QUATRE
MARLY
La fissure s'étend rapidement sous mes chaussures. Pétrifiée, je relève la tête.
J'ai seulement le temps de croiser les regards de Joan et Mordicus, lorsqu'un énième craquement retentit. La seconde suivante, je dégringole dans une eau si froide qu'elle fait arrêter mon cœur. S'enchainent alors une escalade de réactions ; tous les muscles de mon corps se contractent à cause de la température glaciale, me paralysant instantanément et je ne sais même plus si je suis déjà morte ou encore vivante. Puis, comme si mon organisme cherchait un dernier sursaut de vie, une décharge électrique me parcourt de la tête au pied. J'ouvre grand les yeux et par réflexe, mes lèvres s'entrouvrent aussi. L'eau gelée s'engouffre aussitôt dans ma gorge, encombrant mes poumons. La douleur s'intensifie dans mon thorax.
Je me débats, prise d'une panique viscérale, et cherche la surface du regard. Au-dessus de moi, la couche de glace semble s'étendre sur des kilomètres. J'essaie de repérer la faille dans laquelle j'ai dégringolé, mais ma vision s'étrécit rapidement. Je finis par tendre les mains et tâtonner la glace, à la recherche de la crevasse.
Le froid est si intense que je ne le ressens plus. J'ai l'impression que mon crâne va exploser et mes oreilles commencent à siffler. Je mets quelques secondes cela sur le compte de la peur, quand tout à coup, des vibrations parcourent la couche de givre sous mes doigts. L'eau tremble autour de moi, comme prise de soubresauts, et un grondement rugit depuis les tréfonds du lac.
Lorsque je baisse les yeux, une ombre gigantesque se déplace dans une quasi-pénombre. J'hurle. Ma terreur m'étouffe. Mes mains palpent frénétiquement l'immense couche de glace, mais je sens que ma force me déserte tandis que mes gestes se font plus ralentis.
La pression dans mon crâne augmente et je perds alors connaissance. Je me sens un instant tirée en arrière, avant que l'obscurité ne m'assaille complètement.
Lorsque mes yeux se rouvrent, je suis allongée sur le côté. Mordicus et Joan me font cracher de l'eau. Je vomis jusqu'à avoir des crampes à l'estomac, puis je secoue la tête. Alors que j'essaie de me redresser à quatre pattes, Joan essaie de m'en empêcher ;
« Arrête, repose-toi tu...
-Lac. Monstre. » réussis-je à murmurer.
J'attrape mollement son bras, me relève en titubant et l'oblige à me suivre alors que nous rejoignons la rive d'un pas pénible. Une fois que mes pieds quittent la patinoire, je me laisse tomber dans la neige.
« Repose-toi deux secondes, dit Joan alors que Mordicus nous rejoint. Ensuite, on file à l'Orphelinat, sinon tu vas mourir d'hypothermie.
-Mmh. » grommelé-je, les vêtements et les cheveux dégoulinants.
Mordicus retire son manteau et le met par-dessus mes épaules.
« Ça va ? demande-il.
-Je suis tombée dans un lac gelé. À ton avis ?
-T'es insupportable »
Je l'ignore, et frictionne mes bras afin de récupérer de la chaleur corporelle. Mon cœur bat encore trop rapidement, mais je finis par me calmer. Atteignant les limites de sa patience, Joan lance :
« Allez, tu finiras de récupérer au Manoir ou tu vas mourir ici. »
Elle me tend la main pour m'aider à me lever. J'accepte, puis une fois debout, mes yeux se posent sur le milieu du lac, là où la glace a cédé. Tout paraît si calme, vu d'ici. Si paisible.
« Il y avait quelque chose dans le lac, murmuré-je alors que nous repartons. Une bestiole.
-Une bestiole dans le lac ? sourit Joan. Oui, toi. »
Je secoue la tête, frissonnant encore, tandis qu'elle m'entraine sur le chemin du retour.
Silencieux, Mordicus marche à nos côtés. Je plonge mes mains dans les poches du manteau qu'il vient de me donner pour les réchauffer, quand mes doigts effleurent un objet très lourd dans le pli gauche. Nonchalamment, je le sors et découvre que je détiens le bouquin fétiche de Mordicus. Le Roi Arthur et les Chevaliers de la Table Ronde.
