#12 De la bonne viande

Les quatre lunes ont disparu de l'horizon depuis longtemps, emportant avec elles l'agréable fraîcheur de la nuit.
Sans la moindre surprise, la lumière dorée venant du grand soleil ardent de Sorina commence à se refléter dans les grains de sable.
Ici, dans les interminables mers de sable ou les anciens Soriniens ont eu l'idée de génie d'y bâtir leur capitale, les charognards guettent.
L'un de ces petits reptiles volants, se caractérisant avec un petit duvet violet sur la tête, projette son ombre au sol pendant son vol stationnaire.
Poussé par la faim, il finit par se poser sur le sol devenant doucement de plus en plus chaud sous ses quatre pattes munies d'ailes.
Voyant les corps à la peau brune couverts d'une armure de cuir et d'acier qui lui font envie depuis si longtemps, il est impatient de profiter de son repas.
Il ouvre sa petite bouche garnie de deux rangées de petites dents dans la nuque mise à nu de l'une de ses deux cibles.
De la bonne viande, tout ce dont il a besoin pour des semaines entières de satiété.

Sentant cette sensation désagréable des dents enfoncées dans sa chair, celui qui se fait littéralement manger ouvre les yeux et hurle de douleur.
« NOUS NE SOMMES PAS MORTS !!! »
C'est Basim.
Il se lève si brusquement que la petite bête reste accrochée à sa nuque plusieurs secondes avant de lâcher prise.
Avant de toucher terre, le charognard au duvet violet reprend son envol pour fuir sa mauvaise prise.
« Du moins, pas encore. »
Ne donnant pas plus d'attention à cette méprise du reptile, il rejette un œil sur les empreintes de Nyslam puis sur l'horizon.
« *soupir* Nous ne sommes pas prêts d'arriver... »
Après ce départ défaitiste, il donne un léger coup de pied à son frère encore somnolant.
« Samu. Réveille-toi ! On a encore de la route à faire. »

Samu se lève difficilement du sable encore un minimum frais, sans trop tarder pour se relever avec un énorme mal de crâne.
Basim en a un aussi, ce mal de tête signifie souvent qu'ils ont encore fait un de leur stupide rêve.
Samu, encore à moitié endormi met la main sur son front et commence la conversation.
« J'ai encore l'impression d'avoir fait ce rêve qui dure des mois. Tu vois duquel je veux parler ? »
Basim sent sa migraine passer et lui répond :
« Ouais, je vois. Moi aussi. J'ai déjà oublié ce qu'il se passe le premier jour. Mais je suis certain d'y avoir vu Nyslam. Et il... Dansait avec une fille dans une taverne ? »
« Si Wolfetsu était là, il dirait qu'on abuse ce coup-ci... »
Ironise Samu en se frottant le front.
« Pourquoi j'imagine qu'on n'est pas prêt de l'oublier, celui-là ? Comme Awal, je présume. Et ces deux putains d'ombres. »
Continue-t-il avec une certaine monotonie dans sa voix.

Basim, après avoir repensé à cette vision qu'ils ont eu hier, s'adresse à son frère :
« Écoute... Ton raisonnement d'hier était très bien trouvé. Certes, on a tué ce gamin et je suis d'accord qu'on aurait pu éviter ça. Mais on va peut-être pouvoir éviter qu'il y en ait d'autres à l'avenir. C'est ce qu'on doit garder en tête coûte que coûte ! Pense à tous ceux à qui on sauvera la vie grâce à un peu de diplomatie ! »
Samu hoche la tête, époustouflé de revoir son frère à la place de leader après son effacement de la veille face aux viles apparitions.
« Oui ! Tu as raison ! Pour une fois qu'on est tous les deux un minimum optimistes ! »
S'étant parfaitement rabibochés, ils se mettent à observer l'horizon, cherchant une quelconque fumée de feu de camp ou bâtiment.
Rien.
Pourtant, ils regardent bien dans la direction des empreintes, et le terrain est relativement plat, laissant imaginer la distance qui les sépare de leur destination.
« Et ben zut... »

