DIX
MARLY
La montée de la Tour nord jusqu'à la porte ressemble déjà à une expédition. Chaque enfant a emporté un sac à dos. Les visages se disputent entre l'appréhension, la curiosité et la concentration. Joan mène les rangs à l'avant, en compagnie de Pooja. Charles et Jeanne m'aident à cadrer, compter et vérifier que tout le monde est là, pendant que Mordicus ferme la marche.
J'ai récupéré l'épée de collection qu'on trouve dans la bibliothèque. Elle est tellement lourde que je suis obligée de la tenir des deux mains. Mes bras sont couverts de chair de poule. Pourtant, mes doigts sont fermes autour de la garde.
Je n'ai aucune envie de retourner en bas.
Mais l'image de la gare reste ancrée dans ma mémoire. Parce qu'il y a un train. Parce qu'il y a un moyen. Parce qu'il y a de l'espoir.
J'ai revêtu un manteau léger et de solides bottes de marche. J'ai conseillé la même tenue vestimentaire pour tout le monde, mais beaucoup d'enfants sont encore en pyjama. C'est difficile de s'occuper de tous les orphelins lorsqu'ils sont trente, et le temps presse. Je n'ai recommandé qu'aux plus âgés de prendre une arme avec eux, pour ne pas faire paniquer les petits. Pooja a récupéré une batte de baseball, et Charles, malgré mon dégoût à cette idée, a pris un revolver. Je ne sais même pas où il a pu se le dégoter.
J'ai bien pensé un moment que se présenter désarmés à la gare pouvait jouer en notre faveur par rapport aux gardiens, mais tous les avertissements de Madame Hermary m'ont rendu nerveuse.
Nous grimpons les marches, comptons régulièrement les enfants comme des bergers avec leurs moutons, et regagnons l'étage supérieur de la Tour Nord.
Arrivés à la porte, je reprends la tête du groupe pour descendre les marches de l'escalier en colimaçon. Excepté moi, puisque tenir une épée nécessite mes deux mains, tous les enfants sont tous munis de lampes de poches, ce qui rend les lieux sales et vides plutôt qu'obscurs et mystérieux.
Cela n'empêche pas les enfants d'avoir peur. J'entends Pooja parler d'une voix douce, à l'arrière ; elle est forte pour ça, et soit dit en passant, Mordicus aussi, même s'il ne le reconnaitrait jamais. Je l'ai entendu parler à Betsie tout à l'heure, expliquant que nous allions dans un endroit formidable, mais qu'il fallait être très courageux pour y parvenir. La Betsie effrayée s'était alors transformée en Betsie l'héroïne. Elle avait même contaminé de sa bravoure cinq autres orphelins du même âge.
Avant de partir, Madame Hermary a glissé des pièces pour Pooja, disant que cela nous suffirait pour un moment dans le monde réel. La Directrice lui a demandé de prendre soin des enfants. La batte de base balle en travers l'épaule, Pooja avait hoché la tête, acceptant sans discuter sa mission. Je suis reconnaissante de pouvoir compter sur d'autres personnes, conscients de l'épreuve qui nous attend.
Après un temps indéfini, nous atteignons la fin de l'escalier et je demande à la cantonade si tout le monde va bien. Les plus grands me répondent par l'affirmative, confirmant que nous n'avons pas perdu d'enfants en cours de route. Je m'engage alors dans le passage rocheux, les milliers de pas des autres orphelins dans mon dos ; c'est à croire que je mène ma propre armée de guerriers sur le champ de bataille.
La référence me fait un peu froid dans le dos. Mes sens sont à l'affût et j'essaie de distinguer le moindre bruit suspect malgré le vacarme de trente personnes dans des couloirs où les échos ricochent de toute part.
Nous marchons longtemps, mais j'ai l'impression de reconnaitre certains corridors, et la distance ne me paraît plus aussi longue, sans doute parce que j'emprunte ce chemin pour la seconde fois, ou la troisième si on compte le retour à l'Orphelinat.
De temps en temps, me viennent des images de Madame Hermary, assise dans son bureau. La Directrice d'un Orphelinat immense et à présent vide. Je suis perdue dans mes pensées depuis un moment, lorsque soudain, je les entends. Elles rôdent, elles grognent et se préparent.
