NEUF
JOAN
« La Reine ? répète Mordicus. Quelle Reine ?
-Je suis la Reine qui a perdu la tête, répond Marly en regardant Madame Hermary.
-Marly ? » demandé-je en m'avançant.
Comme elle a l'air ailleurs, je saisis doucement sa main. Enfin, elle me regarde. Elle me sourit, même. Mais c'est le sourire le plus triste que j'ai jamais eu l'occasion de voir.
Elle semble retenir un soupir, lorsqu'elle me chuchote ;
« C'est un Purgatoire... C'était ça, le secret. »
Tous les yeux se tournent vers Madame Hermary. La Directrice ne prononce pas un mot, conserve la même expression impassible, mais doucement, elle se dirige vers une fenêtre. Lorsque la lumière se dépose sur son visage, je trouve qu'elle a l'air soudainement très vieille.
Ses rides se creusent encore davantage lorsque Marly reprend la parole. Elle prononce des milliers de mots et tourne des milliers de phrases, mais malgré l'émotion dans son regard, le ton de sa voix demeure très stable.
Elle explique des choses invraisemblables, une histoire où les portraits anciens, qui suivent le moindre de nos gestes depuis des années, nous ressemblent plus que nous ne le pensons, et elle persiste dans un récit où le passé de ces peintures pèserait en réalité sur nos épaules depuis toujours.
Par la posture qu'elle adopte, je comprends à quel point Marly est soulagée de révéler tout ce qu'elle a appris ces derniers jours. Ses poings se desserrent, sa tête est plus haute, la tension dans son dos s'évapore.
Je repense à la carte postale, qui se trouve dans le passé, à présent. J'imagine Marly saisir l'enveloppe dans la boite aux lettres, à cet instant précis. Je revois ses yeux hantés lorsqu'elle est sortie du lac gelé.
Alors qu'elle nous dépeint la réalité de l'Orphelinat, je suis de plus en plus convaincue d'avoir écrit les mots justes. Pour la première fois depuis des jours, Marly respire plus facilement.
Je sais que c'est de ma faute, dans un sens. C'est moi qui lui ai imposé ce secret à travers mes écrits.
Et je sais que, depuis le début de ce mystère, de par mon ignorance totale, je n'ai pas été d'un très grand soutien. À titre d'exemple, Mordicus s'est démontré plus à même de l'aider dans cette investigation avec des recherches efficaces.
Mais je me réconforte en me persuadant que j'ai peut-être quand même pu lui procurer un semblant de soutien moral, aussi ténu soit-il.
Coucou, c'est moi.
Les prochains jours seront énigmatiques. C'est normal et nécessaire.
Souvent, lorsque certaines choses deviennent confuses, l'essentiel devient très clair.
Tu découvriras des choses abominables et tu devras les taire à tout le monde. Mais tout ira bien parce que je serais là pour toi, d'accord ? Qu'importe ce qui se passe, tu auras toujours une personne de confiance à tes côtés.
Même si les mots sont légers et peu nombreux, j'ose espérer que malgré la situation, Marly ne s'est pas sentie trop seule, avec ce fardeau. Je me focalise sur ses paroles, alors que l'incompréhension et l'inquiétude des orphelins grandissent sur leurs traits.
« Nous sommes des Corbeaux Blancs, enchaîne Marly. Ni bons, ni mauvais ; nous sommes les deux. Sans punition, ni récompense, nous sommes en attente de jugement. Nous sommes une exception à la pesée des âmes. »
Ce dernier terme renforce l'attention de Mordicus, dont le regard s'éclaire de secondes en secondes ; ses questions prennent enfin sens. Pour lui également, ce point final à l'investigation doit représenter un certain soulagement.
Après tout, il avait raison depuis le début.