Un peu plus tard, les rayons du soleil éclairent Madina dans sa totalité.
Rabano et Horias se réveillent, l'un dans les bras de l'autre, il semblerait que leur étreinte d'hier n'ait jamais pris fin.
Soupirant, ils savent qu'ils n'ont pas d'autre choix que de se lever, et vite.
Ayant les pieds au sol en premier, Rabano est déjà couvert de son armure, à quoi ça lui aurait bien servi de la retirer hier soir ?
Horias, aussi habillée mais pas encore debout, attrape la main du grand pâle, lui disant :
« Merci, Rab. J'en avais besoin. Dis, ça ne t'a pas dérangé de dormir comme ça ? Je veux dire... »
« Ne t'inquiète pas, Hori. Je comprends parfaitement. Et pour être honnête, ça m'a fait du bien, à moi aussi. Je crois qu'on en avait tous les deux besoin. »
Profitant qu'elle lui tienne la main, il l'aide à se lever tranquillement tandis que Zana est déjà debout.

Le grand pâle prend de l'avance sur les deux jumelles.
En ouvrant la porte du dortoir pour aller dehors, il se retourne et se rend compte d'un détail :
« Euuuh... Où sont Basim et Samu ? »
À sa question, les deux blondes se retournent elles aussi, constatant à leur tour du vide emplissant toutes les autres couchettes autour d'eux.
« Je ne sais pas... En fait, je ne les ai jamais vu rentrer. À croire qu'ils ont passé la nuit dehors. »
S'exprime Zana, faisant stopper les recherches de sa sœur et du grand pâle.
« Vous en faites pas. Où qu'ils soient, ils vont bien finir par revenir. »
Rassure Horias avant qu'ils ne sortent tous du dortoir.
À l'instant où ils sont enfin dehors, ils se figent net en se retrouvant face à face avec Eddra, Chanzi, et derrière eux, Skale.
« Pile à l'heure. »
Félicite la jeune femme aux cheveux gris.

Aucun des trois Soriniens ne répond, gardant un visage plutôt fermé en regardant le sol.
Et par politesse, ils n'osent pas regarder Skale, craignant le dévisager par inadvertance.
« Bon... »
Fait Eddra, assez fortement pour attirer l'attention de ses élèves à lui.
« J'imagine que je n'ai pas besoin de vous rappeler les événements récents... Et... Et je tiens à m'excuser. »
Cette première prise de parole du grand homme suffit à lever les yeux des jeunes gens face à lui.
« Je dois vous avez que je ne suis pas réellement un instructeur. Je ne suis qu'un soldat haut placé ayant la chance de savoir utiliser le Plasma, c'est tout. Chanzi et Skale, c'est pareil. Mais personne d'autre que nous ne peut instruire à sa maîtrise car personne d'autre ne peut l'utiliser et vu ce qui nous fait face... J'ai impulsivement pris la décision d'assumer ce rôle de maître pour vous... Et vous voyez ce que ça a causé. Ça ne fait que trois jours qu'on a commencé et l'un d'entre vous a déjà trouvé la mort ! »

C'est maintenant lui qui baisse les yeux.
« Si seulement j'étais resté avec vous après votre victoire sur le dragon-pique... J'aurais vaincu Nyslam sans le moindre problème et nous serions encore tous ensemble à l'heure actuelle... »
Il serre le poing, relevant sa tête et bombant son torse au maximum malgré la plaque d'acier sur son plastron.
« Mais je ne compte pas abandonner là ! Je sais qu'à nous tous, nous serons largement capables d'arrêter ces barbares et j'arriverais à être l'enseignant dont vous avez besoin ! Je vous le promets ! »
Sa détermination fait effet en premier lieu sur Horias qui hoche la tête de façon déterminée.
« Nous non plus, nous ne comptons pas abandonner ! Tu peux compter sur nous ! »
Zana et Rabano imitent son mouvement, de quoi faire soupirer Chanzi et Eddra de soulagement.
« Merci. »
Disent-ils.

