SIX
JOAN
Le froid est coupant, aujourd'hui. La brise qui souffle n'est pas très puissante, mais elle suffit à pétrifier mes joues. Entre le manteau, les gants et le bonnet, mon visage est la seule partie de mon corps, exposée à l'atmosphère, et il en paie le prix. Même parler devient plus difficile. D'un autre côté, je suis concentrée sur l'effort physique, alors c'est plutôt bénéfique si j'économise ma salive. Charles m'aide à ranger une énième caisse, laquelle rejoint une dizaine de plus, encombrant l'arrière de la charrette. Nous en saisissons une autre lorsqu'il me lance :
« Je n'ai jamais compris comment tu faisais, tu sais ? »
Charles possède un an de plus que moi. Il n'est pas très grand, mais plutôt costaud de carrure, et la couleur de ses cheveux lui a longtemps valu le surnom de poil de carotte. J'ignore comment il trouve la force d'articuler avec cette température, tandis que je me concentre pour ne pas balbutier en attrapant un sac de farine :
« De quoi tu parles ? »
Je dispose le sac dans la carriole, puis me tourne vers Charles. Ce dernier récupère un portant chargé d'une douzaine de bouteilles de lait et passe devant moi en répondant :
« Pour supporter Marly. »
Alors qu'il installe le portant parmi les autres provisions, je fronce les sourcils :
« Je ne comprends pas pourquoi aussi peu de personnes l'apprécient. La vraie question, c'est comment elle fait, pour me supporter, moi.
-Tout le monde t'adore, réplique Charles en soufflant dans ses mains. Toi, tu es... tu t'intéresses aux autres. Marly ne me parle que lorsqu'elle a besoin d'un service. Elle côtoie seulement les gens par intérêt.
-Elle n'aime pas particulièrement les gens stupides. Il fait moins trente et tu n'as pas pris de gants, qu'est-ce que cela révèle sur toi, à ton avis ? »
Il réplique par une insulte, avant de grimper pour prendre les rênes des chevaux. Je riposte avec une meilleure injure, tout en m'installant à l'arrière, parmi le stock.
Madame Hermary essaie de restreindre nos déplacements au minimum. Excepté pour des activités éducatives en groupe, la seule occasion pour laquelle la Directrice se révèle plus clémente, c'est lorsqu'il s'agit de refaire nos provisions. Toutes les deux semaines, des volontaires sont tenus d'aller chercher de quoi réapprovisionner le Manoir. Cela passe par des denrées, à du fil de couture ou encore des pelles afin de déneiger l'allée de l'Orphelinat. Pour l'occasion, la ferme du voisin nous prête une calèche et deux chevaux. Je m'y étais proposée il y a déjà plusieurs jours, alors je ne pouvais pas me défiler ce matin.
J'aurais pourtant voulu avoir un mot avec Marly avant de partir, mais son lit était vide lorsque je suis allée dans sa chambre. Depuis, je suis obligée de ronger mon frein en attendant de rentrer au Manoir.
Cette escale étant terminée, Charles et moi reprenons notre tournée. Nos deux rôles nous conviennent ; Poil de Carotte aime parler aux chevaux tout en les dirigeant, pendant que je reste à l'arrière, vérifiant que nos provisions ne tombent pas en cours de route.
Les cahots de la carriole m'apaisent, comme une musique lointaine et oubliée. Les yeux dans le vague pendant ce trajet interminable, j'ai tout le luxe de m'interroger sur les nouveaux événements.
Je n'ai pas de théories personnelles, mais j'ai une petite idée sur celle que peaufine Mordicus entre ses allusions concernant le Roi Arthur et Avalon, la Douât et le Nil et que sais-je encore ; il pense que le lac est un passage vers la Terre des morts. Ça ne signifie pas qu'il ait raison. Ça ne signifie pas qu'il ait complètement tort.
