TROIS
MARLY
Coucou, c'est moi.
La lettre commence de cette façon. Mes yeux ne quittent pas les mots, noircissant le papier.
En rentrant tout à l'heure au Manoir, tout le monde m'attendait dans le salon. Personne n'a osé émettre une quelconque hypothèse, comme si l'enveloppe renfermait une substance empoisonnée.
Malgré leur insistance, j'ai préféré m'isoler avant de l'ouvrir. Je savais déjà que les écrits dissimulés à l'intérieur m'atteindraient davantage que du poison.
C'est pourquoi, c'est seulement une fois dans ma chambre, sous les yeux des tableaux de Anty et des miens, que je me suis résignée à ouvrir la boite de Pandore. La lettre ne renfermait peut-être pas l'espoir, mais c'était en tout cas l'impression que j'en avais.
Alors que mon regard parcourt de nouveau le paragraphe, je cherche un nom et jusqu'à la fin, je crois qu'il apparaîtra. Cependant, l'expéditeur ne désire visiblement pas que je le contacte. Il ne me dit pas qu'il m'aime, il ne me dit pas que je lui manque et n'explique pas pourquoi il m'a abandonné.
Après avoir relu la lettre plusieurs fois, je commence à me convaincre que j'ai faux sur toute la ligne ; dès la mention de mon nom sur l'enveloppe, mon inconscient a tout de suite pensé à ma famille biologique, mais cela ne semble pas être le cas.
Je parie que tout le monde en bas, dans le salon, est persuadé que mes parents viendront bientôt me chercher.
Je n'y compterais pas. Cette lettre n'évoque rien de tout cela. Elle transmet de drôles de messages qui ne signifie rien pour moi.
Coucou, c'est moi.
Les prochains jours seront énigmatiques. C'est normal et nécessaire.
Souvent, lorsque certaines choses deviennent confuses, l'essentiel devient très clair.
Tu découvriras des choses abominables et tu devras les taire à tout le monde. Mais tout ira bien parce que je serais là pour toi, d'accord ? Qu'importe ce qui se passe, tu auras toujours une personne de confiance à tes côtés.
Un bruit résonne à la porte de la chambre. Quelqu'un toque contre le bois.
« Marly ? » appelle la Directrice.
Je me dépêche de ranger la lettre sous mon oreiller et récupérer un bouquin qui traine sur le sol. Je m'avance vers la porte et l'ouvre. Madame Hermary, haute et sévère dans son uniforme noir, me toise de haut en bas.
« Comment te sens-tu ? »
Je fronce les sourcils comme si je trouvais la question bizarre.
« Comment ça ? »
Hermary grimace ;
« Les enfants m'ont sauté dessus dès que j'ai franchi les portes de l'Orphelinat. Ils m'ont dit ce qu'il s'était passé. Tu as reçu une lettre, c'est exact ? »
Je n'ai pas réfléchis en cachant la lettre sous mon coussin. Je ne réfléchis pas davantage lorsque je mens de manière éhontée.
« Oh, ça. Faut pas s'en faire. C'est une blague de Joan.
-Une blague ? » répète la Directrice comme si elle n'avait aucune idée de ce que signifiait ce mot.
J'acquiesce avec un rictus ;
« Une plaisanterie, si vous préférez. Allez, avouez que c'est drôle. Elle a réussi son coup. Ça fait jaser tout le monde. »
La Directrice m'observe encore un instant, avant de céder ;
« Très bien. N'oublie pas que nous avons un cours de tir à l'arc dans une demi-heure.
-C'est noté, » répliqué-je.
Les yeux de Hermary s'attardent dans ma chambre par-dessus mon épaule, à croire que la lettre va surgir jusqu'à elle comme par magie. Lorsque sa silhouette s'éloigne enfin dans le couloir, je referme la porte et m'y adosse.
Mon regard vagabonde jusqu'à mon oreiller.
Je vais devoir trouver un meilleur endroit pour dissimuler mes secrets. C'est le premier endroit où Hermary ira fureter, profitant de ma présence au cours de tir à l'arc pour venir jeter un coup d'œil dans ma chambre.
J'ignore d'où me vient cette intuition, mais elle est intense. Je m'approche à pas lents de mon lit, dépose le livre sur la couette et récupère la lettre. Le papier me paraît très froid.