L'œil vide, je discerne des milliers de post-it qui dépassent des pages. Quand l'un d'entre eux m'interpelle, je ralentis mon pas.
« Marly, allez, on y est presque, me presse Joan, plus inquiète que réellement agacée.
-Attends.
-C'est mon bouquin, je te signale, » marmonne Mordicus en essayant de me le prendre.
Je l'en empêche et me décale. En lui tournant le dos, je parviens à parcourir quelques pages et j'atteins finalement la section qui m'intéresse. Dans ce passage, des paragraphes sont surlignés et des griffonnages au crayon remplissent les marges.
« Mordicus, dis-je.
-Qu'est-ce qu'il y a ? » s'enquiert Joan en regardant par-dessus mon épaule.
Je relève la tête vers le concerné :
« Peut-être qu'on devrait plutôt te le demander ? C'est quoi, ça ? Ce passage sur Avalon, la Terre des morts, le lac de la Fée Viviane et toutes ces autres bêtises ? »
Aussitôt, notre corbeau de mauvais augure lève les mains en l'air, en signe d'apaisement ;
« Attends, attends, je vais t'expliquer.
-M'expliquer quoi ? Que tu sais quelque chose, que tu ne me l'as pas dit et que j'ai failli me noyer dans ce foutu lac en suivant ta piste ? »
Mordicus grimace.
« C'est vrai, dis comme ça, c'est un peu... Mais j'avais une bonne raison.
-Laquelle ?
-Tu ne m'aurais jamais cru. »
J'ai envie de poursuivre mon emportement. Cependant, Mordicus marque un point. Je ne suis pas certaine de la manière dont j'aurais réagit, s'il avait commencé à me parler de ses théories fumeuses. Pour faire bonne mesure, je redresse le menton et lance :
« Qu'est-ce que t'en sais ? Peut-être que si.
-Marly, » insiste Mordicus, pas dupe.
Je me pince les lèvres, puis décide de battre en retraite. L'entêtement n'est pas toujours la meilleure des solutions.
S'il avait tout de suite admis savoir à quelle piste menait la lettre, je l'aurais sans doute écarté de notre petite escapade, car il est bien plus connu pour ses désillusions que sa rationalité. Mais maintenant que j'ai vu par moi-même ce qu'il y a dans ce lac, je n'écarterais plus ses suggestions. Et ce n'est pas en se disputant qu'on arrivera à quoi que ce soit.
« Très bien. »
Je lui lance le livre, qu'il rattrape immédiatement.
« Nous rentrons au Manoir. On mange quelque chose. Puis tu nous expliques en détail tout ce que tu crois savoir sur cet endroit. »
JOAN
Je devine, dès que Marly prononce ces mots, que Mordicus n'attendait que ça. Il cherche depuis si longtemps à ce que quelqu'un prenne ses inepties au sérieux, qu'il ne peut s'empêcher d'adopter une expression satisfaite. Bien sur, cela ne fait pas de lui un coupable définitif, mais son besoin d'attention le rend suspect, alors je me rappelle de garder un œil prudent sur lui.
Le trajet du retour au Manoir m'a paru interminable. Je craignais que la conscience de Marly ne nous échappe pendant le trajet, tellement elle tremblait. À présent dans le salon, emmitouflée sous une couverture, elle me paraît plus détendue. Son nez est encore rouge et ne fait que couler, mais elle a repris des couleurs. Elle renifle une énième fois pendant que je verse l'eau chaude du thé dans sa tasse. Le feu de la cheminée crépite doucement à quelques mètres et dégage une chaleur plus que bienvenue. La salle, en revanche, me paraît trop immense parce que trop vide. Je suis habituée à la voir remplie d'orphelins partout, où que mon regard se pose.
Je m'affale sur le canapé, à côté de Marly, mais ses yeux sont concentrés sur Mordicus. Ce dernier est assis dans un fauteuil, de l'autre côté de la table basse. J'ai l'impression que Marly essaie de le dépecer vivant par la seule force de sa pensée. À sa décharge, il a l'air réellement mal à l'aise. C'est hallucinant ; après tous les efforts inconsidérés qu'il a faits ces derniers mois pour se faire entendre, l'instant même où la parole lui est offerte, il reste muet comme une tombe.
