HUIT


JOAN

Des bruits d'explosions retentissent dans mes oreilles. Le vacarme est accompagné par plusieurs sabots qui frappent la terre. Et des cris, nombreux et intarissables. Tout cela se mélange lorsque je tire à l'arc.

Madame Hermary m'autorise l'accès au terrain, tôt le matin, lorsque tout le monde dort encore, malgré le fait que l'arrière-cours n'est censé être disponible que pendant les cours collectifs. Aujourd'hui, non seulement les enfants sommeillent, mais en plus, la neige a redoublé d'intensité, ce qui n'incitera personne à risquer un pied dehors. Les flocons se déposent par grappes, effaçant toutes les traces de pas dans la neige.

Malgré la tempête qui enveloppe le Manoir, mon projectile atteint toujours sa cible.

Parfois, j'ai l'impression que les flèches vibrent entre mes doigts, d'une énergie similaire à la mienne, comme si j'y insufflais ma volonté et que l'arc répondait à mon mental.

Parfois, des coups de feu semblent s'accompagner lorsque je tire mon trait et la cible représente davantage la silhouette d'un être humain aux yeux écarquillés, surpris d'être touché en pleine tête, plutôt qu'un cercle en carton.

Entre une inspiration et une expiration, entre deux clignements de yeux, l'air glacé et la neige qui m'entourent se confondent dans un paysage rocheux, désertique et brûlant, mais il disparaît très rapidement.

Je tire de nombreux traits, ne compte pas les minutes qui s'écoulent, quand Charles vient m'annoncer que je suis de corvée pour déneiger l'allée.

Je regagne la porte arrière du Manoir et m'assois sur le banc du petit vestibule. J'y délaisse mes chaussures aux semelles pleines de neige et accroche mon manteau sur le portant. Le tissu est recouvert d'une fine pellicule blanche. Je secoue mes cheveux, mais les flocons, s'y sont déposés, fondent déjà.

Je saisis finalement de mon équipement d'archer, constitué de mon arc et de mon carquois, puis remonte les escaliers, à pas lourds, épuisée par ma session matinale.

Je longe le corridor, l'esprit ailleurs, lorsque j'entends du bruit, provenant d'une des chambres. Mes yeux s'arrêtent sur la porte fermée. En temps normal, je continuerai mon chemin. Après des années à cohabiter, nous apprenons à devenir sourds et aveugles concernant les secrets des autres orphelins, mais cette fois-ci, je m'attarde ; c'est la chambre de Marly. Personne ne devrait s'y trouver. Comme la porte est entrouverte, je la pousse doucement et découvre Mordicus, par terre, plongé dans un amas de livres. On dirait qu'une tornade de pages a envahi les lieux pendant la nuit et Mordicus ressemble davantage à un cadavre qu'à un être vivant, en cet instant.

Il relève la tête. Aucun de nous ne dit rien pendant un moment, puis il me lance :

« À ton avis, qu'est-ce qu'elle entendait par des mauvaises nouvelles ? »

Je hausse les épaules.

« On est censé dire quoi aux autres ? enchaîne Mordicus. Comment peut-on les préparer sans savoir de quoi il s'agit ? »

Je secoue la tête, en grimaçant ;

« Je n'en ai aucune idée. »

Mordicus pousse un grand soupir, son regard se déplace sur les feuilles, éparpillées dans toute la pièce ;

« Les bouquins... c'est la seule chose pour laquelle je suis douée, tu sais ? Et en cet instant, ça ne m'est d'aucune utilité. »

Je désigne l'arc, que je tiens à la main :

« Ça, c'est tout ce pour quoi je suis douée. Et ça ne me sert à rien non plus. »

L'attention de Mordicus se porte sur l'arc, puis sur moi :

« Comme nous sommes les seules personnes à disposition, j'imagine qu'il va falloir s'en contenter. »

Il arrive presque à me faire sourire.