« Et sinon, où sont vos deux autres camarades ? Ceux qui ont tué Nyslam. »
Prononce Skale d'un ton monocorde, juste de quoi faire en sorte que les apprentis d'Eddra ne se mettent à le regarder.
Ça leur remet à l'esprit l'absence de Basim et Samu.
Après réflexion, le grand soldat et la jeune femme se rendent compte de l'absence des deux jumeaux.
Ils scrutent toute la zone du regard afin d'en être sûr, mais ils ne les trouvent pas.
« Vous non plus, vous ne les avez pas vus ? »
Demande Zana, de quoi rendre ses supérieurs encore plus confus.
« La dernière fois qu'on les a vus, c'était à la crémation d'Awal. Après, on ne les a pas vus. On pensait qu'ils étaient avec vous. »
Explique Chanzi en haussant les épaules.
« Moi, je les ai vus, après ça. Tard dans la nuit. »
Dit Skale en s'approchant de tout le monde.
« Je ne les ai pas discernés sur l'instant, mais maintenant, je certain que c'était eux. Ils ont quitté la ville et sont partis vers là d'où je venais hier... »
Il marque une pause, voyant l'inquiétude se former sur les visages de ses auditeurs.
« Je crois qu'ils sont partis seuls à l'assaut de Sarkonge... »

Au milieu de l'océan de sable devenant de plus en plus ardent au long de la journée, deux figures humaines peuvent être vues en train de marcher péniblement.
Sans eau, les trente degrés de la matinée sont particulièrement difficiles à supporter pour des gens non-natifs de Sorina.
C'est en ayant retiré leurs plastrons qu'ils arrivent à tenir sous cette chaleur étouffante en plus de retrouver du souffle.
Aussi, le fait qu'ils se concentrent sur les empreintes de Nyslam et Skale les aide à ne pas ressentir le climat pesant.
Cependant, le temps passe, et plus la mi-journée est proche, plus la température devient lentement mais sûrement insupportable.
De plus, ils n'ont pas la moindre zone d'ombre où se reposer, leurs dos se mettent à brûler et ils n'ont jamais eu aussi soif avant ce jour.
« Et dire qu'on était optimiste... »

Trainant les pieds sous l'effet de l'épuisement, ils trébuchent sur une large roche sableuse incrustée dans l'épaisse couche de sable constituant le sol.
Ne pouvant se rattraper, ils dévalent le long d'une dune entière en soulevant un nuage de sable dans leur sillage.
Perdant facilement le nord dans cette courte cavalcade, ils finissent rapidement sur le dos en bas de la petite colline.
Détournant instantanément le regard à cause des puissants rayons du soleil, ils se retrouvent face à deux figures tristement familières.
Au sommet de deux longues jambes, les yeux brillants des ombres brillent comme à l'habitué.
« Alors ? On est perdu dans le désert et on n'a pas d'eau ? Vous pensez aux surins de secours, mais pas à la gourde ? Franchement, Basim, pour un gars qui se veut prévoyant pour le bien de son frère, tu es magistralement négligeant. »
C'est celle aux yeux bleus qui prend un malin plaisir à tourmenter Basim qui ne trouve pas l'énergie de lui répondre.
Celui qui le fait, c'est Samu, puisant dans ses dernières forces pour dire :
« Oh, tais-toi ! Vous êtes juste dans nos têtes ! Allez au diable ! »

Amusée, l'ombre aux yeux d'émeraude s'approche du deuxième jeune homme.
« Comment pouvons-nous être dans vos têtes si vous n'en avez plus ? Vu la chaleur qu'il fait, vos cerveaux doivent être de la bouillie à l'heure qu'il est. »
Il a beau se moquer, Samu ne bronche pas et le reprend :
« Justement ! Un coup de chaud peut provoquer des hallucinations ! Je me rappelle en avoir entendu parler quelque part. »
Les yeux verts sont ravis et semblent s'agenouiller à côté du jeune homme à la peau brune.
« En effet, mon cher Samu ! Tu es très intelligent. Du moins... En temps normal. Dommage que ce ne soit qu'aux portes de la mort que tu utilises ton cerveau. Si tu l'avais fait avant cette traversée du désert, vous ne seriez peut-être pas dans cet état. Même si ça devait aussi être un peu la mission de Basim de prévoir le voyage, non ? C'est juste lui qui assume le rôle de grand frère et c'est donc de sa faute si vous allez crever ici. N'est-ce pas ?»