Rapidement, je saisis Joan par le bras. Elle s'arrête net en écarquillant les yeux ;
« C'est...
-Oui. Je veux que tu prenne la tête du groupe. Suis les inscriptions Hiraeth qui te guideront. À un moment, attention, il y a une crevasse dans le sol. Si tu parviens à l'enjamber, je pense que l'autre côté te mènera à la gare. Ça t'évitera de continuer le chemin en rampant.
-Mais, et toi ? Tu comptes faire quoi ?
-Tu protèges les enfants, d'accord ? Je me débrouillerai. »
Joan a l'air de vouloir protester, mais elle se doute qu'on n'a pas le temps pour ça. Alors elle encoche une flèche à son arc, et enjoint les premiers du groupe à la suivre. Je laisse passer les enfants, je laisse défiler Pooja, Charles, Jeanne, puis lorsque le dernier orphelin s'est éloigné, je resserre les mains autour de l'épée. Les ombres sifflent et crachent dans ma direction, mais je n'ai pas l'intention de les laisser s'en prendre à un seul d'entre nous. Alors je ferme la marche et me prépare.
Je suis tellement concentrée que je n'aperçois pas Mordicus tout de suite. C'est après quelques minutes de marche, que je prends conscience de sa présence, juste à côté de moi.
« Je te croyais devant, » dis-je.
Il hausse les épaules. Mon regard tombe sur le livre qui tient entre les mains.
« Sérieusement ? relève-je en haussant un sourcil. Je dis de prendre une arme et tu décides quand même d'emporter un bouquin ? »
Il a une sorte de rictus :
« Pas n'importe lequel. »
Je lis vaguement le titre. Le Roi Arthur et les Chevaliers de la Table Ronde.
« Mmh. Bien joué pour Avalon, d'ailleurs, fais-je.
-En plein milieu de la Manche, étrange coïncidence, ne trouves-tu pas ?
-Très étrange, en effet. »
Il balaie le sol devant nous de la lueur de sa lampe et je discerne un air pensif sur son visage.
« Tu sais, reprend-t-il après un moment de silence. La légende dit que le Roi Arthur reviendra. Qu'il reviendra d'Avalon.
-Mmh, j'ai déjà lu ce livre, merci.
-Non je veux dire... tu crois que ça peut-être par un chemin semblable ? Que ce serait aussi simple que pour nous ?
-Mordicus, je ne crois pas que cela sera si simple pour no... »
Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase. Une créature bondit dans les airs et se jette sur lui.
MORDICUS
Je me vois mourir.
L'espace d'une seconde, je me dis que mon rôle dans cette histoire est terminé. Merci d'avoir aidé pour éclaircir le fin mot du mystère, mais votre chemin s'arrête ici, Mordicus.
J'ai un vague geste de la main pour protéger mon visage, m'attendant à une souffrance immédiate, mais l'impact ne survient jamais.
Finalement, j'ouvre les yeux. La lame d'une épée transperce le poitrail de la bestiole et l'instant d'après, elle explose en milliers de particules de poussières. Je reste figé, incapable de battre des paupières, incapable de bouger.
C'est Marly qui m'agrippe l'épaule. Ses mots traversent l'état cotonneux dans lequel je me trouve. Elle me dit :
« Mordicus, j'ai besoin que tu reviennes. On doit continuer. Mordicus, on a encore besoin de toi. »
Je cligne des yeux. Marly me regarde. J'acquiesce. Elle paraît plus soulagée qu'elle ne le devrait. Je veux dire, ce n'est que moi, pas vrai ? Un de moins parmi trente enfants, ça ne peut pas faire une si grande différence.
« Maintenant, on doit courir. » insiste Marly.
Mon regard se tourne vers la horde obscure à quelques mètres et je hoche la tête une nouvelle fois, avec beaucoup plus de convictions. Nous nous élançons dans le couloir et en quelques minutes, nous rattrapons le groupe. La cohorte d'enfants est d'une lenteur exaspérante.
Depuis le début, Marly a essayé de ne pas propager trop de panique, mais je la vois, les dents serrées, l'épée levée, prête à en découdre et je me dis que si on reste là, elle va mourir pour nous.