La calèche s'arrête lorsque nous atteignons notre prochaine ferme. Charles se charge de discuter avec le propriétaire pendant que je reste debout, en compagnie des hongres. Je me recroqueville sous mon manteau. Je n'ai pas le souvenir récent d'un froid aussi intense.
Toujours vagabondants, mes yeux suivent les maisons, les fermes et les boutiques qui longent l'Avenue, de part et d'autre. La Rue Bancale me paraît éternelle, parfois, comme si des gens s'y agglutinaient sans cesse et qu'elle n'avait jamais de fin. Le cheval me souffle dessus, dilatant ses énormes naseaux.
« Oui, tu as raison, marmonné-je en lui flattant l'encolure. Je commence à réfléchir comme Mordicus, ce n'est pas bon signe. »
Charles revient, les bras encombrés de cagettes, je l'aide puis nous repartons jusqu'à notre prochain arrêt. Il est quatorze heures lorsque nous revenons enfin à l'Orphelinat. Tant mieux parce que mes joues brûlent à cause du froid.
Alors que nous déposons les chevaux dans la petite étable aménagée dans l'aile Est du Manoir, j'aperçois Mordicus. Il compte ses pas autour de la boîte aux lettres. Je l'observe un instant, tandis qu'il s'amuse en posant son bouquin sur le Roi Arthur à l'intérieur. Il referme le clapet, puis le rouvre. Il le fait plusieurs fois et à chaque essai, il a l'air très déçu de découvrir que son livre est toujours là.
« Hé, » lancé-je.
Il se retourne d'un bond.
« Désolée, je ne voulais pas te faire peur.
-Je ne suis plus à ça près, grommelle-t-il.
-Qu'est-ce que tu fais ? je m'enquiers en regardant la boîte aux lettres.
-Euh, je...
-Tu as vu Marly ?
-Quoi ?
-Marly, répété-je. Cheveux sombres, aussi petite qu'un gnome de jardin et Madame je-sais-tout à ses heures perdues. Ça te revient ?
-Oh, cette Marly ! prétend s'étonner Mordicus, avant de secouer la tête. Il a l'air d'hésiter, avant de quand même demander :
« Elle ne t'a pas encore parlé aujourd'hui ?
-Non, ronchonné-je. J'étais de corvée pour les provisions, mais... je m'inquiète. Elle avait l'air un peu tendue hier soir, non ?
-On a cambriolé le bureau de la Directrice ; tout le monde était tendu.
-Oui mais... »
Je secoue la tête et reprend :
« Je vais rentrer me réchauffer. On essaie de se voir tous les trois plus tard ? »
Mordicus acquiesce. Je le délaisse à son analyse de la boîte aux lettres et regagne l'entrée de l'Orphelinat.
Avec soulagement, je retire mes bottes pleines de neige et les remplace par des chaussures d'intérieur, retire mon écharpe et accroche mon manteau. Marly choisit ce moment pour descendre des escaliers. En l'apercevant, je souris. Je ne l'ai pas revu depuis la veille, alors qu'elle a manqué de se faire attraper par la Directrice.
« Hé, » lancé-je alors qu'elle vient à ma rencontre.
Je n'ai pas le temps de réagir lorsqu'elle me prend dans ses bras. Je reste un instant figée, surprise, puis je pose lentement mes mains dans son dos.
« Je sens le cheval. » répliqué-je.
Elle ne réagit pas.
« Ça va ? demandé-je en fronçant les sourcils.
« Ne me laisse pas tomber. » chuchote-t-elle à mon oreille.
Sans chercher à comprendre, je murmure en retour :
« Jamais. »
MARLY
La bibliothèque est bondée en ce début d'après-midi. Tout le monde révise ses matières faibles et le silence qui y règne nous empêche de parler librement de nos problèmes actuels, alors on discute en se faisant passer des morceaux de papier. Ce matin, Mordicus m'a conseillé de ne rien dire pour l'instant à Joan concernant la provenance de la lettre. Depuis, j'essaie de me convaincre que ça ne me dérange pas. Poursuivre un mystère pour oublier ses propres dissimulations est une bonne tactique de distraction. J'enchaîne les livres, même les plus incongrues, telles que des fables pour enfants.
