Chapitre I - Des souvenirs et des morts
Nicholas Blavatsky
Échelle : 40 ans.
Âge réel : 92 ans.
***
Le vieil hôpital se situait dans le quartier B4 d'Atlanta — le seul de toute la zone Est de cette strate. On pouvait facilement le confondre avec les décombres des bâtiments avoisinants. Humble, trop étroit, l'édifice abritait une quantité aberrante de malades et de blessés. Lorsqu'on entrait, le dédale lézardé des couloirs débouchait sur une vaste pièce, où l'agitation était la plus dense de tout le bâtiment. Il s'agissait de l'endroit où l'on traitait les cas bénins.
Nicholas s'affairait depuis l'aube. Il ne voyait pas le bout des tâches qu'il aurait pourtant déjà dû terminer. L'hôpital manquait d'effectifs, surtout lors de telles journées d'affluence. Dans la permanence, une dizaine de patients attendaient encore leurs soins. Le cas le plus inquiétant du jour, un garçon à la jambe fracturée, avait mobilisé le personnel. Heureusement, le nombre d'urgences déclinait depuis la fin de l'après-midi. Nicholas venait de terminer sa dernière consultation. Ses cernes faisaient écho au marron foncé de ses cheveux et de sa barbe naissante. Même le bleu clair de ses pupilles ternissait avec la fatigue.
« C'est une simple grippe, ne vous en faites pas. Tout ira parfaitement bien. Comme je vous l'ai dit, je peux la garder quatre jours ici, le temps qu'elle se rétablisse, déclara Nicholas à l'homme aux traits tirés qui lui faisait face. Il faudrait éviter la contagion, vous comprenez ?
— Merci beaucoup... Quand elle s'est mise à vomir, tout à l'heure, j'ai eu peur qu'elle attrape la... Enfin, vous comprenez... On entend beaucoup parler de la Flakka en ce moment, et j'ai eu peur qu'elle...
— Ça n'a rien à voir avec ça, je vous assure ! affirma Nicholas, dans un sourire rassurant. Et puis vous savez, entre nous, la Flakka est un abus de langage. A l'origine, les gens ont donné ce surnom à la bactérie parce qu'elle avait les mêmes effets que la drogue des années 2000. »
Malgré les décennies passées, Nicholas entendait encore des patients s'affoler d'une recrudescence de la bactérie. Bien sûr, des rumeurs courraient, ça et là, sur des morts inexpliquées à Atlanta, mais Nicholas n'en croyait pas un mot : il exerçait depuis une vingtaine d'année à l'hôpital, et jamais il n'avait eu à traiter de cas en rapport avec la Flakka. Le temps avait fait s'éteindre l'épidémie, ou bien la Ligue s'en était débarrassée pour de bon.
L'homme qui le questionnait s'agitait depuis son arrivée à la permanence, une heure auparavant. Sa fille, une petite de dix ans, peinait à tenir debout. Nicholas leur avait affecté une chambre individuelle, pour prévenir tout risque de propagation. L'hôpital manquait de moyens et d'infrastructures, mais c'était encore la moindre précaution.
« Sachez en tout cas que ce ne sont pas du tout les mêmes symptômes, Monsieur Deberg. Votre fille a simplement attrapé la grippe. Ça se soigne parfaitement. Vous avez ma parole, lui assura Nicholas, en sortant de sa poche un carnet, sur lequel il entreprit de griffonner quelques informations. Tenez : je vous laisse le numéro de la permanence de l'hôpital, et... Voilà aussi mon numéro personnel. »
Tandis qu'il prononçait ces mots, il arracha la petite feuille de son carnet, qu'il tendit à l'individu.
« Si vous avez la moindre question, vous pouvez me joindre sur ces deux lignes. Je ne suis pas toujours disponible, mais j'essaierai de vous appeler dans...
— Papa ! »
Nicholas sursauta. Il tourna la tête, et aperçut Victoria, sa propre fille, qui se ruait dans sa direction. Il voulut s'excuser auprès de l'homme, mais elle ne lui en laissa pas l'occasion.
« Papa ! Tu vas pas me croire ! J'ai un truc à te dire ! » affirma la nouvelle arrivante, qui, du haut de ses seize ans, n'était plus vraiment une enfant.
Elle s'arrêta à leur hauteur, en reprenant son souffle avec de grandes inspirations bruyantes. Courir dans l'hôpital constituait un sport à part entière : une sorte de parcours athlétique de sauts et d'esquives. A force de traîner dans les parages, Victoria incarnait la championne toute catégorie de la discipline.
« Je vous tiens au courant dès que possible, Monsieur Deberg », affirma Nicholas à l'intéressé, qui acquiesça en silence.