Je m'attends à ce que Marly continue sur sa lancée, mais c'est Madame Hermary qui reprend la parole, claire, posée, tout en contemplant chacun d'entre nous :
« Ce n'est pas tout à fait exact ; cet endroit a toujours été réservé aux personnes neutres, dont l'âme a décidé de demeurer dans les Limbes. La Rue Bancale représente une partie de ce que nous appelons communément le Purgatoire. »
Le regard de Madame Hermary est sévère, ses paroles s'enfonçant à coups d'enclume dans nos crânes. Elle reprend, avec résignation :
« Mais vous êtes différents. Vous êtes de vieilles âmes réincarnées ; vous avez rejoint l'autre côté car vous avez commis les deux extrêmes ; des actes à la fois bienveillants et machiavéliques. »
Le regard de la Directrice me transperce lorsqu'elle enchaîne ;
« Calamity Jane a sauvé de nombreuses personnes, mais elle en a tué autant. »
Ses yeux s'arrêtent ensuite tour à tour, sur Pooja, Mordicus, Marly, et chaque visage, tandis qu'elle récite les noms ;
« Margaret Thatcher. Erik Brugmann. Marie-Antoinette... »
La liste s'allonge et les expressions changent. Ma main est crispée sur mon arc.
« Vous n'êtes pas en Enfer, continue Madame Hermary. Mais vous n'aurez jamais dû vous réincarner non plus. Vous ne l'avez pas mérité. Voilà pourquoi vous avez été ramené ici. »
La portée de ces paroles et leurs conséquences nous atteignent tous droit dans le cœur.
MARLY
« Je suis allée vous chercher dans l'autre monde. Cet Orphelinat a été créé dans un espoir de rédemption. J'espérais vous rendre meilleur, et à travers vos apprentissages, faire pencher la balance du bon côté afin que vous puissiez regagner le monde.
-Parce qu'il y a un moyen ? s'enquiert Charles. De partir ?
-Chaque année, le portail s'ouvre, acquiesce la Directrice. Des corbeaux blancs se sont déjà échappés, mais vous ne vous souvenez pas d'eux. Ils ont réussi à devenir meilleurs. Pour vous, ce n'est pas encore le cas. Les gardiens ne vous laisseront jamais partir. »
Le silence s'installe, tandis que chacun prend conscience de la gravité de cette situation.
« Mais nous sommes encore des enfants, dit Jeanne. Nous payons pour le délit d'une autre vie, de quelqu'un d'autre. Quelque chose dont nous n'avons aucun souvenir.
-Aucun souvenir ? souligne Madame Hermary. Vraiment ? »
Tout le monde regarde ses pieds et trépigne, conscient que ce n'est pas l'entière vérité. Si nous acceptons si facilement cette explication, c'est parce que nous portons tous encore en nous des traces de cette autre vie.
Une petite voix s'élève. Celle de Betsie.
« Alors... notre famille ne viendra jamais nous chercher ? »
Pour une fois, Madame Hermary semble hésiter à révéler la suite. Finalement, elle cède :
« Les Limbes sont un lieu pour les oubliés. Dans le monde, on se souvient de vous, mais vous ne vous souvenez pas d'eux.
C'est Mordicus qui porte le coup de grâce sur le moral de tout le monde en lâchant, les yeux pleins d'éclairs ;
« Nous devrions tous être morts depuis longtemps. Je crois que j'aurais préféré ce sort à cette vaste mascarade. »
Le silence se dépose comme une chape de béton sur nos épaules, mais quelque chose jaillit depuis les tréfonds de ma mémoire. Un murmure pour briser ce silence dans ma tête et dans cette pièce.
Je relève la tête et me plante à côté de Mordicus ;
« Non. Je n'y crois pas.
-Gardes tes... commence-t-il, les poings serrés.
Mais je me tourne vers la Directrice toujours debout, haute et sévère dans son uniforme noir qui nous regarde, nous, ses enfants abandonnés et qu'elle désirait rendre si spéciaux. Je m'avance de quelques pas, en essayant de croiser son regard.
« Vous m'avez dit un jour, que nous étions à notre place. Que nous étions là pour une raison.
-Oui, parce qu'on doit expier nos péchés, grommelle Mordicus.
-Parce que nous sommes vivants. » asséné-je.
La Directrice ne dit toujours rien alors je fais un pas supplémentaire ;
« Vous vous souvenez ? »
Finalement, quelque chose se passe. La Directrice m'observe et j'ai l'impression de voir une véritable personne derrière le masque de l'autorité et du devoir :
« Le train passe, mais ne s'arrête jamais ici, » dit-elle, d'une voix coupante.
