Chapitre III - « À qui la Ligue s'en prendra-t-elle en premier ?! »
Jill Foster
Échelle : 38 ans
Age réel : 89 ans
***
À l'étage de la vieille maison mangée par le lierre, dans une salle d'eau à peine assez grande pour deux, Jill s'appliquait à sa remise en beauté. Avec un soin particulier, elle couvrait sa peau d'une fine couche de crème, plutôt luxueuse, qu'elle s'était offerte pour son anniversaire. Elle ne l'utilisait que pour les grandes occasions, comme celle qui s'annonçait. Cette soirée était chère à ses yeux. Jill souhaitait que tout soit parfait.
À son plus grand déplaisir, elle avait été mise en retard par les aléas du travail, la faute à un fatras de dossiers inachevés. Elle travaillait aux Services Postiers Liguiens, dans le secteur des ressources humaines. Rien de jubilatoire : ce n'était ni stimulant, ni assez payé. Ainsi, la douche chaude dont elle rêvait depuis le début de cette journée hivernale n'avait pas duré plus de quelques minutes. Ses cheveux dorés ondulaient, encore humides, juste au-dessus de ses épaules. Exception faite de son fond de teint, l'élégante blonde avait juste eu le temps de parer ses yeux d'un trait eye-liner, qui soulignait l'azur de ses pupilles. Sa robe rattrapait ce maquillage approximatif : bordeaux, son col rond précisait la finesse de son cou, et cette parure près du corps attirait l'attention sur sa silhouette fuselée.
« À quand l'isolation des murs ? » se plaignit Maddie, sa fille, en faisant irruption dans la pièce.
Sa progéniture s'appuya de tout son corps contre l'encadrement de la porte, comme pour se préparer à argumenter. La chambre de Maddie était adjacente à la salle de bains, et elle se lamentait sans cesse de subir les bruits d'eau et de chaudière à chaque passage. Jill était accoutumée à ses jérémiades. Elle n'écoutait plus.
« On a d'autres priorités, récita-t-elle, sans quitter le miroir des yeux.
- Je sais. Tu me répètes ça à chaque fois, grinça l'adolescente, ce qui lui valut un tic agacé de sa mère. K a bien confirmé qu'il venait, hein ?
- Il n'a pas annulé, en tout cas.
- J'ai trop hâte qu'il arrive ! On va enfin pouvoir faire plein de trucs géniaux !
- Tu oublies ta punition. »
Deux semaines auparavant, Maddie avait en effet trouvé bon de se rendre dans les bas quartiers d'Atlanta, suivant une bande de jeunes peu recommandables de son lycée. Des sortes de pseudo-révolutionnaires, qui pensaient comprendre la vie mieux que quiconque, en taguant des messages anti-Ligue sur des bâtisses en ruine. Ce type d'agissement dépassait l'entendement de Jill. Elle et Nicholas avaient fourni tant d'efforts pour se reconstruire jusque-là. Il était hors de question que sa propre fille tombe dans la délinquance à cause de mauvaises fréquentations.
« Encore ?! gémit la petite brune. Mais j'ai compris la leçon, promis !
- On avait décidé que tu serais punie jusqu'à la fin du mois.
- J'ai toujours trouvé ça abusé, moi ! C'est exceptionnel en plus, je le vois pas souvent, K ! s'acharnait Maddie.
- Ne discute pas, conclut Jill, d'un ton sec. J'ai le dernier mot, tu le sais.
- On ne peut jamais rien dire avec toi. »
Comme sa mère ne lui répondait plus, Maddie soupira de façon sonore, espérant sans doute relancer les négociations. Jill remercia en pensée la vieille sonnette de la maison, qui retentit à cet instant. La brunette parût aussitôt oublier leur altercation, et s'enthousiasma : « Ça doit être lui ! ». Elle sortit en trombe de la salle d'eau, puis livra un véritable concert de percussions en dévalant les escaliers à pas d'éléphant. La porte d'entrée grinça en s'ouvrant. Le nouvel arrivant n'était pas celui que Maddie espérait : de la salle de bains, Jill reconnut la voix de Maya.