En relisant les lignes, je comprends que je ne possède aucune intuition. Avant que la Directrice ne se pointe à ma porte, les dernières phrases ont sans doute retenu l'attention de mon esprit, et ce, d'une manière inconsciente.
La lettre se termine ainsi ;
Je t'écris tout cela avant de partir. Je ne sais pas si on va se revoir alors je préfère te prévenir.
Cet endroit n'est pas ce que tu crois. C'est un passage.
MORDICUS
« Qu'est-ce qui te fait croire qu'on trouvera des réponses ici ? demande Joan à Marly.
-Parce que chaque fois que j'ai une question, Hermary me dit d'aller jeter un coup d'œil à la bibliothèque.
-Tu sais, dit Joan, ces textes sont écrits par de vrais gens. Ça veut dire que c'est une bibliothèque de la connaissance humaine, et pas du savoir universel. C'est pas magique, Marly.
-Ça vaut le coup d'essayer.
-Souvent, j'ai l'impression que tu es stupide...
-Oh, attends, trouvé.
-... avant que tu ne me prouves que tu as toujours raison sur tout. » termine Joan en levant les yeux au ciel.
Les filles tournent dans un deuxième rayon de livres. Je recule pour éviter qu'elles me remarquent, mais mon coude percute une étagère, mes pieds se prennent dans une pile de bouquins laissée sur le sol et je tombe en arrière dans un amas d'ouvrages. Lorsque mes yeux se lèvent, les deux filles m'observent. Elle me font face, bien campées sur leurs jambes.
« On peut t'aider à nous espionner, Momo ? lance Marly.
-Je...
-Tu n'es pas très doué, cela dit, relève Joan. N'en fais pas ta vocation.
-C'est pas ce que... »
Bestie choisit ce moment pour jaillir et nous annoncer que le cours de tir à l'arc ne va pas tarder à débuter. Les filles hochent la tête et s'éloignent. Marly porte une pile de livres entre les bras, mais je n'arrive pas à en distinguer un seul titre. Le temps que je me remette sur pieds, elles sont déjà sorties de la bibliothèque.
Je grommèle en mon for intérieur et m'oblige à aller me préparer pour le cours. Je grimpe les escaliers jusqu'au second étage, entre dans ma chambre et enfile la tenue de sport adéquate pour le tir à l'arc.
Cela comprend une tunique serrée pour éviter les vêtements volants susceptibles de s'accrocher à l'arc, mais également des gants en cuir, dont les manches s'étirent jusqu'aux avant-bras, agrémentées d'une palette de protection pour que la corde ne claque pas sur le bras, porteur de l'arc. On est également obligé de porter un casque en cuir en cas de flèches perdues. Ce dernier, malgré la sangle pour le régler, me tombe toujours sur les yeux.
Rejoignant ma porte, je passe devant le miroir et mon regard intercepte celui mon reflet. On dirait un croque-mort qui a revêtu la tenue d'un gladiateur ou pour faire simple, j'ai l'air ridicule, comme toujours.
Lorsque je rejoins le jardin-arrière de l'Orphelinat, les quinze élèves d'aujourd'hui s'y trouvent déjà, incluant Joan et Marly.
Sans les regarder, je saisis l'arc et le carquois remplis de flèches qui me sont attribués pour la leçon. Je me poste en rang à côté de Marly. Joan est sur sa droite et me lance un mauvais regard. Je n'ai jamais apprécié Joan, mais j'ai toujours estimé Marly ; elle est plus intelligente que la plupart d'entre nous. C'est une qualité qui entre dans mes critères de considération.
« J'ai entendu dire que tu avais reçu une lettre, lancé-je, l'air de rien.
-Mmh. C'était juste une blague, grommelle Marly en encochant une flèche.
-Une blague ?
-Oui. Une blague.
-Vraiment ?
-Une blague. Une plaisanterie. Une galéjade. Un canular. Reçu ? »
D'un geste, elle tend sa corde et vise les cibles qui se trouvent à plusieurs mètres à l'autre bout du jardin enneigé.
« De qui ? » insisté-je.