Ensuite, il insista pour le remercier plusieurs fois, avant de s'éloigner.
« Papa ! Papa, écoute, reprit Victoria, en s'adossant à un mur, toujours aussi essoufflée. C'est par rapport à mes cours ! »
Nicholas lui fit signe de le suivre en dehors de la pièce. Ils prirent le chemin de son cagibi attribué. Il y rangeait ses affaires, et parmi celles-ci, les clés de leur maison.
« En gros..., continua Victoria en le talonnant. A l'école aujourd'hui, ils nous ont parlé du Traité ! Je te jure ! Du Traité d'Atlanta !
— Et qu'est-ce qu'ils ont trouvé à vous dire sur ce Traité ? » questionna Nicholas, qui se prêta un air intrigué.
Il ouvrit la porte du local, tombant sur une salle de la taille d'un placard à balais plutôt vaste — pour un placard à balais. Un petit bureau trônait tout de même là, coincé entre une minuscule commode et un porte-manteau, auquel Nicholas pendit sa blouse. Une tapisserie kitch couvrait les murs décrépis de la pièce, se décollant ça et là à cause de l'humidité. Il y avait bien quelques photos pour enjoliver le tout, mais Nicholas ne les voyait plus depuis longtemps. Victoria ne les remarqua pas non plus, trop obnubilée par ses révélations.
« Du coup : le Traité... En fait, ils nous ont rien dit de spécial pour le moment, parce qu'on n'a pas eu le temps de finir le chapitre. Mais j'ai hâte de savoir la suite.
— Tu sais, il n'y a pas grand choses à savoir, sur ce Traité, tenta Nicholas, en cherchant ses clés.
— Tu rigoles ! C'est le moment clé de notre programme, papa : c'est là que la Ligue arrête la Confédération Centrale ! » répliqua Victoria, les yeux pétillants d'admiration.
Les premières secondes, Nicholas ne trouva rien à répondre. Il existait des sujets qu'il essayait de ne pas évoquer avec Victoria, et ce Traité en faisait partie. Du passé de son père, elle ne connaissait pas grand-chose non plus. Et de l'Ordre, elle ne savait rien de plus que ce que ses livres d'Histoire lui enseignaient.
« Ah, vraiment ? feignit-il de s'étonner. Ça doit être intéressant. »
Il trouva enfin ses clés, et se tourna vers Victoria, qui le toisait, bras croisés.
« Tu t'en fiches ? Pourtant, tu l'as vécu, le Traité ! s'exclama-t-elle. Tu te souviens de rien, on dirait.
— Ce n'était pas si intéressant que ça, à l'époque. »
Nicholas attrapa son vieux sac à dos gris, le mis sur ses épaules, puis fit signe à sa fille de sortir.
« Et je n'y étais pas, Victoria. Je ne l'ai pas « vécu ».
— Mais papa ! On parle du Traité d'Atlanta ! C'est important !
— Je veux bien le croire, je veux bien le croire... Mais là, les autres nous attendent, donc il vaudrait mieux qu'on se dépêche..., assura Nicholas, en fermant la porte à clé. Sauf si tu veux te faire engueuler par Jill. »
Jill et lui vivaient ensemble depuis une quinzaine d'années, avec leurs filles respectives : Victoria et Maddie. Leurs chemins s'étaient croisés en 2015, lorsque la Flakka sévissait. Au fil du temps et des épreuves, des liens forts s'étaient tissés entre eux.
« ...Dit celui qui a fini à vingt heure trente, grommela Victoria.
— Vingt heure, la corrigea Nicholas. Et j'ai fait de mon mieux, je te jure : un gamin avec une jambe fracturée s'est pointé tout à l'heure. Une histoire compliquée. »
Victoria haussa les épaules.
« J'comprends, mais t'aurais pu prévenir. Tout à l'heure, je suis rentrée avec Maddie, et j'ai cru qu'on allait t'attendre encore une heure devant l'hôpital ! Alors je lui ai dit de rentrer sans moi.
— Désolé, Victoria, mais je t'avais bien dit de ne pas venir ici. »
Père et fille se dirigèrent vers le hall. Sur le chemin, ils croisèrent des collègues de Nicholas. Celui-ci en profita pour les remercier à nouveau : s'il pouvait disposer de sa soirée, c'était parce que les autres médecins avaient accepté de s'occuper de son travail.