Elle était l'une de leurs plus anciennes connaissances. La propagation de la Flakka avait entraîné leur rencontre, en 2013. Ensemble, les deux femmes et les autres rescapés avaient affronté les mêmes terreurs, mais leurs pas les avaient menés sur des routes différentes. Maya logeait au C4, la strate juste au-dessus de la B. Là-bas, elle vivait en reine. Employée depuis plusieurs années par la PARUR, elle brillait comme l'une des architectes les plus cotées du moment. Plusieurs projets monumentaux de la Ligue étaient signés de son nom. Parfois, le reste du groupe se demandait si elle ne s'était pas ralliée corps et âme aux plafonniers.
Après une dernière inspection dans son miroir grossissant, Jill enfila la paire d'escarpins noir, classique, qu'elle avait cirée pour l'occasion. Elle entreprit alors de rejoindre le petit monde au rez-de-chaussée, fin prête.
« Salut Maya, c'est sympa de t'être libérée, lança-t-elle à l'intéressée, en descendant les escaliers.
- C'est trop important pour que je ne vienne pas. Roxie s'excuse, elle bosse toujours autant. »
Jill supposa qu'une telle excuse était mensongère, mais elle ne releva pas. Roxie était la fille de Maya. Après qu'elle se soit engagée avec ferveur dans l'armée liguienne, ses contacts avec le vieux groupe s'étaient essoufflés. Les deux partis avaient déjà exposé leurs motifs de griefs. Le silence avait succédé aux argumentations enflammées.
Jill fit s'asseoir Maya dans un antique fauteuil du salon, tandis que toutes deux échangeaient quelques banalités d'usage. La salle était fraîche, en raison de l'isolation poreuse du parquet et des murs. Pour la réchauffer, quelques mois auparavant, Nicholas s'était procuré un vaste tapis chatoyant, qui ornementait désormais le parquet de la pièce. Alors que Maya interrogeait Jill sur les soucis qu'elle rencontrait aux services postiers, la sonnerie retentit une deuxième fois dans la maison.
Prenant tout le monde de vitesse, Maddie dévala à nouveau les escaliers, et se précipita vers l'entrée. L'expression émerveillée de la jeune fille, lorsque la porte s'ouvrit, ne laissait aucun doute sur l'identité du nouvel arrivant : cette fois-ci, c'était bien K. Jill et Maya se levèrent pour le saluer. Maddie lui avait à peine laissé le temps de faire quelques pas à l'intérieur, et s'était déjà agrippée à son cou. Le musicien lui avait rendu son étreinte, et elle paraissait comblée.
« On voit que les retrouvailles font plaisir à certains ! plaisanta Maya.
- Je suis trop contente que tu sois venu ! s'écria l'adolescente, à l'intention de K. J'ai déjà fait une liste de films qu'on pourrait aller voir au cinéma, je dois te la montrer !
- Il vient à peine d'arriver Maddie, laisse-le. Comment tu vas ? s'enquit Jill, à l'adresse du nouvel arrivant, alors que sa fille obéissait en marmonnant.
- T'en fais pas, Jill. Ça me fait plaisir, la rassura K. Ça va pas mal, et toi ? Ton boulot ?
- Toujours la même chose, je survis. »
Comme chacun se saluait, leur discussion s'écourta. Les conversations s'animèrent. Laissant Maddie accaparer à nouveau K, Jill alla plutôt prêter main forte à Nicholas, qui s'affairait en cuisine à élaborer une salade composée. Alexander, son frère, se trouvait à ses côtés, une bouteille de vinaigrette en main, dont il versait le contenu dans le récipient de condiments. Il semblait rêvasser, tant et si bien que la pitoyable verdure se noyait à présent dans une soupe de liquide jaunâtre. Jill s'apprêtait à l'arrêter, mais il parut se réveiller de lui-même :
« Merde ! pesta-t-il.
- Tu devrais aller dire bonjour aux autres, Ale, lui conseilla Jill, narquoise. Je vais m'occuper de ça.
- Je peux le faire, lui assura Nicholas. K est arrivé, pas vrai ?»
Elle ignora sa première remarque, et prit un couteau pour couper de fines tranches de tomate.
« Je suis autant l'hôte que toi, lui fit-elle remarquer en souriant. Oui, il est là. Je pensais que les cris de joie de Maddie étaient suffisamment audibles. À propos, tu la laisses rentrer seule, maintenant ? C'est bon, je ne peux plus te faire confiance ?
- Victoria et Maddie ont insisté pour venir me chercher au travail. Figure-toi que je leur avais dit de rentrer sans moi ! Comme quoi, nos filles nous obéissent, se défendit Nicholas.
- Tu connais Maddie !