Marly tire et la flèche s'enfonce dans la partie jaune du cercle, le plus à l'extérieur. À côté, la cible de Joan en comporte déjà trois au centre. C'est la meilleure élève de ce cours. L'adjointe de la Directrice l'encense à chaque bilan du mois.
On ne me congratule jamais pour le nombre de bouquins que je lis et pourtant, je m'interroge sur laquelle de ces activités est la plus utile ? Dans quel contexte, aurons-nous l'obligeance d'utiliser un arc et des flèches alors que Monsieur Brunnec de l'autre côté de la rue possède un Glock 44 ? Madame Hermary dit que c'est pour travailler l'esprit et la précision. Je réplique qu'il y a les livres pour ça. Pooja ajoute que ça rentre dans le cadre du Manoir et de nos attelages de chevaux.
Cette dernière, pourtant l'ainée de tous, se croit souvent dans un roman. Les histoires de fées de Hermary lui ont monté à la tête après toutes ces années. Si je lui disais avoir croisé une licorne en revenant au Manoir ce matin, pas sûr qu'elle remette en question ma fable.
Marly encoche une nouvelle flèche. Je me rends compte qu'elle n'a toujours pas répondu à ma question ;
« Une blague de qui ? répété-je.
-De Joan.
-De Joan ? »
Marly me jette un coup d'œil agacé ;
« Je parle elfique ou quoi ? Oui. Une blague. Oui. De Joan. »
La tête de Joan dépasse de la silhouette de Marly, tel un coucou jaillissant de son horloge.
« Ou peut-être est-ce de toi ? lance-t-elle. Tu as l'air de trouver cet événement si intéressant. »
Je lève les yeux au ciel ;
« Bien sûr que je suis curieux. C'est la première lettre de l'Orphelinat depuis cinquante années. C'est troublant pour tout le monde. Elle doit forcément contenir des informations importantes. »
Marly finit de tirer, rate encore, puis se tourne vers moi ;
« Tu sais ce que je trouve de troublant ? C'est que tous les autres m'ont seulement demandé ce qu'avait dit ma famille et que toi, tu n'y fais pas référence.
-Tu ne m'en as pas laissé le temps, » je me défends.
Marly fait mine de se gratter la tête avec l'embout de son arc, comme si elle réfléchissait.
« Alors tu crois que ce courrier provient de mes parents ?
-Euh... tu ne viens pas de dire qu'il venait de Joan ? balbutié-je.
-Tu sais quoi ? reprend Marly avec un drôle de sourire. Peut-être que tu peux essayer de te mettre à ma place, Momo ? Tu es le premier suspect de la liste.
-Je peux me permettre de te demander pourquoi ?
-Depuis des mois, tu bassines tout le monde en répétant que nous n'avons pas de famille et que nous n'en avons jamais eu... glisse Joan.
-Aurais-tu changer d'avis ? enchaine Marly. Et nous sommes quoi, selon toi ? Des robots ? Des fantômes ? »
Marly m'embrouille le cerveau avec son inquisition. Je secoue la tête, cherchant quelque chose qui pourrait l'interpeller. L'Adjointe vient à notre hauteur et me reproche de n'avoir pas encore exercé.
Je m'excuse et me concentre sur ma cible. Je n'ai jamais atteint le centre de toute ma vie. Je n'ai aucune attente. Marly et Joan m'ignorent de leur côté, focalisées sur leurs gestes.
« Vous avez raison, dis-je finalement, les yeux rivés sur le centre rouge. Je vous espionnais. »
Je relâche la corde qui vibre et envoie ma flèche strier l'atmosphère jusqu'à s'enfoncer en plein milieu de la cible.
J'entends l'Adjointe de la Directrice qui me félicite depuis l'autre bout du jardin. Je me tourne vers les filles. Les regards de Marly et Joan passent de la cible à moi. Je m'appuie sur mon arc comme sur une canne et répète ;
« Dans la bibliothèque, je vous espionnais. »
Marly plisse les yeux, essayant de comprendre ce que je cherche à faire en avouant la vérité et j'y viens ;
« Parce que je remets les choses en question, enchainé-je. Je sais que la lettre est importante. Je sais qu'il ne s'agit pas d'une blague.