En effet, pour Nicholas, cette journée se distinguait des autres. Tous les dix ans depuis 2037, le 20 janvier, Jill et lui invitaient à dîner leurs plus anciens amis ; ceux qui, au début du siècle, bravaient à leurs côtés l'anarchie provoquée par la Flakka. Mais surtout, cette soirée particulière était dédiée aux souvenirs, et à leurs morts. Avec le temps, leurs visages, leurs voix et leurs attitudes s'effaçaient. Mais les survivants s'étaient jurés que jamais ils ne tomberaient dans l'oubli.
« Papa, tu sais ce qu'on mange, ce soir ? l'interrogea Victoria, alors qu'ils approchaient de la sortie du bâtiment.
— J'ai acheté quelques trucs, hier, et j'ai dit à Ale de se débrouiller avec ce qu'il pouvait trouver.
— Mais papa ! protesta la jeune fille. Tonton il sait pas cuisiner... »
Nicholas éclata de rire. Son frère travaillait dans la police du quartier depuis des années. Il vivait seul depuis 2085, et n'affectionnait rien davantage que les plats préparés. Mais Nicholas gardait espoir. Alexander savait faire des efforts pour sa famille.
« Victoria, tu pourrais avoir un peu de respect pour ton oncle ? se moqua-t-il. En plus il n'est pas tout seul à faire la cuisine. »
L'intéressée haussa les épaules en lui servant son sourire habituel.
Nicholas traversa quelques groupes d'individus qui le saluèrent encore, poussa la porte de l'hôpital, et ils rejoignirent l'extérieur. Il faisait déjà nuit noire. L'air était glacial, mais sec. La neige devait être tombée, dans l'après-midi, mais seul le verglas subsistait. Victoria s'emmitoufla dans son écharpe — une pièce en laine dénichée aux puces, dans la semaine. D'après elle, l'affaire était excellente. Nicholas, lui, n'encourageait pas sa fille à ce genre de dépenses : ils ne roulaient pas sur l'or. L'hôpital vivait des dons, les médecins ne s'attribuant que le minimum des recettes pour leur propre salaire. Alors, malgré les revenus de Jill et l'aide occasionnelle de son frère, il finissait rarement le mois sans passer dans le rouge.
Une fois qu'ils furent engagés sur le chemin de la maison, Victoria brisa le silence.
« Nate s'occupe de la cuisine aussi, je suppose ? demanda-t-elle, dans un sourire malicieux. Papa, il faut que tu comprennes une chose : tonton et Nate ensemble pourraient faire brûler une maison.
— Il va faire comme il peut, lui aussi, déclara Nicholas, en haussant les épaules.
— Jill a prévu de les aider ?
— Je ne sais pas si Jill cuisine mieux qu'eux, tu sais... Je rattraperai la cuisine en rentrant s'il le faut.
— Ça va ! Te la pète pas trop. Jill sait très bien cuisiner aussi, je te signale, se moqua sa fille. D'ailleurs elle le fait mieux que toi. »
Leur maison ne se situait pas loin de l'hôpital. Ils pouvaient déjà l'apercevoir, malgré la défaillance de certains lampadaires. Il existait des quartiers mieux fréquentés, mais Nicholas s'inquiétait moins de ses voisins que de la police liguienne, qui multipliaient sans cesse les rondes dans les alentours.
« Ils sont vraiment moches, ces immeubles, commenta Victoria, les mains dans les poches. Tu trouves pas, toi, qu'ils sont moches ? On dirait des espèces de... De poubelles géantes. »
Nicholas éclata de rire. Il fallait le concéder : les vieux habitats ternes du B4 n'aidaient pas à rendre les environs coquets. Hauts de quelques dizaines de mètres, ils faisaient pourtant pâle figure en comparaison des buildings de la strate C, et bien sûr, de ceux de la strate D.
« Tu serais étonnée de savoir qu'ils datent d'avant 2013, remarqua Nicholas, désignant les immeubles qui avoisinaient leur demeure. La maison aussi, d'ailleurs. Mais ça je te l'ai déjà dit.
— Sérieusement ?! On dirait pas du tout ! »
En béton, leur petite maison semblait vouloir rivaliser avec les gratte-ciels de la capitale, sans atteindre plus de cinq mètres de hauteur. Enjolivée par des plantes grimpantes audacieuses, ce soir, une lumière chaleureuse baignait ses fenêtres.
Lorsqu'ils arrivèrent à hauteur de la porte d'entrée, l'atmosphère fut transpercée par les aboiements bruyants d'un chien.
« Kron ! s'exclama Victoria, attendrie. Attends ! On arrive ! »
Kron était le berger allemand qu'ils avaient trouvé dans la rue, cinq ans auparavant. Encore petit à l'époque, il avait autant gagné en taille qu'en tonalité ; il ne cessait de réveiller le quartier, obligeant Jill et Nicholas à multiplier les excuses auprès du voisinage.