Cette intervention de l'ombre verte laisse encore Basim dans le silence, mais certainement pas Samu qui s'emporte aussitôt.
« Arrêtez de vous en prendre à lui... Cette décision, c'est moi qui l'ai prise ! Le fautif pour la situation dans laquelle on est, c'est moi ! Si j'avais utilisé mon cerveau jusqu'au bout hier soir, on n'en serait pas là ! »
Surpris de l'intervention de son jumeau, celui au Plasma orange lui prête toute son attention.
Et surtout, les deux illusions donnent l'impression d'être satisfaites de la réponse de ce jeune homme et la façon dont il défend son frère.
« Donc... Si cette désorganisation est uniquement de ta faute à toi, c'est à toi de réparer cette erreur. Tu es d'accord avec moi ? »
Ajoute mesquinement celle aux yeux bleus, les tordants pour former un sourire.

« Non, Samu. C'est à moi de nous sortir de là ! On va s'en sortir, je te le promets ! »
S'exclame Basim, surprenant les ombres et son frère en tentant de se relever.
Trop affaibli pour tenir debout, il s'écroule et s'écrase en position assise sur un bloc de gré.
Soupirant d'épuisement, il ne peut que regarder son jumeau encore à terre avec un air plus que désolé.
« Vous êtes lamentable. »
Dit sèchement l'ombre bleue.
« Quand je pense à tout ce que sont capables certaines personnes pour survivre. Conditionnement, manipulation... Cannibalisme ? Tant de choses merveilleuses en soit. Mais là, il faut admettre que c'est juste triste à voir. »
« FERMEZ-LÀ !!! »
S'emportent les deux frères, réussissant tous les deux à matérialiser de petites mèches de flammes roses et oranges sur eux.
Dégainant leurs épées d'un mouvement frêle mais assez rapide, ils frappent les ombres avec le tranchant unique de leurs armes.

Maintenant, ils sont tous les deux debout, chacun face à une ombre qu'ils ont pris pour cible.
Leur attaque a fait mouche, mais leurs armes ne font que traverser les deux ombres sans les faire broncher d'un cil dû à leur nature intangible.
Samu en profite pour s'approcher le plus possible de celle aux yeux verts qu'il traverse déjà de son bras armé.
« On va se sortir de ce guêpier ! On va mettre fin à cette querelle ! Et enfin, nous retrouverons Wolfetsu et Scorn ! Et là, et seulement là nous pourrons éventuellement crever avec la conscience tranquille, mais pas avant ! Vous pouvez essayer de nous descendre autant que vous voulez, vous n'y arriverez pas. »
Basim a parfaitement entendu les mots de son frère, ça lui redonne assez d'énergie pour rester droit face à l'apparition bleue qui a évidemment un commentaire à dire :
« La vie est un fil fragile qui peut se rompre à tout moment. Il est tissé par le passé et est coupé par le futur. Profitons donc du présent pour le tenir. »

Sur ces mots, les deux silhouettes se dissipent et laissent les deux frères avoir une vue dégagée sur le paysage devant eux.
Le désert s'étend avec un simple changement : la présence de grands morceaux de grès parsemant le paysage.
Avec un peu plus d'observation, ils se rendent compte que ce n'est pas la seule chose à voir.
Au loin, à environ un kilomètre, une fine colonne de fumée attire leur regard sur une grande pierre biscornue semblant trouée à quelques endroits.
« C'est une... »
Commence Basim en plissant les yeux.
Samu termine sa phrase.
« Maison. »
Constatant lui aussi la bâtisse, il se voit former un sourire sur son visage.
« Et il n'y a pas de fumée sans feu ! Là-bas, il y a sûrement des gens qui peuvent nous aider ! »
Remotivé, il se met à marcher maladroitement en direction du bâtiment visiblement habité.

« Attends ! »
Lui rappelle à l'ordre Basim qui lui saisit le bras.
« Qu'est-ce qui te dis qu'ils vont nous aider ? »
« On porte l'armure de l'armée ! Arrête d'être paranoïaque, pour une fois. On est armé et on a le Plasma pour nous, on ne risque pas de se faire tuer par des pécores armés de couteaux de cuisine. »
Résigné, celui au Plasma orange libère son jumeau et ils contemplent la maison quelques secondes pour s'assurer qu'il ne s'agit pas d'un mirage.
Soupirant en voyant qu'ils n'ont pas le choix de toutes façons, il ajoute :
« C'est bon, on y va. »
Ravi, Samu prend la tête et tous les deux se remettent dans une marche un peu plus supportable qu'avant grâce à ce possible salut si proche.
Derrière eux, les deux ombres les observent partir.
« On peut aussi bien s'abreuver de sang que d'eau. »
Dit celle aux yeux verts.
« Foncer sur un coup de tête dans les dunes finit souvent par un crâne desséché dans le désert. »
Conclut l'ombre aux yeux bleus avant qu'elles ne disparaissent pour de bon.