- Jill, Nick ? »
Jill releva les yeux. Elle trouva K, dans l'entrebâillement de la porte de la cuisine. Il les jaugeait avec appréhension, triturant la bague qu'il portait à l'auriculaire.
« Oh, salut K ! l'accueillit Nicholas. Il se passe quelque chose ?
- Ouais, en quelque sorte... Enfin... mon frère m'a suivi jusqu'ici... Il est en train de téléphoner dehors, là.
- Pardon ? se décomposa Jill, cessant immédiatement son activité.
- Connor ? Il est dehors ? » lâcha Nicholas à son tour, ahuri.
K hésita, semblant ne pas trouver d'explication adéquate.
« Ouais..., se lança-t-il. J'suis vraiment désolé. Si c'est trop dérangeant, je le raccompagne, sans soucis.
- Si vous rentrez maintenant, avec les contrôles, tu ne seras pas revenu avant demain, K. C'est trop compliqué, réfléchit Nicholas.
- C'est vous qui voyez, j'veux juste pas tout gâcher. Au moindre problème, je le ramènerai. Jill ? »
L'intéressée était perdue dans ses pensées, déroutée. Jill, Nicholas et les autres avaient rencontré les frères Bass au plein cœur de l'anarchie. Au bénéfice de nombreuses mésaventures, des liens inattendus s'étaient tissés entre elle et Connor. Ils s'étaient aimés, à grand renfort de disputes et séparations innombrables. Leur relation avait toujours été toxique, chaotique, mais elle avait duré. Pour autant, ces dix-sept dernières années avaient été les plus tumultueuses, et elles laissaient à Jill un goût de rancœur. Leur entrevue précédente n'avait été que concours de cris.
Connor était le père biologique de Maddie. Dans cette demeure, son prénom n'avait jamais évoqué que l'image d'un lâche et d'un fuyard. Il ne connaissait pas sa fille, et n'avait jamais cherché à la connaître. De son côté, l'adolescente tenait pour seul portrait de lui la description malfaisante des réflexions incendiaires de Jill à son propos.
« Jill ? Si on fait tous un effort, ça se passera très bien », essaya de la rassurer Nicholas.
Elle hésita longuement. Depuis sa plus petite enfance, Maddie avait consolé l'absence de Connor avec l'attention que K lui portait. Or, tous deux ne s'étaient pas vu depuis des semaines : elle ne pouvait pas demander à K de partir maintenant.
« Qu'il se canalise... », céda-t-elle.
Comme s'il l'avait entendu, la porte du salon s'ouvrit sur la silhouette de Connor. Il entra en silence, dévisageant d'un oeil bovin les invités en présence. Il n'avait même pas pris la peine de sonner. Il portait un perfecto noir, qui couvrait une chemise rouge clinquante, à son image.
Son regard croisa celui de Jill avec une lueur méfiante. Ce contact cessa, lorsque Connor prit conscience de la présence de sa fille, qu'il détailla de longs instants. Son désarroi se percevait sans difficulté : il ne l'avait pas vu depuis des années. L'angoisse devint un étau dans l'estomac de Jill. Elle n'avait pas prévu que cette soirée prenne une tournure si personnelle. La ressemblance de Connor et Maddie lui sautait aux yeux avec violence, exaltant les souvenirs douloureux qu'elle gardait de leur vie commune.
Dans un regain de fierté, Jill reprit le cours de son activité culinaire. Un mutisme gênant s'était emparé du salon, rompant l'ambiance chaleureuse qui précédait. Alexander, posté devant l'entrée, prit l'initiative de briser le silence afin d'écourter le malaise.
« Euh... Connor ! s'exclama-t-il dans un sourire forcé. Comment tu vas ? »
***
Tout le monde se trouvait réuni autour de la longue table, installée en travers du salon et du hall d'entrée, faute de place. Alison et Haillie, les deux filles d'Alexander, étaient assises aux côtés de Victoria et Maddie. Malgré leur différence d'âge - Haillie et Allison étaient entrées dans le système des échelles il y avait des années de cela -, leur débat semblait animé, et elles riaient ensemble de bon cœur. Quant aux adultes, leurs conversations étaient dédiées aux remémorations depuis deux heures.
Jill, elle, n'écoutait que d'une oreille.
« Arrête de croire qu'on se prend pour des dieux, dans le C, Nate ! raillait Maya. Moi aussi, je me lève tous les matins pour bosser ! Et personne ne m'apporte le petit-déjeuner au lit ! Ne t'inquiète pas, je me les rappelle, et je ne les oublie pas, ces jours entiers passés dehors, dans la crasse.