Finalement, je grogne ;
« Bon, accouche, mon gars. On est là pour ça. »
Il hoche la tête, puis se penche en avant :
« Il existe un endroit. Qui parle de passage. Dans le livre du Roi Arthur et des Chevaliers la Table Ronde.
-Tu veux me faire croire que tu bases toute ton hypothèse sur un seul ouvrage ? » demande Marly.
Mordicus se gratte la tête :
« Non, je... Tu es familière avec le terme de Mare Britannicum ? »
Qu'est-ce que c'est que ce charabia ?
« C'est le terme latin pour désigner une mer anglo-française, répond Marly. Elle a eu plusieurs noms au cours de l'Histoire, mais on la connaît maintenant sous l'appellation de la Manche, coincée entre la Mer Celtique et la Mer du Nord. »
Comme Mordicus me regarde, je désigne Marly en ajoutant :
« Bien sûr, c'est exactement ce que j'allais dire. »
Marly sourit devant mon sarcasme, puis avec un rictus, elle reprend :
« Alors, quel est le rapport avec Mare Britannicum ?
-Euh, tu connais également l'Abzu ? continue Mordicus. Le monde des Abysses où se rejoignent les eaux souterraines ? »
Marly fronce les sourcils :
« C'est de la mythologie sumérienne.
-Et la Douât ?
-Le Monde d'en Bas qu'on retrouve dans les croyances égyptiennes.
-Oui... C'est le Nil souterrain. »
Mordicus fait une pause.
« Mais encore ? s'enquiert Marly. Quel est le lien avec la Légende du Roi Arthur ?
-Certains éléments m'échappent encore, soupire Mordicus. Euh, pour faire simple, ça craint. Ça parle de la Terre des morts. On y mentionne un lac, des fées... Ça ne vous rappelle pas quelque chose ? »
Nous avons un lac et des fées.
« On n'a jamais vu de fées, répliqué-je. Ce sont juste des histoires de gamins. »
Marly s'impatiente ;
« Mordicus, tu nous embobines là. Alors je vais faire simple. Tu as toujours crié à quiconque voulait l'entendre que quelque chose clochait ici : qu'est-ce que c'est ? »
Par la manière et l'intonation qu'elle a utilisées pour formuler sa question, je fronce les sourcils parce que je reconnais ce timbre. Marly n'est pas juste concentrée ; elle a compris quelque chose et elle veut que Mordicus le lui confirme.
« Eh bien, dit-il. Aucun de nous ne sait d'où il vient, correct ?
-Exact.
-Et bien voilà. »
Marly hausse un sourcil :
« On est des orphelins. Il n'y a rien de plus normal à cela.
-Non, reprend Mordicus en secouant la tête. Je veux dire... Est-ce que l'une d'entre vous se souvient de son arrivée ici ? »
Mon cerveau se retrousse les manches et je me mets à cogiter. Je tâtonne à la recherche de réminiscences, remontant de plus en plus loin, dans le passé, jusqu'au premier de mes souvenirs.
« Non, c'est un peu flou, dit Marly. Mais j'étais surement trop jeune.
-Tu avais quel âge ? je demande.
-Six ans.
-Six ans, ce n'est pas trop jeune, assène Mordicus. Il y a quelque chose qui ne va pas.
-Est-ce que c'est si surprenant ? proteste Marly. Les troubles de la mémoire liés à des traumatismes, ça te parle ? J'imagine que si ma famille m'a abandonné, cela signifie que la vie n'était pas si géniale que ça, auparavant. »
Il se passe alors quelque chose à laquelle je ne m'attendais pas. Mordicus commence à sourire. C'est flippant.
« Quoi ? lancé-je. Elle a raison. C'est un bon argument.
-Le meilleur argument qui soit, » acquiesce Mordicus, nous prenant au dépourvu.
Il me demande :
« Et toi ? Des souvenirs ?
-Non. Enfin. Peut-être. »
Marly se tourne vers moi et sa main se pose sur mon avant-bras. Je remarque que ses doigts sont encore bleus. Je fronce les sourcils :
« Bois encore un peu de thé. J'ai l'impression que tu viens de sortir d'un congélateur. »
Mordicus grommelle quelque chose qui ressemble à « ou de la morgue » mais je l'ignore quand Marly me pince le bras.
« Tu as des souvenirs de ta famille ? »
Je me dégage doucement et secoue la tête ;
« Non. Pas vraiment. Pas du tout, en fait. Ce sont seulement des flashs.