En dépit de ses instructions, je me persuade que c'est le moment idéal pour une panique générale. Alors j'hurle ;
« Courez ! Maintenant ! »
Ma voix se répercute contre toutes les parois et j'espère que les premiers du groupe m'ont également entendu. La réponse me vient lorsque toute la troupe commence à se mettre en mouvement, et bientôt, c'est l'effervescence dans le couloir.
Après quelques minutes de courses, je prends conscience que Marly n'est plus à mes côtés. Je m'arrête net. Je la cherche des yeux.
« Marly ? »
Aucune réponse ne me parvient, alors je retourne en arrière. Enfin, la lueur de ma lampe de poche éclaire sa silhouette. Sans que je n'en ai conscience, j'avais retenu mon souffle tout le long, alors je pousse une profonde expiration et m'avance.
« Marly ? » dis-je.
Elle m'ignore et reste concentrée sur ce qu'elle essaie de faire. Je ne comprends pas.
« Marly, insisté-je. Il faut y aller maintenant.
-Une seconde, » grogne-t-elle.
Je fais un nouveau pas en avant mais elle m'arrête net.
« Attention ! Reste où tu es. »
Je ne l'écoute pas et continue ;
« Pourquoi je ne... »
J'entends alors le grognement d'une créature depuis les tréfonds du corridor et Marly assène un coup d'épée contre le plafond du tunnel. Aussitôt, ce dernier tremble. Lâchant mon livre et ma lampe, je saisis Marly juste avant que l'éboulement ne lui dégringole dessus. Nous tombons en arrière. L'épée ricoche sur le sol et ma tête cogne rudement le sol. J'en suis encore à jauger la douleur de mon crâne lorsque Marly se dégage. Elle se met à genoux et récupère son épée. Je me redresse sur les coudes.
« Mais tu es folle ? Tu aurais pu y rester ! »
Elle se remet sur ses pieds et me tend la main. Je la saisis et elle m'aide à me relever.
Ignorant mon commentaire, Marly désigne l'avant du tunnel.
« Ça ne les retiendra pas longtemps, si tu veux mon avis. Alors allons-y. »
Je la suis en maugréant. J'ai perdu mon livre et ma lampe à cause d'elle.
Dans cette atmosphère opaque, le manque de lumière ne semble pas la déranger, alors je suis Marly de près.
« Nous y sommes presque. » dit-elle finalement.
Je ne vois pas d'où elle tient cette information vu l'obscurité dans laquelle nous nous trouvons, mais étrangement, j'ai appris à lui faire confiance. J'en fronce même les sourcils ; je ne fais confiance à personne, pourtant.
Nous enjambons un amas de rochers, et débouchons dans un endroit incroyablement grand. Mes yeux mettent un instant à s'habituer à la luminosité ambiante. Bien sûr, j'ai déjà vu cet endroit en photo, mais la gare est gigantesque. Sans trainer, Marly et moi rejoignons les autres, debout sur les quais.
J'aperçois le chemin de fer.
Nous sommes tous plantés devant les rails vides, avec une armée de monstres à nos trousse, en se demandant où est-ce qu'on a pu faire une erreur, lorsqu'une voix résonne à travers toute la gare. Elle fait vibrer les parois et regonfle les cœurs.
« Mesdames et Messieurs, veuillez-vous éloigner de la bordure du quai. Le train à destination de Folkestone entre en gare dans quelques minutes. »
JOAN
« Mesdames et Messieurs veuillez-vous éloigner de la bordure du quai. Le train à destination de Folkestone entre en gare dans quelques minutes »
Pendant un instant, il ne se passe rien, puis une bourrasque puissante surgit depuis le tunnel et se déploie sur les rails. S'ensuit un vacarme tonitruant que j'attribue à la marche d'une locomotive.
Les enfants ont l'air très excités à l'idée de monter dans un train. Je distingue la poussière sur leurs vêtements, ainsi que sur les ours en peluche que certains ont emportés avec eux.
Les compartiments de la locomotive nous dépassent et pendant une seconde, j'ai l'impression qu'elle ne va pas s'arrêter, mais au fur et à mesure, je discerne un ralentissement. Finalement, le train s'arrête complètement.
