puis il balaya la rue des yeux. Dépeuplée Et le système de surveillance ? songea Alexander. Sans doute gelé. Pour quelqu'un capable de percer les systèmes de sécurité de leurs Bloomers, pirater quelques caméras de la strate B ne devait être qu'une formalité.
L'inconnu fourra une main pressée dans la poche intérieure de sa veste noire. Sous les yeux confus d'Alexander, il en extirpa un objet plat. C'était un écran rectangulaire, de dix centimètres de long par cinq de large. Il ressemblait à un Bloomer vieux de quatre générations, amputé de tout le superflu. Seul un voyant bleu attestait du fonctionnement de cette antiquité. L'homme tendit l'appareil à Alexander du plat de sa main. Celui-ci lorgna le gadget, hésitant, puis s'en saisit avec autant de prudence que du cristal. Au contact de son pouce, l'écran s'illumina. Un clavier tactile apparut. Aucune fonction n'était disponible, hormis la rédaction d'un message.
« Il sera programmé pour s'activer avec ton empreinte digitale, déclara l'individu. Si quelqu'un d'autre le touche, il s'auto-détruira.
- Qu'est-ce que je...
- S'il se passe quelque chose d'anormal, écris-le. La ligne est sûre. »
Sans lui fournir davantage d'explications, l'homme se détourna. Lorsqu'Alexander releva les yeux de l'écran, il avait déjà disparu.
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