-Vraiment ? grince Marly. Le meurtrier passe aux aveux ? »
Je secoue la tête ;
« Depuis quand le premier suspect de la liste est-il le véritable coupable ? »
Marly et Joan échangent un regard ;
« Mmh, tu possèdes un bon argumentaire, reconnaît Marly. Mais c'est ce qu'un bon assassin dirait pour se dédouaner de sa mauvaise farce.
-Une mauvaise farce ? dis-je avec un sourire. Si vous tenez vraiment à faire avaler ce bobard aux autres, il faut être plus convaincantes, les filles. Marly s'en sort bien, mais tu mens comme un pied, Joan. »
Joan redresse le menton, les yeux étrécis ;
« Et toi tu...
-Joan, la coupe Marly en m'observant. Mordicus... tu as toujours été certain de... la potentialité de plusieurs choses impossibles.
-Ne me dis pas que tu crois un seul mot qui sort de sa bouche ? » proteste Joan.
Je l'ignore et me concentre sur Marly.
Pour la première fois, je vois dans ses yeux, une expression que je n'ai aperçu jusqu'ici, que dans le reflet de mon miroir. C'est la certitude qu'il existe quelque chose de plus grand, quelque chose qui n'est pas si évident à remarquer, quelque chose qu'on doit apprendre à voir avec des yeux qui sont seulement habitués à regarder ce qui se trouvent juste sous le bout de son nez.
« Est-ce que tu peux nous aider ? demande Marly. À découvrir ce qui est caché ?
-Marly... hésite Joan.
-Oui, dis-je. Je suis même doué pour ça. »
JOAN
Plus les heures s'égrènent, plus j'ai un mauvais pressentiment. Marly s'investit un peu trop sur la base de quelques phrases sur un bout de papier dont l'auteur est inconnu. Et s'il s'agissait réellement d'une farce de Mordicus ? Ça serait bien son genre. Il ne cherche que le chaos pour tout le monde, provoque d'innombrables disputes et invente toutes les histoires du monde pour se faire remarquer.
Marly n'est pas réputée pour être naïve, mais c'est l'une des premières fois depuis le début de notre amitié, où j'ai l'impression de devoir la protéger de l'issue de cette histoire. Comme si rien de bon ne pouvait en sortir. Je n'aime pas ressentir ce genre d'émotions. Ça donne l'impression que Mordicus a raison en disant que ce qui se trouve dans cette lettre est important.
J'aimerais le nier avec plus de convictions que ça, mais j'en suis incapable.
Marly refuse de me laisser lire la lettre. Elle n'y autorise pas Mordicus non plus. Je crois qu'elle a peur et je n'ai jamais vu Marly avoir peur. Ça me terrorise.
Nous nous trouvons tous les trois dans la chambre de Marly et des dizaine de livres, récupérés à la bibliothèque, sont étalés tout autour de nous.
« Nous cherchons donc quelque chose en rapport avec un passage, répète Mordicus en feuilletant les pages d'un bouquin, ajoutant un marque page, griffonnant quelque chose sur le papier et passant à un autre livre. C'est l'une des symboliques les plus courantes dans tous les récits. »
Je croise les bras en les toisant tous les deux, plongés dans leur recherche ;
« Génial, marmonné-je en avisant la pile de livres déjà sélectionnés par les deux enquêteurs et qu'ils nous faudra de nouveau trier plus tard. Ça nous avance beaucoup tout ça. »
J'essaie de réprimer mon amertume, mais je peine.
Marly m'a déjà reproché tout à l'heure le fait que ma rancœur soit seulement dû au fait que je me fiche des activités intellectuelles.
C'est peut-être vrai, mais ça me vexe.
Je sais que je suis inutile à ces jeux-là. Je ne sais pas y faire.
Cela ne m'empêche pas de cogiter pour trouver un plan dans lequel je serais un atout et pas un boulet qui ronchonne dans un coin de la pièce pendant que les autres travaillent. Une trentaine de minutes plus tard, une idée commence à faire son bout de chemin dans mon esprit.
Je ne suis pas habituée à ces éclairs de génie, alors je laisse échapper les mots comme je les pense ;
« Madame Hermary est la Directrice de l'Orphelinat.