Quelques minutes plus tard, je me trouve dans l'allée, une pelle à la main, en compagnie de Pooja et Betsie. Je me triture le cerveau dans l'espoir de trouver une manière adéquate afin d'engager la conversation interdite, mais toutes mes tentatives tombent à l'eau. Lorsque je commence à parler de fées, je n'ai aucune conviction dans la voix et j'ai du mal à maintenir leur attention. Finalement, Betsie et Pooja entament une discussion concernant la prochaine leçon de piano, débattant sur les nouvelles partitions de musique à apprendre. Mes yeux se posent sur la boite aux lettres, au bout de l'allée et me vient une idée.

Après une heure, l'allée est quelque peu dégagée, mais d'ici la fin de la journée, il faudra recommencer ; le blizzard ne faiblit pas.

De retour dans le Manoir, j'intercepte Mordicus qui se sert du thé dans la cuisine. Je me poste à côté de lui, m'accaparant une tasse pour un chocolat chaud.

« Tu dois leur parler, dis-je après avoir exposé mon problème.

-Euh, c'est une très mauvaise idée, réplique-t-il en reculant, comme s'il s'apprêtait à s'enfuir en courant, sa tasse à la main.

« C'est toi qui dois le faire, insisté-je. Tu es le plus désigné de nous deux pour aborder le sujet.

-Pourquoi moi ? »

J'y ai réfléchi longuement, cette dernière demi-heure, sous la neige alors je déclame avec toute la certitude dont je dispose :

« Je ne suis pas suffisamment optimiste et je ne crois pas suffisamment à ces choses-là. Toi si ; tu peux les convaincre. Et je t'aiderais à les rassurer. »


MARLY

J'ouvre les yeux d'un seul coup et l'espace d'un instant, je ne sais plus où je suis. Finalement, je décolle ma joue de la roche. Toutes les crispations de mon corps se réveillent. Mes muscles sont contractés par le froid et une angoisse diffuse. J'ai perdu ma lampe la veille, mais la lumière qui filtre depuis la surface m'aide à distinguer certains reliefs. Je mets un temps à convaincre mon corps et mon esprit de s'allier afin de reprendre mon chemin. Ce dernier se révèle chargé de virages. À force de ramper plusieurs heures de suite, des crampes s'installent à travers tous mes membres. Je commence à me dire que j'ai sous-estimé mes capacités, quand avec grande surprise, je débouche soudainement sur un couloir, comportant un plafond plus élevé. Avec difficulté, je me redresse sur des jambes tremblantes et continue le reste du trajet, debout.

Le chemin, bien que tortueux, se révèle plus praticable, et découle jusqu'à une porte. Cette dernière est en bois, similaire à celle que j'ai empruntée pour descendre les escaliers de la Tour Nord. Des monticules de pierre obstruent l'espace, sans doute dus à de précédents éboulements, et je dois les enjamber pour atteindre la poignée.

J'essaie de pousser, puis de tirer, mais la porte résiste. Je ne crois pas qu'elle soit verrouillée, mais semble effectivement bloquée, sans doute par la dizaine de cailloux qui s'est amassée devant, ainsi que par son bois, terni par le temps. D'un geste las, je ramasse alors une roche, lourde et pointue. Je la tiens fermement des deux mains et commence à cogner contre le bois. Un coup, deux coups, trois coups ; ma lassitude laisse place à de l'agacement et la puissance de mes gestes s'intensifie. Enfin, les premières couches d'écorce cèdent. Une première brèche se crée, mais je persiste jusqu'à dessiner un passage suffisamment grand pour m'y glisser. Je laisse enfin tomber la pierre sur le sol et me faufile de l'autre côté.

Dans un premier temps, l'envergure de l'espace, immense, vide et lumineux, qui m'accueille, me donne le vertige après ma déambulation dans ces corridors étroits et renfermés.