Plus ils approchent, plus ils distinguent clairement l'anatomie du bâtiment.
En réalité, il s'agit d'une immense pièce de grès de plus de dix mètres de haut qui fut grossièrement taillé pour ressembler à un bâtiment.
Une sorte de grand rectangle rugueux en hauteur ou quelques fenêtres sont incrustées de façon asymétrique.
« C'est sympa. On dirait de l'art contemporain. »
Dit Samu sur le ton de la plaisanterie pendant qu'ils arrivent dans l'ombre projetée par l'avant de la bâtisse.
Basim ne prend pas particulièrement attention à l'aspect particulier de cette étrange demeure, ce qui l'attire sur le moment, c'est un son de grattement provenant d'un peu à côté.
En détournant le regard, il perçoit une petite écurie bâtie en vieilles planches de bois à côté du bâtiment principal.
« Ils doivent sûrement avoir des dabas. Donc, qui qu'ils soient, ils doivent avoir des liens avec les bourgs voisins... »
Cette pensée rassure celui au Plasma orange.

Continuant à marcher lentement tout en remettant leurs plastrons, ils atteignent la porte d'entrée faite d'un vieux bois noircis par le temps.
« Bon. On fait quoi, maintenant ? »
Demande Samu, timide à l'idée de frapper à la porte.
Basim fixe intensément la clenche et répond :
« Et bien... On toque, on nous ouvre, on dit respectueusement bonjour, on leur explique qu'on a une maladie de peau pour expliquer notre teinte... Ensuite, on demande gentiment de l'eau car on fait partie de l'armée et que nous sommes en mission dans ce secteur. »
« J'adore l'idée. »
Répond son frère, enfin décidé de frapper, priant pour que son poing ne traverse pas la porte.
D'un poignet fébrile, il frappe doucement trois fois d'affilée.
*toc* *toc* *toc*
Quelques secondes s'écoulent, et depuis l'autre côté, le bruit d'un loquet se défaisant se fait entendre.

Le bas de la porte frotte contre le sol râpeux de grès alors qu'elle s'ouvre en faisant apparaître la silhouette d'un homme moyen.
À première vue, il ne souffre ni de faim ni de soif, il semble même être en excellente santé.
Cet individu ressemble à tant d'autres, un visage banal, des cheveux noirs sur un grand front, une courte barbe, habillé d'une simple veste bleue, d'un pantalon foncé et de vieilles chaussures de cuir.
Pendant un instant, l'inconnu ne prononce aucun mot, se contentant de les examiner de la tête aux pieds.
« Ces armures... Vous êtes dans l'armée ? N'est-ce pas ? »
Basim s'apprête à prendre la parole, sauf que Samu lui passe devant et parle à sa place.
« En effet ! Voyez-vous, nous sommes en patrouille dans cette zone depuis un certain temps, et nous aurions l'outrecuidance de vous demander un peu d'eau si cela est possible. »
Surpris par la politesse de son jumeau, Basim n'insiste pas et laisse les choses se faire.

Après un court instant où l'étranger ne dit rien, il réussit à former un sourire et à ouvrir sa bouche contenant des dents parfaitement blanches.
« Oh, mais il n'y a aucun problème, jeunes hommes. Les soldats méritent bien un petit remontant de temps en temps. Surtout avec le beau travail qu'ils font. Et regardez-vous, vous avez l'air d'être carbonisés par le soleil. »
Samu lui sourit en retour.
« Oh, merci monsieur ! Je vous promet qu'on ne veut rien d'autre et que nous ne resterons pas plus que quelques minutes. Soyez en certain. »
L'inconnu s'avance et serre la main du jeune homme.
« Je n'en doute pas une seule seconde, mon garçon. Dis, moi, c'est ton frère, celui qui t'accompagne ? »
« Oui. Lui, c'est Basim. Moi, c'est Samu. »
Se présentant à son tour, le propriétaire des lieux donne aussi son nom :
« Ben. »