Je m'apprête à insister, lorsqu'elle ajoute :
« Excepté une fois par an. »
Aussitôt, les enfants se regardent entre eux. Tandis que je m'interroge sur la raison qui pousserait Madame Hermary à nous révéler cette information, ainsi que tant d'autres indices à mon intention ces derniers jours, elle répond à mes questions silencieuses :
« Au fur et à mesure les souvenirs s'estompent de plus en plus et je crains que vous ne puissiez plus jamais retourner dans le monde réel, condamnés à l'errance de la Rue Bancale.
-Alors pourquoi ne pas l'avoir révélé plus tôt ? s'enquiert doucement Pooja.
-Vous n'êtes pas méritants. Les sentinelles ne laissent personne qui ne soit pas digne s'échapper du Purgatoire. Toute fuite est vaine.
-Parce que nous sommes des causes perdues ?
-Parce que pour autant qu'elles en sachent, vous n'appartenez plus à l'autre monde. Pour elles, vous appartenez aux Limbes. »
Je fais la moue, observant les enfants, constatant que l'anxiété a gagné les rangs. À ma grande surprise, c'est Joan qui se manifeste, en avançant d'un pas, l'arc bien en main. Elle dit de la voix la plus assurée que je ne l'ai jamais entendu avoir.
« On se débrouillera. »
Son regard se pose sur les autres, et j'ai l'impression de voir un guerrier, à la veille d'un combat.
« Qu'est-ce qu'on délaisse, ici ? Nous ne pourrons jamais devenir ce que nous voulons dans cet endroit. D'autres ont déjà choisi à notre place. »
Mordicus approche, hésitant, et il dit à Madame Hermary :
« Vous êtes bien consciente qu'on essaiera, de toute façon. »
Madame Hermary ne prononce plus un mot.
Je contemple de nouveau les enfants ; les attitudes changent. Pooja a déjà commandé qu'ils retournent dans leur chambre et réunissent un sac avec quelques affaires.
Nous partirons quoi qu'il arrive.
Dans cet affairement d'orphelins, prêts à quitter le Manoir, les mots de la Directrice prenne beaucoup de sens.
Le regard qu'elle me retourne est lourd d'émotions. Ce n'est pas la première fois que je me questionne sur sa capacité à lire dans mes pensées. Dans le doute, je pense très fort.
Un jour, vous m'avez dit que nous étions vivants.
Alors allons vivre.
MORDICUS
Je fourre quelques vêtements dans mon bagage et le jette par-dessus mon épaule. Je retrouve Joan dans le couloir qui sort de sa chambre. Elle a également une valise sous le bras. Nous dévalons les escaliers et rejoignons les autres enfants qui emballent leurs affaires et discutent dans le hall. Toute la matinée, nous nous préparons. Et nous parlons. De ceux que nous étions. De ceux que nous sommes. De ce qui fait de nous, nous.
« Alors c'est fini ? fait Joan en jetant un regard en arrière, vers la volée de marches, le couloir et le plafond de l'Orphelinat.
-Bientôt, » lui réponds-je en m'arrêtant également pour observer notre chez-nous de ces dernières années.
Joan a une expression étrange sur le visage. Ça ressemble un peu à de la peine.
« Hé, fais-je en essayant de croiser son regard. C'est peut-être familier ici, mais ce n'a jamais été ce qu'on nous a fait croire.
-L'inconnu me fait plus peur que le Purgatoire, soupire Joan. Tu le crois ça ? »
J'ai un petit sourire ;
« Bien sûr. Je te raconte pas comme je suis mort de trouille là.
-Mais qu'est-ce qui se passera une fois dehors ? Qu'est-ce qui nous attend ? »
Je médite sur sa question. Mon esprit est apaisé depuis que j'ai regroupé mes théories avec les conclusions et les découvertes de Marly.
Tout est concentré dans la Mare Britannicum, autrement appelée la Mer de la Manche ; Avalon et la Terre des Morts. Les fées qui gardent des lieux secrets et jettent des malédictions. L'Entre-Deux. Le train qui passe sous la mer.
J'ai passé un moment à reluquer le portrait d'Erik Brugmann, dans ma chambre. J'ai regardé les photos, j'ai relu les poèmes. De cet autre, ne reste plus que des bouts de papier et un vague sentiment de défaite. Je me demande s'il s'agit d'une bénédiction ou d'une malédiction d'avoir oublié cette vie ? En quoi cela peut-il être juste, si c'est pour purger une peine qu'on ne se rappelle pas avoir méritée ? Erik Brugmann a fait de moi un exilé de la vie.