La gare est déserte, abandonnée, envahie par les toiles d'araignées. Les rails sont vides, couverts de poussières, mais le tout baigne dans la lumière, comme si le ciel se trouvait juste au-dessus de moi. Je sors la carte postale de ma poche et la superpose. C'est bien le même endroit. Il ne manque que la locomotive qui dort sur les rails. Mes yeux furètent dans ces lieux impressionnants en largeur, comme si le quai s'étendait à l'infini. Je m'avance vers un mur, sur ma gauche, où je distingue un tableau d'affichage. Il n'y a qu'un vieux bout de papier placardé ;

Prochain train : 1er Janvier.

Les images défilent dans mon esprit.

Je me revois quelques jours plus tôt, saisir l'enveloppe dans la boîte aux lettres, puis la lire à l'abri des regards dans ma chambre. Je plonge à nouveau dans le lac gelé, en proie à une énorme panique en entendant un monstre hurler depuis les profondeurs. Je reviens aux heures de recherches en compagnie de Joan et Mordicus à la bibliothèque. La conversation dans le bureau de Madame Hermary. Le cliché de la locomotive. Puis mon regard s'arrête sur le calendrier de la Directrice et le 1er Janvier entouré en rouge.

Le 31 décembre et le 1er Janvier marquent la transition d'une année, un temps à un autre. Ça ne peut pas être une coïncidence.

Je ne suis pas venue ici pour des réponses ; je les connais déjà.

Je suis ici pour être certaine que je puisse faire sortir les autres d'ici.

Maintenant que je sais que c'est le cas, je parviens à sourire, malgré mon visage couvert de crasses, mes coudes abimés et mon dos, écorché vif.

Je n'ai plus de temps à perdre. Je recule de quelques pas pour faire rapidement demi-tour, quand quelque chose attire mon attention. Je lève les yeux et découvre que la gare est encore plus saisissante de hauteur. Au point que cela est impossible.

Au-dessus de moi, se trouve un gouffre énorme dans le plafond. Je n'en distingue même pas la fin. Mais je remarque qu'il est à moitié rempli d'eau. Celle-ci se déplace tranquillement, doucement en suspension dans l'atmosphère. Si plusieurs mètres de vide me séparent du plafond de la gare ainsi que de ce gouffre envahit par des courants paisibles, mon esprit rassemble les derniers morceaux de mystère. Je me trouve exactement sous le lac. Ce même lac où Joan et moi avons passé notre enfance à patiner. 

Ce n'est pas une lettre que j'ai reçue, c'est notre porte de sortie.

Ce n'est pas un monstre, que j'ai vu sous l'eau, c'est un train qui passait en-dessous.

Ce n'est pas seulement une date, sur ce calendrier, c'est notre seule chance.


MORDICUS

Le dîner est terminé. Je suis de corvée pour débarrasser la table et faire la vaisselle, avec pour toute compagnie, Pooja et Charles. Ce faisant, je discute de choses impossibles, de contes pour enfants, de lettre, de lac et de fées. Pooja me soutient assidûment au fur et à mesure de mes paroles, la porte mystérieuse ayant visiblement eu un grand effet sur l'opinion qu'elle portait sur moi. C'est la première fois depuis longtemps que l'aînée des orphelins est d'accord avec la plupart de mes dires ; c'est officiel, l'apocalypse doit être imminente.

Une fois les travaux effectués, je m'apprête à regagner ma chambre. Je grimpe les escaliers, longe le couloir, mais découvre Madame Hermary debout et immobile en face de ma porte. Sa stature est droite et haute. Les mains dans le dos, elle hoche la tête à mon intention, comme pour me souhaiter une bonne nuit.

Je ralentis. L'air de rien, la Directrice tourne la tête pour contempler une peinture de lac gelé, accrochée dans le couloir. Puis lentement, elle glisse une main dans la poche de sa longue tunique sombre et en sort une montre à gousset.

« Bientôt la nouvelle année, dit-elle en l'examinant. Très bientôt. »

Elle range sa montre, puis continue de contempler la toile. Mes yeux observent la peinture à leur tour.

« Espérons ne pas répéter les mêmes vieux schémas, Mordicus. »

Elle ne me regarde pas lorsqu'elle me dépasse et s'éloigne dans la pénombre du corridor.