Joan a un peu de mal à rester concentrée sur son ouvrage, mais Mordicus dévore le sien. Régulièrement, il me passe des petits messages pour orienter notre investigation.
(Avalon se situe dans la Mer de la Manche, avec la fée Morgane.)
Je réplique, après le passage de mon livre ;
(+ légendes de fées à Cancale )
( Cancale aussi sur la côte de la Manche en Haute-Bretagne ? ) réplique-t-il.
(Oui. Avec les Fées des houles. )
( Elles vivent dans les cavernes ? ) semble se souvenir Mordicus.
(Oui. Rédigé-je en retour. Aident les humains avec nourriture et objets enchantés. Deviennent vengeresse si les humains sont mauvais.)
(On l'ajoute à la liste), termine-t-il.
Ce que je fais.
Notre liste rassemble jusqu'ici toutes les informations de Contes et de Légendes mentionnant des lacs, des fées et un passage vers l'au-delà.
C'est Pooja qui vient nous annoncer la convocation chez la Directrice. Nous échangeons un regard, puis commençons à récupérer nos affaires, lorsque Pooja nous interrompt ;
« Non, seulement Marly. »
Je grimace, mais me lève quand même. Joan m'agrippe le bras.
« Il ne mord pas, tu sais, indiqué-je en désignant Mordicus.
-Je serais juste à l'entrée du bureau, d'accord ? s'obstine Joan. Si ça se passe mal, tu cries pissenlit et j'invente une diversion.
-Tu traines trop avec Marly, grommelle Mordicus. Elle déteint sur toi. »
Joan réplique en lui piquant la main de la pointe de son crayon.
« Hé ! » s'offusque-t-il en chuchotant devant le regard réprobateur de Pooja.
Je secoue la tête en étouffant un rire et m'éloigne. Pooja m'accompagne jusqu'à l'office de la Directrice, comme si elle était une Adjointe, et attend même que j'y entre avant de repartir.
Lorsque je referme la porte, je perçois, dans mon dos, le regard scrutateur de Madame Hermary qui m'observe depuis son bureau. En faisant volte-face, je reste concentrée sur elle, et non sur le pan de mur vide sur la gauche, où se trouvait encore sa photo la veille. Je ne suis pas très inquiète. La Directrice a l'habitude de convoquer les orphelins de temps en temps, pour voir nos progrès individuellement et discuter de nos problèmes respectifs.
En m'asseyant, je remarque un calendrier, sur son bureau. Il est parcouru de croix. On dirait un compte à rebours ; la date du 1er Janvier est entourée en rouge.
Madame Hermary attend que je sois bien installée face à elle, pour ouvrir mon dossier et prendre sa mine sévère de Directrice.
« Comment se passent les cours en ce moment ? demande-t-elle.
-Bien, » dis-je.
Elle hausse les sourcils :
« Je vois ici que tu as été un peu distraite, cette semaine.
-Mmh, possible. Ça arrive.
-Tu fais de nouveaux cauchemars ?
-Non ça va. »
Madame Hermary le sait ; il y a des sessions où j'ai envie de lui parler, et des sessions où je préfère lui mentir. Elle devine assez bien dans quelle catégorie je choisis de nous plonger, en général.
« Il se passe quoi le 1er ? » je demande en désignant le calendrier pour changer de sujet.
Madame Hermary tapote son bureau du bout des doigts, comme si elle réfléchissait à la manière dont elle allait me répondre. Finalement, elle a un drôle de sourire :
« Tu sais pourquoi on vous appelle les Corbeaux Blancs ? »
Cette question, jaillissant de nulle part, me prend au dépourvu. Je mets un moment à répondre, et encore, les mots sortent lentement de ma bouche :
« Parce que nous sommes des enfants perdus, nous sommes des bêtes curieuses. »
Madame Hermary sourit encore davantage ;
« Mmh. C'est ce que tout le monde s'imagine, mais je crois en une version plus métaphorique du terme. »
J'attends qu'elle développe.