- M'ouais, j'y crois pas trop, sourit Nathan. Moi j'veux bien qu'on échange nos jobs, si t'y tiens tant que ça ! Mais je pense pas avoir les capacités intellectuelles pour faire ce que tu fais tous les jours... Tu bosses où déjà ? J'ai jamais pigé.
- Elle est architecte à la PARUR, Nate. Ar-chi-tecte. Mais t'es sûrement trop bourré pour articuler ce genre de mot », se moqua Alexander.
Tout allait au mieux, dans une ambiance de retrouvailles et de détente qui semblait plaire à chacun. Pourtant, bien qu'elle se l'interdise, Jill ne pouvait s'empêcher de gâcher sa soirée à songer à Connor, et à tout ce qui le concernait. Dès qu'elle en avait l'occasion, elle le jaugeait du coin du regard. Elle le connaissait sur le bout des doigts, et lisait clair dans ses allers-retours incessants entre la table et l'extérieur. Comme elle, il mesurait la délicatesse de cette situation, appréhendant la façon dont elle pouvait dériver. Mais Jill lui en voulait trop pour lui accorder le moindre réconfort.
Aussi, ses manies de se mettre à l'écart pour hurler à son Bloomer des choses qu'elle ne comprenait pas, suffisait à l'agacer au plus haut point. Jill considérait qu'il n'aurait pas pu être plus irrespectueux, surtout en de telles circonstances - sentiment que Nicholas semblait partager, étant donné les regards exaspérés qu'elle et lui s'échangeaient depuis le début de la soirée. De son côté, Nathan semblait ne pas vouloir en finir de raconter ses expériences de vie, alcool aidant.
« Tout ça pour dire que les choses ont bien changé, soupira-t-il en guise de conclusion à l'étal de ses exploits.
- T'es nostalgique, maintenant ? s'amusa Alexander.
- Avant on était des rebelles, et maintenant on est des citoyens de la Ligue. Il est beau le changement. »
Les anciens rirent à sa remarque. Dans leurs coins, Victoria et Maddie s'échangèrent un regard sceptique.
« Mais, du coup... Vous vous battiez contre qui quand vous étiez des rebelles ? Contre la Ligue ? osa la première.
- Non Victoria. C'est plus compliqué... Est-ce qu'on peut ne pas parler de ça ce soir ? intervint Nicholas.
- Mais papa ! On connait rien de votre ancienne vie !
- C'est vrai ! On sait même pas comment vous vous êtes rencontrés ! » surenchérit Maddie.
Jill adressa à nouveau un regard entendu à Nicholas. S'ils avaient privé leurs filles de ce genre d'histoire, s'ils avaient donné l'apparence de choses inutiles à des événements d'envergure, c'était parce qu'eux-mêmes souhaitaient les oublier. Elle demeura néanmoins silencieuse, peu désireuse de lancer le débat.
« Je suis d'accord avec elles, moi. Elles savent rien, intervint Nathan.
- On pourrait leur parler de Dallas ? » proposa Maya.
Comme les adolescentes s'enthousiasmaient, elle continua : « En temps normal, on vivait tous à Atlanta dans les années 2020, avec d'autres insurgés. On a dû fuir un moment, parce que la rébellion battait de l'aile. On a rencontré les Bass à Dallas... Dans le courant de l'année 2027 si je me souviens bien ? demanda-t-elle, en cherchant confirmation auprès de K.
- Ouais. D'ailleurs, ils puaient le fennec, quand ils sont arrivés, précisa le guitariste, provoquant les éclats de rire de Victoria et Maddie. En gros, Connor et moi, on les a planqués, le temps qu'ils se fassent un peu oublier.
- Pendant un moment, tout marchait super bien, expliqua Nathan. Mais K et Connor avaient leurs problèmes à gérer. Un jour, des mecs armés se sont pointés devant notre immeuble. Ils venaient pas pour nous, mais pour eux. En fait, c'était des chasseurs de primes. Donc on a dû fuir de Dallas. On a perdu plusieurs personnes en chemin à cause de ça.
- T'insinue qu'on est responsables de leur mort, Nate ? » lâcha soudain Connor.
Jill le foudroya du regard. En fin de compte, elle préférait son silence.