Mais ses émotions restent gravées dans mes os, alors maintenant que nous sommes devenus d'autres personnes, que faisons-nous de ces souvenirs ?
Je reviens au présent.
« Qu'est-ce qui nous attend ? » répète Joan.
Je ne me suis jamais senti aussi léger de toute ma nouvelle existence.
« La vraie vie, Joan. La vraie vie. »
MARLY
Je me rends à ma dernière convocation dans le bureau de la Directrice. Tout est inchangé ; l'étagère de livres, le pan de mur couvert de photographies, les bibelots sur le bureau et à côté de nos dossiers personnels, empilés à la droite de l'ordinateur.
Madame Hermary, aussi, est inchangée depuis aussi longtemps que je la connais. Je referme doucement la porte derrière moi et m'avance. Je tire la chaise en arrière et m'y installe. Finalement, je croise les bras ;
« Madame, » dis-je, attendant qu'elle s'exprime.
Mais cette dernière prend son temps, examinant les objets sur son bureau, les frôlant du bout des doigts.
« Vous allez partir. » dit-elle.
Je prends mon temps pour parler. De l'autre côté de la porte, on entend les autres qui discutent et s'affairent. Étonnement, les conversations paraissent plus curieuses qu'effrayées. Disons que je leur ai caché la partie la plus terrifiante. J'espère que c'était la bonne décision à prendre.
Finalement, je me penche en avant et saisie une statuette de cheval sur le bureau. Je l'observe et me risque à entamer la conversation par une question :
« Si vous m'avez aidé, ces derniers temps, et si vous ne comptez pas nous en empêcher, c'est parce que vous croyez tout de même que nous avons une chance, n'est-ce pas ? »
L'expression de Madame Hermary se fait pincée :
« Ce n'est pas mon rôle de vous retenir ; mais tu as déjà rencontré ceux qui en ont la capacité.
-Vous parlez des gargouilles ? Des gardiens ? »
Elle hoche lentement la tête. Je hausse les épaules avec toute la bravoure que je possède :
« Elles ne m'ont rien fait.
-Parce que tu es revenue. » objecte le Directrice.
Elle semble réellement se faire du souci pour nous, alors j'insiste :
« Si c'était réellement impossible, vous ne m'aurez pas parlé aussi ouvertement de tous ces choses. »
Madame Hermary hésite, puis dit :
« Tu sais, Marly, on appelle cela les Limbes. C'est donc difficile à définir. La rupture entre le bon et le mauvais est parfois ténue... ce qui explique pourquoi la Pesée des Âmes a considéré juste de vous réincarner.
-Peut-être qu'elle avait raison ? répliqué-je. Peut-être qu'on peut faire les choses bien, cette fois. On peut être de bonnes personnes dans cette nouvelle vie. »
Je repose le petit cheval et estime notre entrevue terminée. Je m'apprête à me lever, mais le regard de la Directrice m'arrête dans mon geste. Elle prend son expression habituelle lorsqu'elle s'apprête à me prodiguer des recommandations ; de toute évidence, son dernier conseil.
« Marly, n'oublie pas... que tu ne portes pas seulement le nom de Marie Antoinette, ni ses souvenirs. Tu as également hérité de son impitoyable destin. Cela signifie que tu ne seras pas la seule à payer pour tes erreurs, si tu sors un jour d'ici. Ce sera également le cas de tous les autres. »
Je fronce les sourcils, devant des paroles aussi peu encourageantes alors qu'il s'agit d'un entretien d'adieu.
« Un destin ne brise jamais une seule personne, continue la Directrice. Il implique également son entourage, ses proches, si ce n'est le monde entier. »
À son expression, elle ne prend aucun plaisir à me faire des divulgations et cela me rend nerveuse.
« N'oublie pas, il existe des choses qui sont immuables. Certains destins naissent tragiques et le demeurent à travers les siècles.
-De quoi parlez-vous ?
-Je parle de Marie Antoinette. »
Je serre les dents ;
« Marie Antoinette meurt, je le sais déjà. C'est écrit dans tous les livres d'histoire. »
Mais la Directrice secoue la tête. Elle a des yeux perçants de corbeaux lorsqu'elle réplique ;
« Marie-Antoinette perd celui qu'elle aime. »
Merci pour votre lecture :)
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