« Vois-tu, Marly, le Corbeau est normalement un mauvais présage. Noir, plein d'obscurité. Et le blanc représente la pureté du cœur. Le Corbeau Blanc est envisagé de manière différente selon chacun ; certains pensent qu'il est mauvais, d'autres qu'il est bon. Mais en réalité, il n'est ni l'un, ni l'autre. »
Je laisse passer un moment, puis je demande :
« Quel est le rapport avec nous ?
-Tout. »
Alors que je m'apprête à reposer la question, elle me coupe :
« Je pense que nous en avons terminé. »
La Directrice referme mon dossier et fait un petit geste vers la porte :
« Tu peux disposer, Marly. »
Pendant quelques secondes, je reste immobile. La fin abrupte de cette convocation m'inquiète davantage que l'idée de subir un interrogatoire long et tortueux. Je finis quand même par me redresser et me diriger vers la sortie. Avant que je ne passe le pas de la porte, la voix de Madame Hermary retentit une dernière fois dans mon dos :
« Tu comprendras le moment venu. »
Comme promis, Joan m'attend tout près, cachée derrière l'escalier. Je me dirige aussitôt vers elle.
« Tu as déjà rendu les chevaux au voisin ? »
Elle cligne des yeux :
« Euh, non.
-Parfait. »
Nous retournons dans nos chambres pour nous revêtir avec des vêtements plus chauds, puis nous nous rendons à l'étable du Manoir. Nous enfourchons les chevaux et nous échappons pour une promenade dans la neige. Joan a embarqué son arc. De temps en temps, elle décoche une flèche sur un tronc d'arbre. La respiration des hongres crée un souffle chaud dans l'atmosphère hivernale. Une petite brise souffle et nous refroidit les joues. Avec le cœur qui bat et le paysage enneigé, j'ai l'impression de percevoir toute la puissance de la vallée à l'intérieur de mon propre corps. Le ciel est bleu et infini, au-dessus de nous.
Je me sens libre.
Pourtant, j'aspire à plus.
La lettre représente peut-être la clé pour y parvenir.
MORDICUS
Marly ayant été convoquée dans le bureau de la Directrice, et Joan faisant le pied de grue dans le couloir en se rongeant les ongles, je décide de continuer l'enquête. Je cherche dans les archives des similarités, qui combinées, pourraient mener à des preuves tangibles. J'ai toujours pensé que les réponses proviendraient des livres ; je n'aurais jamais imaginé qu'elles se révéleraient sous la forme de la personne qui me déteste le plus.
« Mordicus ? »
Je lève lentement les yeux pour découvrir Pooja, au-dessus de moi, qui observe toutes mes notes.
« Hé, c'est personnel, » grommelle-je en essayant de camoufler mes feuilles éparpillées.
Elle pince les lèvres, mais ne dit rien. Elle se contente de rester débout, plantée devant moi, alors que j'essaie de me replonger dans mon bouquin. Après quelques secondes, je finis par lever la tête une seconde fois.
« Qu'est-ce que tu veux, Pooja ? Qu'est-ce que tu me reproches ? Je respire trop fort, peut-être ? »
Elle hésite puis s'assoit en face de moi :
« Je sais...tout ce que tu as toujours répété à propos de cet endroit. Je sais que tu as une grande imagination... Mais est-ce que tu crois aux lieux qui apparaissent comme par magie ? »
Je penche la tête sur le côté :
« De quoi est-ce que tu parles ?
-D'une porte qui n'était pas là auparavant. »
C'est soit une farce, soit la preuve que j'attendais. Comme je ne peux pas deviner de quelle option il s'agit, en restant assis sur mes fesses, je décide de la suivre. J'espère que l'adage où il est mentionné, que la chance sourit toujours aux audacieux, est avéré.