« Je faisais que raconter l'histoire de notre rencontre, Connor. T'es libre de prendre la parole et de me corriger, si ça te plaît pas, rétorqua Nathan.
- Quand tu racontes une histoire, essaies d'être un peu impartial.
- Tu le fais exprès ? » soupira Jill, sans prendre la peine de contenir son exaspération.
Elle préférait le couper avant qu'il ne prenne de trop grandes libertés ce soir. Tout le monde savait ici qu'il lui en fallait peu pour devenir intenable, elle en particulier.
« Je vois pas de quoi tu parles, répondit-il, avec toujours le même ton qui piquait son interlocutrice au vif.
- Ne commence pas à jouer à ça. J'ai vraiment besoin de te rappeler que tu ne devrais pas être là ? sermonna Jill.
- Tu vas devoir faire avec, c'est dommage.
- T'as fini ta provocation ? C'est bon ? On peut passer à autre chose ? intervint Nicholas.
- Les filles ? Vous voulez pas sortir un petit peu ? s'immisça Haillie, à l'attention de Maddie et Victoria.
- Je provoque pas. C'est pas parce que tu te tapes Jill de temps en temps que tu dois la défendre », renchérit Connor.
Une telle remarque provoqua les soupirs exaspérés des uns et l'indignation des autres. Pour Jill, s'en fut trop. Connor devait comprendre que son statut de « rock star » ne lui donnait aucun droit d'agir comme il le souhaitait dans cette maison.
« Mais tu as quoi dans le crâne ? C'est vraiment ton seul argument ? Tout le monde sait que tu te fiches entièrement de cette journée, mais tu pourrais faire un minimum d'effort pour le cacher ! Si c'est trop te demander, je t'en prie, tu connais la direction de la sortie ! »
Liant le geste à la parole, elle pointa la porte d'entrée du doigt. Elle avait l'amère sensation que, quelle que soit la teneur de la cérémonie, Connor chercherait à tout prix à la gâcher. Même la présence de sa propre fille ne le faisait pas changer d'attitude. Au contraire, c'était comme s'il voulait qu'elle le déteste toujours plus. Il n'avait pas même pris la peine de lui adresser un mot depuis le début de la soirée.
Du reste, Maddie, comme pour signifier le peu d'intérêt qu'elle portait à la querelle de ses parents, venait de prendre la parole. Elle s'adressait à K, mais l'attention générale fut très vite tournée dans sa direction : « Il y a quelque chose que je comprends pas, moi : ils vous voulaient quoi les chasseurs ?
« C'est amusant, que ta mère t'ait pas raconté cette histoire », coupa aussitôt Connor, cynique.
Il avait prononcé ces mots sans même regarder Maddie, les yeux rivés sur son Bloomer, soulignant un peu plus son désintérêt.
« Connor, par pitié : on veut juste passer une soirée tranquille ! C'est trop demander ? pesta Nathan.
- Oh, mais si vous étiez pas tous si hypocrites, y'aurait aucun problème, sourit l'intéressé. Est-ce que tu sais que ta mère te ment depuis que t'es gamine, Maddie ?
- Ça suffit ! De quel droit tu te permets de faire ce genre de remarques ?! déborda Jill. Tu aurais peut-être dû réfléchir bien avant à ce que tu voulais que ta fille sache ou non ! Plus rien ne t'autorise à agir comme si tu étais réellement son père ! »
Un lourd silence suivit la prise de parole de Jill. Même Maddie, qui d'habitude ne manquait jamais de répartie, ne trouva rien à ajouter.
« J'ai besoin de ton autorisation pour lui adresser la parole, maintenant ?! » explosa Connor.
K se leva de son siège d'un coup sec, foudroyant son frère aîné du regard.
« On rentre, Connor. Tout de suite », invectiva-t-il d'une voix glaciale.
Il se saisit de sa veste sous les regards ahuris de la petite assemblée. La colère de Connor l'emporta alors sur son masque d'indifférence.
« Tu t'y mets aussi K ? Tu veux qu'on foute le camp en les laissant raconter des mensonges à ma fille ?! C'est tellement confortable les mensonges ! Pas vrai, Jill ? Pas vrai ? insista-t-il, dans l'attente d'une réponse de sa part. Tu veux pas que je parle à Maddie, parce que t'as peur que je lui balance la vérité ? T'as peur que je lui explique pourquoi je me suis tiré d'ici ?!
- Victoria, Maddie : montez dans vos chambres », l'interrompit Nicholas.