Alors que cette rencontre m'hérisse déjà les poils de bras, je manque de mourir de peur en distinguant une ombre dans ma chambre. Je m'apprête à hurler, lorsque Marly allume la lampe de ma table de chevet, révélant son visage. Lentement, elle pose un doigt contre ses lèvres.

« Chut, murmure-t-elle. Il y a des choses qui me surveillent. »

Je pose une main sur mon cœur, pour essayer de le calmer, puis je secoue la tête pour m'éclaircir les idées.

« Quoi ? chuchoté-je en m'avançant. De quoi est-ce que tu parles ? »

Marly a l'air très sale. Elle se redresse. Je remarque ses cheveux couverts de poussières, ses vêtements froissés et je décèle même du sang sous ses ongles. Je m'apprête à lui demander si elle va bien, mais Joan choisit cet instant pour pénétrer dans la chambre. Elle a les bras chargés de serviettes, de vêtements et peine à tenir une mallette dans sa main droite.

« Coucou ! » me lance-t-elle en déposant son butin sur mon lit.

Ses yeux remarquent la décoration de ma chambre, orientée sur des thèmes de guerres, et ajoute :

« Pas étonnant que tu sois un peu timbré.

-Tu peux parler, protesté-je. Toi tu... »

Je m'arrête en plein milieu de ma phrase lorsque Marly me tourne le dos pour prendre une serviette. Son tee-shirt est déchiqueté et je discerne de nombreux endroits sanguinolents. Je laisse échapper un hoquet. Joan, de son côté, ouvre la mallette, qui se révèle contenir des soins de premiers secours.

« Désolé, me lance Marly, je voulais retourner dans ma chambre, mais j'ai vu Hermary. Je craignais qu'elle me voit dans cet état. »

Je balbutie :

« Pas... Pas de problème. »

Joan ouvre la porte.

« Elle est partie, nous annonce-t-elle.

-Parfait, déclare Marly. Je vais me doucher et quand je reviendrai, je vous expliquerai ce que j'ai vu. Préparez-vous, la nuit sera longue. »

Je la vois disparaître dans le couloir pour rejoindre la salle de bain collective qui se trouve à l'autre bout de l'étage.

Joan et moi ne parlons pas beaucoup pendant que Marly est absente. Elle revient d'ailleurs assez rapidement, ce qui témoigne d'une douche expéditive. L'aspect bien plus propre, elle est revêtue de son pyjama. On pourrait croire qu'elle s'apprête à aller dormir. Une drôle de lueur demeure cependant dans ses yeux.

« J'aurais besoin d'un coup de main. » précise-t-elle.

L'espace d'un temps, je ne comprends pas de quoi elle parle. Mais Joan s'approche et dans son dos, elle soulève le tissu du haut, sans que Marly ait complètement besoin de le retirer. Je reste planté comme un imbécile pendant quelques secondes, jusqu'à ce que Joan me demande si ça ne me dérangerait pas d'arrêter de reluquer et d'attraper le nécessaire dans la mallette. Les minutes suivantes, je l'aide à appliquer du désinfectant sur les plaies. Ces dernières ne sont pas très profondes, mais donnent l'impression qu'un animal s'est acharné sur sa peau à coups de griffes. Marly siffle de douleur. Bientôt, les picotements semblent s'apaiser lorsque nous étalons la pommade cicatrisante. Joan appose quelques bandages pour éviter que le tee-shirt du pyjama ne frotte contre les blessures et Marly a l'air d'être sur le point de vomir. Elle se reprend cependant plutôt rapidement. Nous terminons de ranger le matériel dans la mallette lorsqu'elle prend une grande inspiration et se tourne vers nous :

« Et maintenant, nous n'avons pas beaucoup de temps. Demain, c'est le 31 et nous devons convaincre tout le monde.

-Les convaincre de quoi, exactement ? » je m'enquiers, avide de comprendre.

Si les soins ne font pas partie de mes compétences, mon impatience à l'idée d'avoir le fin mot de cette histoire est si décuplée qu'elle devrait faire partie intégrante de mes qualités.