-Des flashs ? »
Je n'ai jamais entendu Mordicus répéter des mots avec autant de fascination.
« Oui, des flashs, ronchonné-je. Je vois le désert. Puis l'Orphelinat. Mais avec tous ces tableaux de western dans ma chambre, ça peut simplement être un tour que me joue mon esprit.
-Et si c'était la dernière chose que tu avais vu ? insiste Mordicus. Et si le désert était la dernière chose dont tu souvenais avant...
-Avant l'Orphelinat ? » je complète.
Mordicus tique lorsque je prononce le mot Orphelinat. J'ai l'impression qu'il aurait préféré terminer sa phrase par un autre mot, mais je ne vois pas lequel et je m'en fiche. L'idée de creuser dans ma tête commence à me donner la chair de poule, comme si je marchais dans l'obscurité en sachant qu'un fossé se tenait à quelques mètres. Si je ne connais pas son emplacement exact, j'ai cependant la certitude qu'en continuant d'avancer, je vais finir par tomber en chute libre.
MORDICUS
Joan met un terme à l'Inquisition en obligeant Marly à finir sa tasse de thé. L'après-midi touche à sa fin, la nuit commençant à s'installer dehors et Marly a l'air plus en forme. Mais de temps en temps, ses yeux s'échappent, se perdent dans le vide. Je crois qu'elle se revoit dans le lac. Il faut dire que des gens sont morts pour moins que ça.
Nous mettons fin à notre petite réunion pour regagner nos chambres respectives avant le dîner. Chaque fois que je pénètre dans la mienne, j'ai les poils qui s'hérissent dans mon dos et une lame glacée qui pénètre mon crâne.
Madame Hermary est fascinée par l'histoire, ou le passé de manière générale. Nos chambres en sont l'exemple même. Certains sont pourtant plus gâtés que d'autres concernant la décoration. Je ne dors pas sous les yeux d'une célébrité, comme Joan avec Calamity Jane. Ma pièce est plus sobre. Elle reprend les aspects d'une période pas si lointaine, avec de vieilles photos représentant les rues de Belfast en Allemagne et le portrait de ce type blond au-dessus du lit. Je ne saurais dire s'il était un nazi extrémiste ou s'il s'était retrouvé embrigadé dans la guerre seulement parce qu'il était allemand.
La seule chose que je sache à son sujet, c'est qu'il s'appelait Erik Brugmann. Physiquement, nous sommes des opposés. Lui avec sa carrure costaude et ses cheveux blonds platine d'un côté, puis ma carcasse osseuse, mes yeux noirs et mes mèches ébènes, de l'autre.
Je dois admettre que les thèmes de nos chambres m'ont toujours perturbé ; il ne faut pas s'étonner que les trois quarts des enfants se plongent dans les cauchemars aussitôt les yeux fermés. Cela dit, j'aurais pu tomber sur pire ; je n'envierais jamais l'esprit de Marie Antoinette qu'a récolté Marly. C'est une présence lourde à supporter, celle de l'épouse du Roi déchu, décapitée en pleine Révolution Française.
Bien que mon gaillard ne soit pas connu parmi les milliers de personnes décédées à cette même époque, il a été mis en avant dans les livres pour certains écrits, retrouvés sur un champ de bataille. Probablement poète à ses heures perdues, son nom a rejailli comme exemple de tous les inconnus qui avaient connu l'enfer avant de mourir.
Près de la fenêtre, il y a des encadrements qui parcourent le mur, et derrière leurs vitres, on trouve quelques feuilles écornées, comme arrachées à un carnet. Les dates et les lieux, écrits à la main, laissent penser aux indications d'un journal de bord. C'est globalement très macabre.
J'aurais dû mourir hier, je suis quand même malheureux aujourd'hui et ça se répétera demain. Les bombes pleuvent sur des maisons pendant que je dors. Je m'enfuis en compagnie de Morphée. Abimé sur la fin, mais la fin ne vient toujours pas. Je crains la pesée des âmes et j'espère que personne ne viendra me sauver.
Il y en a des lignes et des lignes et elles tournent dans ma tête. Épuisé par la journée, je m'allonge sur mon lit en soupirant. Les yeux rivés sur le plafond, je réalise que c'est la première fois que je regarde ces fissures en ayant l'impression d'être sur le point de faire tomber le rideau et voir ce qu'il y a derrière. Les choses sont en train de changer.