Ben lâche Samu, tenant respectueusement sa porte ouverte pour laisser passer les deux garçons en armure.
« Je vous en prie, entrez et reposez-vous un peu. Nous avons de la bonne viande sur le feu et de la bonne eau fraîche du puits. »
Samu montre son enthousiasme par un grand sourire, il s'avance de quelques pas en avant pour entrer avant d'être stoppé par Basim.
« Un instant. Nous n'avons pas parlé de ça. On ne demande qu'un peu d'eau, c'est tout. »
Ben le regarde droit dans les yeux, aucun vice ou arrière pensée n'est visible dans son regard qui a l'air juste intéressé.
« La traversée du désert nécessite beaucoup de nutriments et de calories. L'eau seule ne vous suffira pas. Ce qu'il vous faut, c'est la bonne viande du vieux Ben. »
En entendant ça, Basim et Samu sentent leurs estomacs crier famine, chose qu'ils n'avaient pas remarqué à cause de la soif.
Ils s'échangent un regard, comprenant tous les deux que dans tous les cas, ils n'ont pas le choix.
« Très bien, Ben. On accepte votre invitation. »
Se résigne Basim, gardant sa main insistante sur le pommeau de son épée.

Passant devant Samu, celui aux flammes oranges est le premier à passer la porte et à ressentir de plein fouet la fraîcheur de l'intérieur de la bâtisse.
Après tout ce temps sous le soleil de plomb Sorinien, les soldats se sentent renaître avec cette sensation d'être entouré d'air agréablement frais.
Derrière eux, Ben ferme précautionneusement la porte.
En entendant le loquet se refermer, Basim donne un coup de coude à son jumeau qui soupire du nez en posant, lui aussi, la paume de sa main sur son arme.
Par précaution, ils regardent aux alentours, examinant l'intérieur de cette maison d'un œil discret.
Tout est dans les normes architecturales qu'on peut trouver partout avec des murs de grès et un plancher fait du bois provenant des pôles.
Les seuls meubles dans la pièce sont une longue table et les chaises qui l'entourent.

« Je vous en prie, asseyez-vous. Je ne vais pas vous manger. »
Invite l'homme à qui appartient la maison avant de se diriger vers les deux frères.
Ceux-ci ne répondent pas, ils tirent immédiatement une chaise à eux et s'y asseyent l'un à côté de l'autre.
« Installez-vous confortablement, je reviens tout de suite ! »
Leur informe Ben en passant derrière eux.
Le suivant du regard, les deux frères le voient passer derrière un drap blanc qui pend au milieu de la pièce où ils sont, leur cachant la deuxième moitié de l'endroit.
De là où l'homme a disparu, une splendide odeur de viande en pleine cuisson leur vient au nez, provoquant en eux un profond sentiment d'envie et de réconfort.
« Peut-être que finalement, c'était pas une mauvaise idée de venir ici... »
Se dit Basim, se surprenant lui-même en étant visiblement appâté par la senteur.
Et au travers du fumet de viande, une légère senteur d'une plante qu'ils ne connaissent pas fait aussi acte de présence.

Revenant en apportant avec lui ce parfum de grill au feu doux, Ben pose des couverts devant les deux jeunes soldats qui restent hypnotisés par ce que captent leurs nez.
« Et voilà. On a plus qu'à attendre que ma chère et tendre épouse nous apporte le repas et vous m'en direz des nouvelles. »
Dit joyeusement l'hôte en prenant place face aux deux frères.
« Ah ? Vous avez une femme ? »
Demande Samu, intéressé à l'idée de faire un peu de conversation.
Ben sourit et lui pointe le drap sous lequel il est parti plus tôt.
« Bien sûr ! Regarde, elle est juste là. »
Du peu de lumière dans cet endroit qui doit logiquement être la cuisine, ils peuvent distinguer une figure féminine qui ne semble pas trop bouger à première vue.
« Elle est timide, ne vous fiez pas à son immobilité. C'est justement ça qui m'a séduit chez elle. »
Il joint les mains et forme un large sourire en regardant de façon insistante sa femme visible à travers le tissu.