-Oui, acquiesce Mordicus en écrivant un énième commentaire dans la marge d'un ouvrage. Et où est-ce que Einstein veut en venir avec cette remarque pleine de perspicacité ? »
Je grince des dents et siffle ;
« Je veux dire... que Madame Hermary est la Directrice de l'Orphelinat. Elle doit être la personne qui en connaît plus sur cet endroit que n'importe qui. Si un indice existe, il ne peut se trouver que dans son bureau. »
Pendant une seconde, Marly et Mordicus se figent dans leur lecture sans un mot, puis synchronisés, ils relèvent la tête pour me regarder ;
« Quoi ? grogné-je. La débile du groupe a trouvé une piste intéressante, et c'est si surprenant que ça ?
-Eh bien... commence Mordicus, comme pour confirmer.
-Tais toi, le coupe Marly. Joan, c'est une idée géniale. On finit juste avec nos recherches et on essaie cette approche.
-Ou alors je peux le faire de mon côté pendant que vous continuez avec vos trucs ennuyeux.
-Non. On ira ensemble. On a bientôt fini. »
Mon regard contemple la montagne de bouquins qui encombre la chambre. J'adresse un regard perplexe à Marly.
« Par bientôt, tu veux dire dans trois semaines ? Parce que d'ici une heure, je serais de retour. »
Marly referme le livre qu'elle tient entre les mains et se redresse ;
« Tu ne peux pas fouiller toute seule le bureau de la Directrice.
-Pourquoi ? lancé-je en grimaçant. Je risquerais de rater un détail essentiel que vous, les génies, n'auraient jamais négligé ? »
Marly fronce les sourcils ;
« Quoi ? Mais non, c'est pas du tout ce que... Tu pourrais être punie, Joan.
-Rien que je n'ai jamais vécu, observé-je.
-Peut-être, mais là, ce serait de ma faute. »
Je laisse un instant sa phrase flotter dans l'atmosphère avant d'ajouter ;
-Alors je répète ; rien que je n'ai jamais vécu. »
L'expression qui se dessine sur le visage de Marly montre à quel point je l'ai blessé. Je n'ai jamais auparavant relancé le sujet de l'épicerie, la punition injuste que nous y avons subi et l'abandon de Marly.
Parce que c'est Marly, parce que je m'en fiche et parce que peu importe nos erreurs à l'une et l'autre, nous avons décidé d'en accepter toutes les conséquences ensemble depuis longtemps. C'est un pacte, implicite peut-être, mais dont nous avons conscience toutes les deux.
Je refuse cependant que Marly me considère seulement comme un acteur secondaire dans une situation qui n'est, ni une blague, ni un de nos jeux de gamins, mais quelque chose de sérieux qui vient de lui tomber dessus.
Je refuse de croire qu'elle me considère uniquement comme une amie dans les moments frivoles pour me trouver inutile dans les instants qui importent vraiment.
Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne.
Ce n'est pas ça, l'amitié.
MARLY
Mordicus a trouvé quelque chose. Une piste. Il s'agit du lac. Lorsque nous en venons à cette conclusion, mon premier réflexe est de chercher Joan des yeux pour lui dire. J'ai oublié qu'elle est déjà partie depuis une heure.
« Va te préparer, dis-je à Mordicus. Je vais chercher Joan. »
Il hoche la tête et quitte la pièce.
Je retrouve Joan dans sa chambre. Elle me tourne le dos, assise sur le rebord de l'immense fenêtre. L'air est frais aujourd'hui, mais pas glacial. La chambre a pourtant des allures de réfrigérateur, et ce, malgré les fresques de canyons et du désert américain qui parcourent ses murs.
« Hé, » dis-je en avançant dans la chambre.
Elle ne répond pas alors je la rejoint, enjambe la fenêtre, puis m'assoie à côté d'elle. Ses pieds pendent dans le vide et elle fume une cigarette. Nos épaules se touchent. Sans le regarder, Joan tire sur sa cigarette. La fumée s'échappe de sa bouche pour rejoindre le ciel clair hivernal.
À côté de nous, sur le rebord de la fenêtre, repose une vieille radio. On y entend la voix de Madame Hermary discuter avec une des Adjointes. C'est un système d'espionnage que nous avons mis en place depuis longtemps.
« Depuis tout ce temps, elle n'a toujours pas quitté son bureau ? » demandé-je.