J'aurais dû mourir hier, je suis quand même malheureux aujourd'hui et ça se répétera demain. Je crains la pesée des âmes et j'espère que personne ne viendra me sauver.
Plus tard, lorsque l'heure du dîner sonne, je suis de corvée pour le dressage de table, en compagnie de Marly, selon le planning de la semaine. On termine d'arranger les assiettes lorsqu'elle me glisse ;
« Je suis persuadée que le lac est la solution. Je ne sais pas exactement comment, mais je sais que c'est important.
-Oui, la lettre l'a dit.
-Non, c'est plus que ça. C'est... c'est plus que ça. »
J'essaie de ne pas trop la fixer, mais j'ai dû mal parce que non seulement j'approche du but après des semaines de brouillard et en plus, partager mon trouble éloigne mon inquiétude. Si quelqu'un s'est démené pour nous le cacher, c'est que derrière le rideau, se cache une vérité qui fera beaucoup de dégâts.
Pendant le repas, nous mangeons, comme si les choses étaient normales. Joan et Marly échangent des blagues, Betsie manque de renverser sa purée plusieurs fois et Pooja fait la leçon à tout le monde. À un moment donné, elle m'observe. Je m'attends à une énième remarque désobligeante sur mon attitude ou mes manières, mais à la place, elle dit :
« Qu'est-ce que tu fais là ? »
J'ai une moitié de sourire :
« Petit un ; j'habite ici. Et petit deux ; je mange.
-Tu es surtout assis à côté de Joan. Et elle vient de te passer le sel sans t'insulter. »
Joan et moi échangeons un regard. C'est Marly qui sauve nos fesses. Elle émet un rire et lance ;
« On a fait un pari. Ils ont misé sur les corvées du mois. Aucun des deux ne veut perdre.
-Tu sais que je n'aime pas les paris, observe Madame Hermary, sévère, comme à son habitude.
-En quoi consiste-t-il ? demande Jeanne.
-Ne pas se balancer de vannes jusqu'à ce qu'ils trouvent la devinette. »
-À quoi ça rime, ce genre de jeux ? » s'exaspère Pooja.
Marly se penche en avant, posant les coudes sur la table :
« Imaginons des camps ennemis qui sont obligés de se côtoyer pour contrer un adversaire commun.
-Et donc ?
-Ils doivent établir des compromis jusqu'à ce que la guerre soit gagnée.
-Alors c'est une alliance ? » soulève la Directrice.
Marly fait la moue :
« On peut voir ça comme ça. »
L'expression de Madame Hermary se transforme en un air satisfait.
« Dans ce cas, j'apprécie votre investissement. Lorsqu'il s'agit d'accroître des qualités humaines, je ne vois pas d'inconvénient. »
Devant l'abdication de la Directrice, Joan et moi tournons la tête vers Marly. Elle nous fait un clin d'œil et se recule dans le dossier de sa chaise.
Je me souviens encore d'un temps pas si lointain, où Marly aurait peiné à prononcer plus de trois mots à la suite. Depuis qu'elle traîne avec Joan, Lynberg a moins peur d'ouvrir sa bouche. Joan lui file un coup de coude complice. J'aimerais dire que cette dernière, de son côté, est devenue plus posée, mais lors des soirées de jeux de société, on n'entend qu'elle. Elle braille aussi pendant les activités créatives. Et lorsqu'elle gagne des concours de tir à l'arc. En somme, tout le temps.
À la fin du dîner, Marly reste en cuisine pour débarrasser la table, comme l'annonce notre calendrier, alors je regagne l'étage seulement en compagnie de Joan.
« Bon, à plus, » fait-elle en entrant dans sa chambre.
Je m'apprête à continuer dans le couloir, quand des notes de guitare s'échappent à travers les interstices de la porte. La mélodie me paraît plus triste que d'habitude.
J'hésite une minute entière avant de finalement toquer à la porte. Joan s'interrompt et me dit d'entrer. En s'apercevant qu'il s'agit de moi, son expression se fait aussitôt prudente. Elle est assise sur son lit, la guitare à la main :
« Qu'est-ce que tu veux ?
-Après tes sessions désastreuses de piano avec Madame Hermary, je n'arrive pas à croire que ta guitare ne me casse pas les oreilles. »
J'ai un temps mort avant de demander :
« Marly est toujours comme ça ?