Les trois hommes sont assis là avec aucune autre occupation que l'inspiration et l'expiration d'un air parfumé et lourd pour les deux frères et d'une attente tranquille pour Ben.
Il ne lâche pas la deuxième partie de la salle du regard, continuant d'attendre quelques minutes.
Soudainement, les ventres de Basim et Samu se mettent à gronder bien plus fort que toutes les autres fois où ils étaient affamés dans les rues.
« Bon. »
Fait le maître de la maison.
« À la connaître, on ne mangera pas avant la prochaine pluie ! J'y vais, si vous me le permettez. »
Aucun des deux frères ne lui répond, c'est comme si toute l'énergie si minime soit-elle qui leur est nécessaire pour parler les avait abandonnés.
Samu pense que c'est seulement à cause de la faim qu'il se met à un peu perdre de sa concentration et ses moyens, mais Basim réussi à chercher plus loin.
Il ne comprend pas comment il peut ainsi baisser sa garde au fur et à mesure que le temps passe ici juste à cause d'une bonne odeur, ça va à l'encontre de son caractère.
Et pourtant, il n'arrive pas à y mettre les mots, son cerveau est comme éteint.

« Et voilà, messieurs. »
Prévient Ben, en surgissant encore de derrière les rideaux blancs, apportant avec lui une nouvelle rafale de cette émanation qui est normalement agréable.
Sauf que cette fois, Basim a l'impression que l'air parfumé lui pénètre directement à l'intérieur de son crâne en perforant sa cavité nasale.
Le temps que les soldats clignent des yeux, ils se retrouvent avec des assiettes contenant une splendide tranche de viande bien juteuse face à eux.
Leurs estomacs crient encore plus fort que jamais.
Avant qu'ils ne rassemblent suffisamment de forces pour se saisir des couverts, Ben prononce à haute voix :
« C'est magnifique. N'est-ce pas ? On aimerait que ces moments durent éternellement. »
Contre toute attente, Basim tourne la tête vers lui, lui disant :
« Merci de votre hospitalité, mais je crains que nous ne partions bientôt. Mais nous vous remercions pour ce repas et de l'eau que vous allez nous donner. »

Leur hôte forme une expression tout à fait perdue sur son visage, comme en cas d'imprévu, il ne sait pas réellement quoi dire à ça.
« Ah oui... L'eau, bien sûr. Où avais-je la tête ? »
Il refait un voyage, et cette fois, l'air qu'il fait venir aux jumeaux leur donne l'impression que quelque chose leur frappe l'intérieur de la tête.
Se tenant le front de douleur, ils s'écroulent sur la table.
Basim venait tout juste de retrouver la parole, il l'a à nouveau perdu.
« Décidément, il est temps pour vous de vous hydrater. Le mal de crâne est souvent un signe de déshydratation. »
Ben rempli une petite tasse d'argile d'une eau alcaline et fraîche, Samu s'en saisit le plus vite possible et boit tout le liquide d'une traite.
Basim hésite avant de prendre sa tasse, mais son instinct lui dit qu'il n'a pas le choix, il doit boire.
Ainsi, poussé par son instinct primaire de survie, il boit à son tour d'une traite.
Voyant ses invités s'abreuvoir goulûment, Ben sourit jusqu'aux oreilles.

Basim et Samu se tiennent contre la table, à deux doigts de s'écrouler tellement cette douleur au crâne prend de l'empereur.
« Vous avez bu trop vite et l'eau est froide. Donc ça fait mal, vous auriez dû être plus prudents. »
Se mettant à respirer par grandes bouffées par la bouche, les deux frères se mettent à saliver.
« Goûtez donc la viande, mes amis. Elle est encore chaude. »
À l'instant T, ils ne veulent pas manger, mais c'est plus fort qu'eux, leurs mains tremblantes bougent toutes seules.
Saisissant le couteau et la fourchette, ils se coupent chacun un morceau qu'ils conduisent à leurs bouches.
« Alors ? »
Demande Ben, pris d'une soudaine impatience.
« C'est bon... C'est différent de ce dont on a l'habitude... »
Répond Samu, restant poli en retrouvant un chouïa la capacité de parler.
L'homme assis avec eux écarquille les yeux, un détail a vraiment l'air de l'interloquer.
Surtout, il comprend qu'il y a quelque chose d'inhabituel chez les deux frères qu'il héberge.