Joan secoue la tête sans répondre. Pendant une minute, j'ignore comment redémarrer la conversation. Finalement, je reprends ;
« On pénètrera dans son bureau à notre retour d'accord ? Mordicus et moi avons trouvé quelque chose de bizarre à propos du lac. »
Heureusement, la curiosité de Joan l'emporte sur sa colère.
« Le lac ? demande-t-elle en levant enfin les yeux vers moi.
-Oui. Selon les archives de l'Orphelinat, le lac n'existait pas il y a encore quelques années.
-Combien de temps exactement ? »
Je secoue la tête ;
« Ce n'est pas précisé. Mais on a décidé de s'y rendre. Mordicus dit que les lacs sont souvent représentés comme des passages. Ça pourrait correspondre.
-Ah, alors si c'est Mordicus qui le dit...
-Ne sois pas vache, Joan. Il essaie d'aider.
-Tu es vraiment sure de ça ? »
Sa question est sincère. Elle ne croit pas que Mordicus ait de bonnes intentions. Alors je réponds ;
« Je suis seulement sure qu'il veut prouver à tout le monde que quelque chose sonne faux dans cet endroit depuis la nuit des temps. S'il veut nous utiliser pour y parvenir, qu'à cela tienne. »
Le regard de Joan devient confus ;
« Alors tu n'as pas réellement confiance en lui.
-Je n'ai confiance qu'en toi. »
Elle a l'air de méditer un instant sur la réponse et finalement, écrase son mégot de cigarette dans le cendrier. Elle éteint la radio et nous rejoignons l'intérieur de la chambre.
« Allons jeter un coup d'œil au lac, dans ce cas, dit-elle en enfilant un pull chaud. Puis nous passerons dans le bureau de Hermary.
-Parfait, dis-je en claquant des mains. Tu n'es plus fâchée ? »
Joan fronce les sourcils ;
« Je n'étais pas vraiment fâchée.
-Non ?
-Non... C'est juste... Je veux que tu me laisses t'aider. »
Je hoche la tête.
Nous retrouvons Mordicus dans le hall, vêtu de son manteau, de ses bottes et de son bonnet, le tout couleur noir charbon.
Il s'énerve dès qu'il nous voit arriver ;
« Qu'est-ce que vous fichiez ? Je vous attends depuis presque un quart d'heure. »
Je m'assois pour enfiler mes bottes pendant qu'il ronchonne. Je fais mes lacets, puis finit par relever la tête ;
« Tu sais, l'avantage de l'orphelin, c'est de ne pas subir l'obligation de compte rendus à qui que ce soit. Alors n'endosse pas le rôle de l'adulte. Personne n'aime les enfants qui font ça. »
Mordicus serre les dents ;
« Je suis juste responsable.
-Non, tu es juste barbant. » lance Joan.
Mordicus secoue la tête, incrédule ;
« Je ne comprends pas comment toutes les deux, vous n'en faites qu'à votre tête depuis toujours. À croire que toutes les interdictions, vous devez les enfreindre.
-C'est surtout Marly, glisse Joan.
-Et qu'est-ce qui te choque ? j'ajoute à l'adresse de Mordicus. Tu as une sacrée réputation aussi que je saches; tu t'amuses toujours à chercher des noises à tous les pensionnaires de l'Orphelinat
-C'est différent, s'obstine-t-il. Et puis, la plupart du temps, c'est juste Pooja qui me tire par les oreilles. Toi c'est sans arrêt Hermary que tu te coltines sur le dos. Et Hermary, c'est l'autorité. Nous sommes censés lui obéir en quelque sorte. »
Je souris en me redressant et enfile mon manteau.
« C'est le second avantage de l'orphelin, Mordicus. Nous n'appartenons à personne.
Nous n'appartenons qu'à nous-mêmes. »
MORDICUS
Je n'en reviens pas. Quelqu'un m'a devancé. Et d'une manière bien plus intelligente. Cette personne ne se contente pas de présenter des preuves en essayant de convaincre Marly. Elle l'oblige à se poser des questions, la pousse à trouver la réponse elle-même, et c'est pourquoi lorsqu'elle comprendra, elle ne pourra que l'accepter.