Le sourire de Marly s'étire jusqu'aux oreilles :

« De l'impossible. »


MARLY

La seule raison pour laquelle ces créatures ne m'ont pas attaqué, c'est parce que j'ai fait demi-tour. Je les percevais dans les recoins les plus obscurs de la gare, qui me jaugeaient, qui m'observaient. Tout le long du chemin du retour, je les sentais, près de moi. Elles me frôlaient, mais ne me touchaient pas.

À présent, je longe les tableaux, accrochés à quelques mètres d'intervalles, répartis dans tout le couloir. Tout est si sombre et si paisible. La plupart des enfants dorment. Bientôt, le soleil se lèvera et les choses changeront pour toujours.

J'ai une sensation de parallèle, comme si je me trouvais encore entre des parois de roches, plusieurs mètres sous terre. Je cligne des yeux et le corridor de l'Orphelinat revient. Je dépasse quelques portes. Mon regard s'agrippe aux portraits et aux peintures. Ces dernières ne m'ont jamais paru aussi vivantes.

Je rejoins finalement ma chambre. Rien n'a changé mais tout a changé. Je grimpe sur mon matelas et observe le grand portrait de Marie Antoinette qui surplombe mon lit, derrière lequel j'ai dissimulé la seconde photographie. Je décale la peinture, tâte l'arrière du cadre et décroche la carte postale que j'y ai scotchée. Finalement, je me recule et comme je suis débout, mes yeux se retrouvent à la même hauteur que ceux de Marie-Antoinette.

« Tu n'avais rien choisi non plus, n'est-ce pas ? » murmuré-je.

Je fais quelques nouveaux pas en arrière et réprime un frisson lorsque mon regard se pose sur la lettre, puis sur le tableau.

« Je vais devoir leur dire, expliqué-je. Tout cela n'aurait jamais dû arriver. Ils ont le droit de savoir. »

Bien sûr, le tableau ne me répond pas.

« Ça leur fera mal, bien sûr, mais c'est nécessaire. On ne peut rien faire lorsqu'on est dans l'ignorance. Ils ne me suivront pas, s'ils ne savent pas. Je veux qu'ils comprennent ; et une fois la vérité échappée, on ne peut plus prétendre qu'elle n'existe pas. Ils seront obligés de me croire. »

Je fais une pause, puis, hésitante ;

« N'est-ce pas ? Ils seront bien obligés de me croire... »

Je me secoue les épaules, remets de l'ordre dans ma tête, entre les pensées et les émotions, puis je range le cliché dans la poche de ma veste. J'hésite à ajouter un au revoir à Anty, mais je me doute qu'elle me suivra où que j'aille, alors que je me contente de quitter la pièce en silence.


JOAN

La fumée de ma cigarette s'élève près de mon visage. Elle s'éloigne ensuite doucement pour rejoindre l'extérieur. Ma fenêtre est ouverte sur des milliers de flocons qui piquent vers le sol à la vitesse de balles de revolvers. Le blizzard est là et occupe tous les esprits, mais plus pour longtemps.

« Des gardiens surveillent le passage, mais nous devons nous en aller ce soir. C'est notre seule occasion avant longtemps. Nous devons la saisir. »

Ce sont les mots que Marly m'a adressés quelques minutes plus tôt. Elle m'a aussi expliqué que le moment était venu. Elle a précisé que le temps n'avait plus d'emprise pendant la nuit du 31 décembre au 1er Janvier.

Cette nuit, Mordicus et moi avons eu droit à quelques confidences ; la présence de créatures, les gardiens, que suite à la description de Marly, Mordicus identifie plus précisément comme des sortes de gargouilles, condamnées à protéger un endroit pour avoir cédé aux vices du monde ; nous apprenons également l'existence d'une locomotive qui passe sous le lac et nous emmènera loin de cet endroit ; c'est une histoire à dormir debout, une fable pour enfant, autrement dit, un véritable conte de fées. 