Jill fit signe à Maddie de ne pas s'en mêler, mais Victoria prit bien vite la parole, pour protester.
« Mais papa ! On peut pas partir comme ça..., balbutia-t-elle.
- MONTEZ DANS VOS CHAMBRES ! »
Les deux adolescentes ne se le firent pas répéter deux fois.
« C'est ça Nick ! Continue à cacher la vérité à Victoria, ça lui fera du bien plus tard ! » s'exclama Connor, dans l'ironie.
- Qu'est-ce que tu veux, Connor ? Prouver que t'as réussi à foutre cette soirée en l'air ? C'est fait. Tu peux te tirer d'ici maintenant !
- Non, Nick. J'ai pas fini, répondit Connor. J'aurais pas terminé, tant que vous comprendrez pas une bonne fois pour toute ce que je veux vous dire !
- Connor, je veux que tu sortes d'ici immédiatement ! essaya vainement Jill.
- Vous êtes tous qu'une bande de lâches qui oublient trop souvent qu'on leur a sauvé la vie ! Et vous vous rassurez à considérer que la rébellion appartient à votre jeunesse, mais qui vous dit que la Ligue pense la même chose ?! »
Cette phrase jeta un froid dans la pièce. Jill n'osa pas prononcer un mot, les poings serrés. La réaction de l'assemblée encouragea Connor à reprendre, dans un rire teinté de nervosité : « Mais regardez où vous vivez ! Ils n'en ont pas fini avec vous, Nick. Personne, dans cette maison, est en sécurité : surtout pas Victoria, et encore moins Maddie. Vous êtes tous fichés ! Vous vous imaginez que, parce que K et moi, on s'est sacrifiés pour que vous soyez relaxés, la Ligue vous a oublié ?! »
Connor faisait allusion à l'année 2027. Après que le groupe ait en partie réchappé aux chasseurs de primes, les sbires liguiens les avaient rattrapés. La Ligue, nouvellement créée, cherchait alors à épurer son empire des éléments rebelles. Leur communauté n'avait échappé à l'exécution sommaire que grâce aux frères Bass. Tous deux n'avaient jamais participé à l'insurrection, abstraction faite de l'aide logistique qu'ils avaient apportée aux insurgés, à Dallas. Mais les Bass possédaient quelque chose de bien plus précieux pour la Ligue que tout ce que Jill, Nicholas, Nathan ou les autres auraient pu leur offrir : leurs origines.
Connor et K étaient les fils de la Chancelière de Grande-Bretagne, Abigail Rosenbach, et du Chancelier de Russie, Ivan Mikhaïlovitch Aleksandrov. Leurs parents tenaient pour titre deux des plus éminentes magistratures de la Confédération Centrale, déjà en place à l'époque. Par conviction personnelle, les frères Bass avaient fui leurs terres originelles des années auparavant. Révéler leur filiation à la Ligue avait permis à Connor et K d'échanger leur liberté contre la vie des autres. Ils étaient devenus des prisonniers politiques pour les sauver, et cette situation perdurait depuis près de soixante ans.
Bien sûr, tous leurs étaient, et leur seraient à jamais reconnaissants. Mais cela n'empêcha pas Jill de passer une main sur son visage, à bout de nerfs.
« Vous pensez vraiment qu'ils vous ont rendu votre liberté ? Ils l'ont jamais fait, martela Connor. Et vous savez ce que c'est, le pire ?! C'est plus qu'une question de temps, avant que la guerre éclate, entre la Ligue et la Confédération Centrale. Dans quelques mois : ce sera terminé. Vous aurez plus jamais la paix !
- D'où est-ce que tu tiens ça, toi ? grogna Nathan.
- Il faut vraiment que je te rappelle notre statut, Nate ? On est peut-être que des prisonniers politiques pour la Ligue, mais on en sait toujours plus que vous, s'enorgueillit Connor. Figure-toi que la grande Meghan Dobson nous rend des visites de contrôle tous les mois. Ça fait une bonne source. »
Cette remarque suffit à faire taire les protestations de l'assemblée. Meghan Dobson n'était autre que l'un des trois dirigeants de la Ligue, aux côtés de Sandro Bencivenni et James Greyson. Un mutisme pesant s'abattit sur le salon, mais Connor le brisa par une question glaçante :
« Maintenant dites-moi : quand ce sera la guerre, et elle sera bientôt là, à qui la Ligue s'en prendra-t-elle en premier ?! »
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