J'en doute de plus en plus lorsque Pooja me mène vers l'aile Ouest du Manoir, puis m'oblige à grimper un millier de marches pour rejoindre la tourelle Nord.
Durant toute mon enfance, je n'ai jamais vu l'intérêt de me rendre dans ce coin de l'Orphelinat ; il n'y a pas de livres. Cette tourelle se compose seulement de pièces poussiéreuses, avec des toiles d'araignées dans tous les recoins. On y met seulement les pieds pour se faire peur à Halloween, mais cela s'arrête là. Les fantômes peuvent vivre tranquillement le reste de l'année car personne ne vient les embêter. Lorsque je mentionne ça, Pooja ricane. Elle me devance de plusieurs marches, en hauteur ; sa voix me parvient en écho.
« Arrête tes bêtises. Les fantômes, ça n'existe pas.
-Dit-elle en me conduisant jusqu'à une porte secrète, observé-je.
-Un mot de plus et je m'adresse à quelqu'un d'autre, » me menace Pooja.
Ça me fait réfléchir :
« Pourquoi moi, d'ailleurs ? Parmi tous les autres ? »
Elle ne répond pas et ne prononce plus un mot jusqu'à ce que nous atteignons le dernier étage de la tour. Je dois reprendre mon souffle après avoir effectué la même quantité de sport en moins d'une heure, que mon corps subit normalement sur tout un mois.
« Regarde. » dit Pooja.
Son dos me cache ce qu'elle essaie de me montrer, alors je me décale et je découvre la porte. Elle présente une forme arrondie, enfoncée dans le mur de pierres, et construite à partir d'un très vieux chêne. Je distingue même une inscription sur le bois, à peine visible ;
Hiraeth.
Je m'avance, frôle les lettres du bout des doigts et mon crâne me fait mal lorsque j'entends une voix qui semble venir de très loin dans mon esprit, et annonce : « À destination d'Hirateh ! »
Je secoue la tête pour me débarrasser de cette sensation désagréable, puis me retourne vers Pooja. Cette dernière a les bras croisés et m'observe.
« Alors, dit-elle. On est d'accord, il n'y a jamais eu d'entrée ici, ni d'escalier.
-Un escalier ? »
Elle indique la porte d'un petit coup de menton.
Lentement, je saisie la poignée de métal. J'essaie de tirer, mais la porte ne vient pas.
« Il faut pousser. »
Pooja se retient de rire dans mon dos. Je n'ai pas le temps de relever le sarcasme dans sa voix parce qu'en poussant la porte, mes bras se couvrent de chair de poule.
Dans un premier temps, mes yeux ont du mal à s'accoutumer à l'obscurité complète qui règne dans la pièce, puis ma vision s'adapte et je distingue les premières marches de l'escalier. Je discerne comme une forme en colimaçon, mais à partir de la dizaine, les suivantes s'estompent dans la pénombre et plus aucune lumière ne filtre.
« Tu es déjà descendue ? je demande.
-Peuh, ça va pas la tête ? ronchonne Pooja. Tu as vu comme ça fiche les jetons ? »
Aussi fasciné qu'effrayé, je pose un pied sur la première marche. Elle est en pierre, solide et stable. Je m'aventure sur la seconde, quand un courant d'air semble remonter des profondeurs de la tour pour agiter mes cheveux et mes vêtements, à croire que tous les fantômes du Manoir se sont rassemblés pour m'empêcher de continuer ma progression. Le cœur au bord des lèvres, je recule précipitamment et rejoint Pooja dans la lumière. Dès que je sors, elle referme la porte derrière moi et le bois de chêne étouffe le bruit du vent qui s'agite de l'autre côté. Les mains sur les genoux, j'essaie de refluer la peur qui me paralyse.
« Alors quel est ton diagnostic ? demande Pooja, tandis que j'essaie de reprendre mon souffle.