Cependant, Marly a encore gardé certains détails pour elle. Elle nous a affirmé qu'elle révèlera la suite lorsque tous les enfants seront présents. Mordicus a fait la grimace, mais je crois que Marly est pressée par le délai qui nous incombe. Elle et lui sont allés réveiller les autres et les prévenir qu'ils devaient tous descendre dans le salon, avant de prendre le petit déjeuner, pour une réunion. Et c'est avant de partir, que Marly m'a glissé la carte postale de la locomotive entre les mains.

« Le moment est venu. » a-t-elle dit.

Elle n'a rien ajouté d'autre, mais ses yeux ne parvenaient pas à dissimuler une certaine urgence. Non, plus qu'une urgence ; une réelle peur. Elle essaie d'être optimiste, mais je crains qu'on ne puisse pas partir d'ici aussi facilement. Alors après quelques réflexions, j'écrase mon mégot de cigarette et j'enfile ma tenue d'archer. Je saisie mon arc et mon carquois, vérifie leur état et les pose contre le mur. Une fois l'équipement prêt, je m'installe sur mon lit.

Le stylo à la main, mes yeux errent sur le papier blanc. Mon cerveau bloque. J'essaie de me creuser la tête pour trouver une bonne manière de commencer. Si seulement Marly m'avait montré cette fichue lettre, je saurais exactement quoi écrire.

Mais j'imagine que le destin ne fonctionne pas ainsi.

Je m'apprête à me cogner le front de la main, quand une idée partielle se forme dans ma tête. Alors je m'empêche de trop réfléchir et je commence ;

Coucou, c'est moi.


MORDICUS

Joan termine d'écrire la lettre lorsque je jette un coup d'œil dans sa chambre. À l'étage d'en dessous, dans le salon, tous les enfants sont perturbés par la singularité de la réunion. La plupart sont encore vêtus de leurs pyjamas. J'aurais préféré qu'une des filles s'y colle, mais comme ni l'une, ni l'autre n'étaient disponibles, j'ai dû les apaiser ; je ne suis pas doué pour ça. Pooja m'a heureusement donné un coup de main. Lorsque je lui ai dit que les autres auraient dû m'aider, elle a aussitôt répliqué ;

« Elles ont d'autres priorités.

-Moi aussi ! ai-je protesté.

-Vraiment ? Comme quoi ? »

J'ai eu un temps d'arrêt :

« Comme... ai-je commencé lentement. Pleins de choses.

-Mmh. Effectivement, ça me paraît très urgent. »

Elle a ensuite croisé les bras, les sourcils haussés. De mon côté, j'ai froncé les sourcils, soupçonneux :

« Tu m'aides beaucoup ces derniers temps. Pourquoi ? »

Elle n'a pas répondu et s'est contentée de tourner les talons.

« Tu sais quelque chose ? » ai-je insisté en l'attrapant par l'avant-bras.

Elle s'est doucement dégagée ;

« Je me doute de quelque chose, » a-t-elle rectifié.

Je me suis mordu la lèvre, m'attendant à ce qu'elle exige de plus amples explications sur ce qui est en train de se passer, mais elle s'est contentée de s'éloigner. J'ai toujours considéré Pooja comme quelqu'un de très naïf, mais elle semble consciente de beaucoup de choses. Bien qu'elle ne sache rien de précis, elle doit deviner que la vérité éclatera tôt ou tard et que cette dernière ne portera pas sur les arc-en-ciel et les licornes. J'ai craint de devoir jouer les médiateurs encore longtemps, mais Marly est apparue peu de temps après et j'ai pu m'échapper. Je reviens dans le présent, concentré sur Joan, qui se lève du lit. Elle enfile la bretelle de son carquois, saisit son arc et détient l'enveloppe entre les mains.

« Je vais poster la lettre, dit-elle.

-Je t'accompagne. »

Elle hoche la tête, termine de noter la date à laquelle l'enveloppe doit atterrir, et nous nous rendons dans le hall pour enfiler nos manteaux et nos bottes. Du raffut nous parvient depuis le salon, alors que la voix de Marly s'élève, mais je ne distingue pas toute la portée de ses paroles.