« Attends, Kron, je cherche la clé... » murmura le médecin, en fouillant dans son sac avec empressement.
Avant qu'il ne trouve l'objet de sa quête, la porte s'ouvrit brusquement, laissant à Kron tout le loisir de leur sauter dessus. Nathan, ou Nate pour les intimes, apparu dans l'encadrement de l'entrée.
« Salut Victoria. Salut Nick, et... Je sais que tu m'aimes Kron, mais j'ai besoin de passer ! » s'amusa-t-il, en se faufilant dehors, habillé d'une simple chemise retroussée aux coudes.
— Nathan ! s'exclama Victoria, en tombant dans ses bras. Tu m'as trop manqué !
— Toi aussi Vick' », sourit le grand brun au teint hâlé.
Nathan ne leur avait pas rendu visite depuis quelques mois. Lui aussi, Nicholas le connaissait depuis la propagation de la Flakka. Il travaillait au sein d'une usine spécialisée dans le bâtiment. De ce que Nicholas savait, il consacrait tout son temps à son job, ayant récemment obtenu une promotion.
Comme Alexander, Nathan n'excellait pas dans la cuisine, mais il y mettait au moins un peu de bonne humeur.
« Ça te va bien la chemise, commenta Victoria, dans un clin d'œil. Euh, par contre t'es bête... T'aurais dû prendre un pull ! Il fait froid.
— T'inquiète, je crains pas le froid moi, affirma Nathan dans un haussement de sourcil fier. Enfin, j'ai surtout oublié ma veste à l'intérieur, mais je reste pas longtemps dehors, t'en fais pas... Ça s'est bien passé votre journée ?
— Beaucoup de boulot, mais on s'en sort, répondit Nicholas, en restant vague, trop frileux pour vouloir s'attarder dehors. Jill est arrivée ?
— Ouais, elle est à l'intérieur. Ale et Maddie sont avec elle, l'informa Nathan, en se détachant de Victoria, pour sortir de sa poche son paquet de cigarettes et son briquet. Eh, Nick ! J'ai cru comprendre que Maddie était rentrée toute seule ? s'amusa-t-il. Jill te fait la gueule, je crois.
— Tu ne devrais pas fumer, se contenta de rétorquer Nicholas, avant d'hausser les épaules. Allez, je vais voir ce qu'ils font. Victoria, tu restes dehors ?
— J'arrive dans dix minutes ! Je veux juste raconter à Nate pour le Traité !
— Le Traité ? s'exclama Nathan d'un ton qui se voulait curieux, en allumant sa cigarette.
— Un certain Traité d'Atlanta, gloussa Nicholas, en ouvrant la porte. Ça te dit quelque chose, à toi ?
— Ah, mh..., fit mine de réfléchir Nathan, qui savait pertinemment de quoi il s'agissait. Oh, tu sais... Pas vraiment.
— Vous êtes bêtes, grogna Victoria. C'est un moment clé, donc arrêtez de vous moquer.
— A l'aide ! Je crois que la propagande de la Ligue fonctionne sur ta fille, Nick... !
— Mais Nate ! protesta la petite blonde. C'est pas vrai ! Historiquement parlant, je...
— Historiquement parlant, la Ligue, c'est un peu des criminels, grommela Nathan, en soufflant un nuage de fumée, sous le regard inquisiteur de Nicholas. Je sais ce que je fais.
— C'est ça, c'est ça..., soupira l'intéressé dans un demi-sourire, en se décidant enfin à entrer. Je vais voir les autres ! »
Il ne releva pas les protestations de Victoria, derrière lui, à coups de « la Ligue avait ses raisons ! ». Ce genre d'argument ne le convaincrait jamais. Il savait sa fille aveuglée par la propagande liguienne, mais, depuis longtemps, la colère et le cynisme n'étaient plus de mise, chez Nicholas.
Il subsistait quelque chose d'épouvantable, à voir les assassins de sa famille à la télévision ; à se sentir à la solde de ces prétendus bienfaiteurs. Nicholas n'oubliait en rien ce que les membres de la Ligue lui devaient : Meghan Dobson, James Greyson, et Sandro Bencivenni. Ils portaient la responsabilité de toutes ses nuits blanches, de ses éternels cauchemars, des craintes qu'il nourrissait toujours, n'était-ce qu'à propos de l'existence de Victoria.
Mais toutes les horreurs qu'il avait endurées, il souhaitait les épargner à sa fille. Plus que tout, il voulait la préserver d'une histoire qu'elle ne supporterait pas. Victoria méritait de grandir normalement, et, au moins pour elle, il se devait de faire fi de son passé.
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