L'auteur de la lettre, en revanche, en sait beaucoup plus que moi. Si je continue de suivre Joan et Marly, je suis certain de découvrir bien plus que ce que j'imaginais. Une question que je me pose, en revanche, c'est pourquoi, de tous les enfants de l'Orphelinat, avoir choisi Marly ? Pourquoi la petite Marjorie Lynberg et pas un autre ? Pourquoi pas moi ?
Marly dit qu'on doit trouver un passage. Le lac est un bon début, mais j'ai une autre petite idée sur la question. Comme je n'ai aucune certitude, pour le moment, je préfère me taire.
« Pourquoi est-ce qu'elle me fait confiance ? » me risqué-je à interroger Joan tandis que Marly prend la tête de notre petite expédition et marche quelques mètres devant nous.
Joan hausse les épaules, alors j'insiste ;
« Non, vraiment, pourquoi ? »
Pendant un moment, je crois que même Joan ne connaît pas la réponse. Lorsqu'elle finit par parler, je comprends qu'elle réfléchissait simplement à la question. Les yeux rivés sur le chemin, elle dit ;
« Ce qui s'applique aux autres, ne s'applique pas à elle.
-Je n'ai pas besoin de charabia, la contré-je.
-C'est la vérité, dit-elle avec une sorte de grimace. Son cerveau est différent. De temps en temps, elle a des idées qui paraissent chimériques, mais elle se démène ensuite pour démontrer à quel point elles sont crédibles et évidentes, au final.
Je ne comprends toujours pas, mais une bribe de conversation espionnée dans la bibliothèque me revient en tête ;
Souvent, j'ai l'impression que tu es stupide... avant que tu ne me prouves que tu as toujours raison sur tout.
« Tu dois représenter un intérêt pour elle, » dit Joan, en me regardant. C'est comme ça. Marly est la fille des impossibles. »
Après une petite trotte, nous atteignons enfin notre destination. Le lac est magnifique, quel que soit l'heure de la journée. De jour, les nuages se reflètent sur sa surface constituée d'une épaisse couche de glace. Et lorsque la nuit tombe, les étoiles s'y répartissent, plongée dans une couverture abyssale.
Avec la neige immaculée qui borde ses rives et les environs argentés et laiteux s'étendant dans un rayon de six kilomètres, le lac donne réellement l'impression d'être un passage vers un autre monde. Je me retiens de parler. Si je me mets à débiter de telles bêtises, Marly et Joan se moqueraient sans doute de moi. Mes yeux contemplent les lieux. La couche de glace qui recouvre l'eau est dure comme du béton. De toute notre enfance, nous n'avons jamais vu le lac sans gèle. Les températures n'ont jamais été suffisamment élevées pour cela.
Déterminée, Marly nous devance. Elle observe un instant les berges enneigées puis d'un pas prudent, avec ses bottes cramponnées, elle avance sur la glace.
« Je me demande ce que veulent nous montrer les indices de la lettre en nous menant jusqu'ici, dit Joan. Enfin, si c'est vraiment ici qu'on doit se rendre... »
Elle fait la moue ;
« Avec Marly, nous venons depuis des années sans jamais rien remarquer d'extraordinaire. »
Debout sur la rive, nous observons un instant Marly qui marche sur la glace, la tête baissée et le regard furetant, sans doute à la recherche d'une piste.
Maintenant que nous y sommes, je pense en toute honnêteté que c'est peine perdue et à l'expression qu'affiche Joan, elle aussi.
Je veux dire, voilà combien d'années que chacun d'entre nous venons dans le coin et l'extraordinaire n'a toujours existé que dans notre imagination.
À peine cette pensée surgit-elle dans mon esprit, qu'un craquement se fait entendre. Il est si imperceptible que je crois un instant l'avoir imaginé. Mais il se répète une minute plus tard et c'est au tour de Joan de froncer les sourcils.
Un troisième craquement retentit. Marly est à présent presque au milieu du lac. Elle a arrêté de bouger. Quand elle relève la tête vers nous, Joan m'agrippe le bras ;
« Euh, Mordicus, est-ce que... ?
-C'est impossible. » soufflé-je.
La couche qui recouvre la surface du lac est bien trop épaisse pour se briser sous le poids de quiconque.
Pourtant, trois secondes plus tard, le givre cède et sous nos yeux, Marly passe à travers la glace.
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