Mangeant leurs plats au complet sans réelle envie ni considération pour ce qu'ils ingèrent, ils se sentent ailleurs, dépourvus de tous les sens humains à l'exception de la vue.
La douce odeur présente dans la pièce ne les atteint plus, mais ils la respirent encore et ce durant tout le long du repas.
Basim n'arrive pas à convaincre son esprit, mais son instinct lui dit que quelque chose ne va pas, que lui-même a l'air d'avoir été reprogrammé d'un moyen ou d'un autre pour une raison qu'il n'arrive pas à trouver.
À chaque fois qu'il tente de penser, son esprit se trouble et se déforme devant ses yeux, l'empêchant d'avoir la moindre pensée cohérente.
Continuant d'essayer de faire marcher son cerveau, il n'arrive qu'à se faire saigner du nez et à ressentir une intense chaleur au fond de lui.

Samu, dégoulinant de sueur, arrive à se lever de sa chaise, ayant les mêmes symptômes que son jumeau.
N'ayant pas la force de se tenir debout tellement ses jambes flageolent, il s'appuie contre le mur.
Ses facultés mentales sont tout autant bridées que celles de Basim, mais ils arrivent tous les deux à entendre et à filtrer ce qu'ils entendent de Ben.
« Je reconnais bien là les soldats de Madina. Toujours aussi manipulables. »
Tombant lentement au sol, celui au Plasma rose se met à cracher du sang, pareil pour le manieur de flammes oranges qui s'écrase au sol.
« Qu'est-ce... Que tu... »
Disent-ils à l'unisson, tentant désespérément de ramper jusqu'à la porte d'entrée.
Ils n'arrivent pas à faire quelques mètres que Ben les dépasse et laisse violemment tomber un brûleur d'encens duquel s'échappe une fine fumée blanche devant eux.

En respirant cette fumée de si près, ils ont l'impression d'avoir des aiguilles directement plantées dans leurs cerveaux.
« La dawaa. Séchée et brûlée, elle devient la parfaite plante pour quand on reçoit des invités imprévus. »
Étant à bonne distance de ce diffuseur maintenant éteint, Ben fait sortir deux morceaux d'une épaisse mousse de ses narines.
« Surtout quand ces invités sont des putains de sans-patrie. Sérieux, comment vous avez fait pour intégrer l'armée ? »
Basim se retourne sur le dos, montrant son visage furieux, suintant de sang par tous les orifices.
Le seul regard que lui envoie Ben n'est ni malveillant ni bienveillant, il donne juste l'impression d'être affamé.
« On ne me la fait pas à moi. À voir votre gueule, c'est sûr que vous avez volé ces armures pour vous faire passer pour ce que vous n'êtes pas. »

Samu aussi réussi à se retourner pour faire face à l'homme, prêt à dégainer son épée.
Sauf que son mouvement est trop lent et Ben réussi à lui faire lâcher son arme d'un simple coup de pied.
Salivant, il continue de parler.
« De plus, la viande que je vous ai donné était assaisonnée de venin de scorpion sueur, un venin aussi efficace à la piqûre qu'au touché, ou à l'ingestion... Et c'est là que je vous tire mon chapeau, car je vous ai fait ingéré trente fois la dose létale qui paralyse n'importe qui en quelques secondes... Votre métabolisme est incroyable... Donc je me demande... »
Lentement, il se penche pour que son visage soit le plus proche possibles de ceux de Basim et Samu qui sont couverts de délicieux sang bien chaud.
Sans aucune hésitation, il lèche les deux frères chacun leur tour, souriant d'extase, il s'exclame :
« Je me demande quel goût vous allez avoir... »
Sur les mots de Ben, Basim, en proie à une profonde colère, avance sa main dans l'espoir de toucher Ben et de lui briser le crâne.
Sans Plasma et surtout sans aucune force restante, son mouvement se stoppe et sa main tombe lourdement par terre.
Ni lui ni Samu ne montrent plus le moindre signe de vie, mais ils peuvent encore entendre ces quelques mots :
« De la bonne viande... »
C'est fini, ils perdent connaissance.

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