La progression jusqu'à la boîte aux lettres me paraît plus interminable que d'habitude. Comme si la neige retenait nos semelles, nous empêchant d'accélérer, comme si le Manoir lui-même préférait nous garder dans un espace où le temps n'existerait pas.

Les mains rouges parce qu'elle a évidemment oublié ses gants, contrairement à moi, Joan glisse l'enveloppe dans l'interstice de la boîte aux lettres.

Nous restons un instant tous les deux plantés devant sans rien dire. Puis Joan demande ;

« C'est fait ? »

J'attends encore quelques secondes, puis je m'avance et ouvre la petite portière. Le cube de métal est vide.
« C'est fait, » je confirme.

Nous regagnons l'Orphelinat, qui ne représente plus un foyer comme on l'imaginait.

Lorsque nous pénétrons dans le hall, les voix s'élèvent toujours et plus nombreuses. Parmi les éclats, je distingue les propos de Pooja, les aigus de Betsie, l'intonation de Marly et l'octave de la Directrice.

Joan et moi échangeons à peine un regard avant de nous engouffrer dans le salon, qui autrefois représentait le lieu incontournable de la grande famille que nous étions.


MARLY

« Qu'est-ce que tu racontes, Marly ? » s'écrie Betsie.

Je savais que les convaincre ne serait pas si facile, mais je ne pensais pas qu'ils s'y résigneraient autant. Les pas de Joan et Mordicus résonnent lorsqu'ils nous rejoignent dans le salon. La pièce est le terrain d'une bataille politique. Certains enfants se sont déjà rangés du côté de Madame Hermary, la considérant comme leur référent adulte le plus stable, mais Pooja a pris mon parti en restant derrière moi, alors d'autres ont décidé de lui faire confiance. Mon impopularité me pénalise en cet instant. Je n'ai jamais été de ces meneurs de troupes ; heureusement que Pooja comprend mieux les enjeux de cette discussion que la plupart et beaucoup d'enfants la considèrent comme une grande sœur fiable.

« Marly ? s'avance Joan. Qu'est-ce qui se passe ? »

Elle et Mordicus se postent près de moi, mais attendent aussi une explication, la plus raisonnable et logique possible. Sauf que celle que je possède ne remplit aucune de ces conditions.

Je secoue la tête, le regard se posant sur chaque tableau présent dans le salon, puis retombant sur chacun des enfants.

La Directrice intercepte quelque chose dans mes yeux. Elle plisse les siens ;

« Tu as compris, n'est-ce pas, Marjorie ? »

Comme je trouve ma théorie absurde, je n'ouvre pas la bouche tout de suite. Puis finalement, j'ai l'impression que la Directrice attend réellement une réponse de ma part. Tous les yeux sont braqués sur moi.

Déjà de petite taille, sous ces esprits inquisiteurs, je me sens encore plus minuscule. Je suis tétanisée, raide comme un piquet, les bras plaqués le long du corps. J'ai aussi très froid, comme si je plongeais dans le lac gelé une seconde fois.

Je ne sais pas comment les mots réussissent à sortir, mais je finis par lâcher ;

« Je suis la Reine. »

Le mouvement presque imperceptible sur le visage de la Directrice ressemble à un sourire. Elle me fait penser à une professeure fière que son plus mauvais élève soit finalement parvenu à remplir le niveau obligatoire pour son cours. Elle hoche la tête.

« La Reine ? Quelle Reine ? » grommelle Mordicus, ce qui lui donne l'allure du meilleur élève, déçu de ne pas avoir trouvé la réponse le premier et qui ne comprend toujours pas le sens de la question.

Les mots suivants dégringolent de ma bouche, comme du verre coupant ;

« Je suis la Reine qui a perdu la tête. »

J'ai presque l'impression de pouvoir visualiser le tableau de Marie Antoinette, situé à plusieurs étages de là, toujours dans ma chambre, qui sourit. 



Merci pour votre lecture :)

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