-Quel est le tien ? » je réplique.
Elle fait semblant de réfléchir en se tapotant le menton ;
« Tu veux la version ordinaire ou extraordinaire ? »
La formulation de sa question me perturbe suffisamment pour que je récupère mes esprits et me redresse.
« Les deux, lancé-je.
-Très bien, acquiesce Pooja en présentant un doigt en l'air. Version ordinaire ; c'est un passage qui mène jusqu'aux souterrains du Manoir. »
Ses yeux se dirigent vaguement vers la porte, lorsqu'elle ajoute un deuxième doigt :
« Quant à la version extraordinaire, je pense que c'est l'entrée de l'Enfer. »
Lorsque nous redescendons les escaliers, puis regagnons le hall, Pooja est aussitôt appelée par Betsie, qui a perdu ses gants. Je délaisse Pooja à ses devoirs de grande sœur, m'apprêtant à regagner ma chambre quand je croise Marly qui revient de l'extérieur. À ses cheveux ébouriffés et ses joues rouges, elle a dû rester un bon moment dehors. Nous nous avançons tous les deux à la rencontre de l'autre. Je veux lui dire pour le passage, mais elle me devance en débitant ;
« Je veux lui dire. »
Je lui adresse un regard interrogateur.
« Nous sommes une équipe, dit Marly. Elle est plongée dans cette histoire autant que nous.
-Attends une minute, marmonné-je en posant les mains sur ses épaules. Tu veux parler de la lettre à Joan ? »
Elle acquiesce avec enthousiasme. J'ai un semblant de sourire ;
« Mais on n'est certain de rien.
-Ce n'est pas important ; nous sommes une famille. Nous ne devons pas avoir de secret. Je veux lui dire dès qu'elle revient de l'étable. »
Je secoue la tête et hausse un sourcil ;
« Marly, tu parles d'une famille... Tu rentres au chaud pendant que Joan doit encore installer les chevaux ? »
Marly a un instant de pause. Je reconnais que c'est un coup bas ; je vois dans ses yeux sa prise de conscience tardive, mais elle secoue la tête ;
« Non, mais non, ce n'est pas du tout la question...
-Vraiment ? »
Alors que la porte d'entrée s'ouvre pour laisser entrer Joan ainsi qu'un furieux courant d'air, Marly se retourne vers elle. Je suis persuadée que dire la vérité à Joan est une mauvaise idée, mais j'ai également conscience que Marly a pris sa décision.
Afin de limiter les dégâts, le temps que Joan se débarrasse de ses vêtements d'extérieur et de ses chaussures, je glisse à Marly ;
« Dans ce cas, montre lui seulement la photo de Madame Hermary. Pas la tienne... dans le doute. »
Marly se mord la lèvre, mais hoche la tête, résignée. Elle est suffisamment intelligente pour reconnaître que nous sommes empêtrés dans des notions qui nous dépassent, et ces dernières ne semblent pas répondre aux lois qui nous régissent. J'ai parfois même le sentiment que nous pourchasse un mystère, autant qu'il nous traque lui-même.
JOAN
« Je ne t'ai pas tout dit. »
Nous sommes tous les trois assis sur le lit de Marly, lorsqu'elle me montre ce qu'elle a volé dans le bureau de la Directrice, hier. C'est une carte postale. Je la saisis et l'observe ;
« Pourquoi est-ce que tu l'as prise ? demandé-je en remarquant l'attention accrue de Mordicus et Marly sur ma personne.
-Parce que j'ai reçu la même. » explique Marly.
Je fronce les sourcils en examinant davantage le cliché.
« La lettre qui m'a été adressée contenait également cette photographie, continue-t-elle.
Et la personne qui a écrit la lettre, c'est toi. »
Comme elle n'a pas l'air de plaisanter, je cligne plusieurs fois des yeux ;
« Pardon ? » lâché-je avec un sourire.