-Comme quoi ?
-Eh bien, elle est tombée dans le lac, dis-je en me grattant la nuque. Mais elle joue les durs et toi, tu as la trouille pour deux. »
Joan me contredit :
« Elle n'est pas toujours comme ça. Et puis, on a tous un peu peur de la suite, je pense.
-Pourquoi est-ce que j'ai la nette impression, qu'aucun de nous trois, n'a peur de la même chose ? »
-Bien vu, sourit Joan, puis elle demande, l'air sincèrement intriguée ; Quelle est ta plus grande crainte dans cette histoire ? Que la suite se révèle extraordinaire ou ordinaire ? »
Je croise les bras et lève le menton :
« Et toi ? Laquelle de ces options tu préférerais ? De quoi as-tu si peur ?
-Je ne crois pas avoir l'obligation de te répondre, réplique-t-elle en penchant la tête sur le côté.
-On a une trêve, je te rappelle.
-Jusqu'à ce que la guerre soit gagnée ? répète-t-elle, en écho à la suggestion de Marly.
-Jusqu'à ce que la guerre soit terminée. » je confirme.
Par un geste sans doute inconscient, ses doigts frôlent de nouveau les cordes de la guitare. Une petite mélodie de country s'installe dans la pièce. J'observe les tableaux de canyons brûlants qui ornent les quatre murs de sa chambre, et j'attends.
« Peu importe de quelle guerre il s'agit, Marly a un rôle important à jouer, » observe lentement Joan.
Ses notes continuent à dégringoler, tandis que je hausse un sourcil :
« Et donc ? Tu es jalouse ? »
Ses yeux se plissent :
« Et toi, tu l'es ? »
L'atmosphère se remplit un instant de silence, entrecoupé par quelques notes de musique acoustique.
Finalement, Joan affiche son premier vrai sourire depuis que nous avons engagé la conversation. Elle contemple sa guitare lorsqu'elle déclare :
« Tu sais, autrefois, cela aurait pu être le cas. Et en un sens, j'aurais presque préféré ressentir ça. »
Je patiente.
« L'Orphelinat, c'est tout ce que j'ai jamais connu, continue-t-elle. Et Marly, c'est la seule chose vraiment bien dans cet endroit.
-Elle n'est pas si gentille que ça, observé-je.
-Je n'ai pas employé le mot gentille. J'ai dit qu'elle représentait une bonne raison d'aimer vivre ici. »
Je commence à être confus.
« Où est-ce que tu veux en venir ?
-Je ne suis pas jalouse, dit Joan en se pinçant les lèvres. Je me sens coupable parce que je préfère l'extraordinaire à l'ordinaire. Le dangereux à la sécurité. La lettre... »
Joan n'a jamais eu beaucoup de difficulté à parler. Je veux dire, c'est presque sa marque de fabrique. Pourtant, les mots suivants semblent lui arracher la gorge.
« Et si c'était sa famille ? Sa véritable famille, je veux dire ? Et qu'ils viennent la chercher et l'emmener loin ? Que deviennent les orphelins qui retrouvent leurs parents ? Est-ce qu'ils cessent d'être des corbeaux blancs ? Est-ce qu'Hiraeth ne devient plus qu'une chimère pour eux ? »
Je décroise les bras et grimace :
« Sérieusement ? C'est ça, ta peur la plus viscérale ?
-Quoi ? se rebiffe-t-elle. Tu penses que cette option est impossible ? »
Je décide d'être honnête :
« Oui.
-Très bien. »
Elle a l'air presque ravie lorsqu'elle ajoute :
« Donc tu choisis l'extraordinaire aussi.
-Je crois surtout que nous n'avons pas le choix. »
Sa mélodie continue à s'envoler, et possède un effet aussi apaisant que fascinant.
« Il me semble que nous avons un pacte, dit la musicienne. Une peur contre une peur. Alors dis-moi, Mordicus ; quelle est ta plus grande crainte dans cette histoire ? »
Avec ces tableaux de chevaux sauvages qui nous entourent et la musique qui résonne, j'ai l'impression d'être au début d'une grande épopée.
Comme j'ai juré d'être honnête, je réponds ;
« La pesée des âmes. »
Merci pour votre lecture :) Ça m'aide énormément.
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