Lorsque Marly essaie de me faire avaler un bobard, il suffit en général que je l'observe avec cette expression quelques minutes pour qu'elle finisse par pouffer de rire. Sauf qu'après le délai dépassé, son visage demeure aussi sérieux que de la pierre.
Je fronce les sourcils ;
« Mais non, Marly, je t'assure... »
Mes yeux reviennent sur la photographie, puis je relève la tête vers ma meilleure amie.
« Jamais je ne pourrais te faire une blague aussi cruelle. »
Marly lève les mains, comme pour se montrer apaisante ;
« Joan, je sais que... »
Mon cerveau s'emballe. D'un bond, je me lève du lit, les yeux rivés sur Mordicus.
« C'est Mordicus qui te monte la tête, c'est ça ?
-Hé, se défend ce dernier. J'ai rien...
-Calme-toi, intervient Marly en se levant à son tour. Ce n'est pas du tout une accusation. »
Mes oreilles tintent, à croire que des cloches sonnent directement à l'intérieur de mon crâne.
« Je te jure que je n'ai pas...
-Je te fais confiance, me coupe Marly, comme pressée de débiter la suite. Tu ne l'as pas encore écrite, à ce jour, tu m'entends Joan ? »
Son regard cherche à croiser le mien pour récupérer mon attention. Je trouve dans ses yeux un point d'ancrage et assimile la suite de ses paroles.
« Tu ne l'as pas écrite, répète Marly. Tu l'écriras plus tard. »
Comme je me calme, je laisse Mordicus et Marly m'expliquer les détails de leur théorie délirante. J'ai, dans un premier temps, beaucoup de mal à tout digérer, mais alors que Marly nous propose de retourner étudier notre affaire dans le salon, je prends conscience que je ne suis pas si déboussolée que cela.
En réalité, je suis soulagée.
Jusque-là, j'avais toujours conservé un petit doute sur l'idée qu'un beau jour, la famille de Marly allait débarquer pour la récupérer, qu'elle partirait et m'oublierait pour toujours.
Cette possibilité vient de fondre comme neige au soleil.
Je fais quand même semblant d'être vexée pendant encore une petite heure, mais c'est pour la forme.
Les heures suivantes sont une torture mentale, tellement je m'ennuie à mourir. J'ai du mal à suivre la conversation de Marly et Mordicus, mais je parviens à en retenir quelques bribes ;
« Il y a les Siths, dit Mordicus en griffonnant sur la liste. Ils sont comme des fées. Ce sont des gardiens de Royaume. Les fées sont supposées devenir des guides pour ceux qui ont de bonnes intentions dans le cœur, et infligent des châtiments à ceux qui nourrissent les mauvaises. »
Marly réplique par d'autres inepties et ainsi de suite. Finalement, Mordicus se propose pour aller chercher des chocolats chauds dans la cuisine et Marly l'accompagne pour porter le plateau qu'elle a l'intention de surcharger de biscuits.
Comme je suis seule dans le salon, je récupère la carte postale posée sur la table basse, et l'observe. C'est seulement une vieille locomotive, rien de réellement extraordinaire. J'emprunte la loupe qu'utilise Mordicus pour déchiffrer certains symboles dans ses bouquins et me penche sur la photographie. Il y a beaucoup de fumée, mais la gare est déserte. Je passe la loupe de haut en bas, quand mon regard accroche quelque chose. Je peux lire un mot sur la locomotive.
Hiraeth.
Je déplace la loupe de quelques millimètres et distingue une porte, dans la gare. Elle est très éloignée par rapport à l'appareil photo, mais je peux voir qu'elle détonne dans cette gare industrielle parce qu'elle est en bois.
Je reviens sur le mot Hiraeth et dans ma tête, résonne encore le coup de sifflet, le hurlement de la cheminée lorsque l'appareil se met en marche, ainsi que l'annonce suivante ; « À destination de Hiraeth ! »
Merci pour votre lecture :)
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