Trois marches mènent aux entrées des compartiments. Répartis sur quatre wagons, nous commençons à faire grimper tous les enfants. Pooja est déjà à l'intérieur, comptant les orphelins et leur ordonnant de trouver une place et d'y rester. Il ne reste plus qu'une dizaine sur le quai, lorsque les gargouilles nous rattrapent. C'est Mordicus qui les voit le premier. Il nous crie de nous dépêcher, comme si on se croyait effectivement en vacances depuis le début de cette expédition. Nous accélérons cependant le rythme. Quand il ne reste plus personne, je grimpe, Mordicus me suit, puis Marly.
Le train ne démarre cependant pas tout de suite et ce laps de temps se révèle crucial. Les gardiens fondent sur nous. Je crois un moment qu'ils ne pourront peut-être plus rien nous faire une fois que nous sommes à bord de la locomotive, mais lorsque j'en vois une qui se jette sur un compartiment à deux wagons de nous, je décoche ma flèche. Celle-ci vibre dans l'atmosphère et atteint la créature qui explose aussitôt en gerbes de poussières.
Le temps que je bande de nouveau mon arc, deux autres se jettent sur notre entrée. J'en abats une, mais j'entends un cri. La créature a réussi à agripper un enfant et l'entraîne hors du train. C'est Betsie.
Marly essaie de la rattraper, mais je suis plus rapide. Je bondis sur le quai et décoche une flèche. La gargouille s'évapore. J'agrippe la main de Betsie et l'entraine vers les marches. Marly et Mordicus m'aident à la faire remonter. J'enchaine les flèches, tirant sur la grappe de créatures qui se ruent dans notre direction.
« Vite ! » me crie enfin Marly, alors que la locomotive s'ébranle, indiquant son départ.
L'espace d'une seconde, j'hésite à grimper.
Nos regards se croisent et Marly voit que j'ai pris ma décision. Son expression change. Elle écarquille les yeux. ;
« Non, » dit-elle, comme si un ton autoritaire allait suffire à me faire changer d'avis.
J'essaie de sourire.
« Non, répète Marly avec plus de force. Joan. »
Mes yeux passent à Mordicus. Je lui adresse un signe de tête. Il répond en acquiesçant.
Je resserre le carquois par-dessus mon épaule, saisie mon arc, tourne les talons et commence à courir dans la direction opposée. Mon cœur bat tellement fort dans ma poitrine que je n'entends même plus Marly crier.
Les goules m'aperçoivent et en quelques minutes, elles sont à mes trousses. Mon pas accélère, ma diversion semble fonctionner. Puis lorsque j'estime être suffisamment loin, je saisie une flèche que j'encoche et je fais volte-face, prête à atteindre ma cible.
Derrière la horde de goules, la locomotive s'éloigne.
Je savais qu'un jour j'accomplirais quelque chose de remarquable. Je suis heureuse que ce soit une bonne action.
MORDICUS
J'attrape Marly par le bras. Elle se dégage et je suis obligé de lui saisir les épaules puis de renfermer mes bras autour d'elle pour éviter qu'elle saute du train en marche. Elle se débat en criant, envoie des coups de pied alors je la pousse contre la paroi du wagon pour la maintenir en place. Elle continue de se défendre, réussit presque à s'échapper mais je parviens à la faire tomber sur le dos et la plaque contre le sol. Pooja accourt pour m'aider. On la maintient chacun d'une poigne. Le vent siffle dehors alors que l'appareil prend de la vitesse sur les rails. Comprenant qu'elle ne peut plus rien faire, Marly commence à hurler.
Elle crie à pleins poumons à plusieurs reprises et le train va de plus en plus vite.
Il y a tellement de désespoir dans sa voix que ça me fend le cœur en deux.
Je ne desserre pas ma poigne pour autant.
Est-ce que c'est cela que Brugmann a ressenti ?
Le dilemme entre deux choix ?
L'effroi de commettre l'impardonnable ?
Allais-je regretter ce geste pour le reste de ma vie ?
Le paysage défile à toute allure derrière les vitres du train. D'abord des paysages enneigés, puis des vallées verdoyantes, avant de plonger dans un tunnel abyssal qui se prolonge sur plusieurs heures. Comme les images de l'extérieur ne constituent plus une distraction, mes yeux se posent sur Marly. Elle a arrêté de lutter il y a quelques heures.
En revanche, elle pleure toujours. Les lumières des néons du tunnel se battent en duel contre l'obscurité et alternent sur son visage. Je crois que Marly n'arrive toujours pas vraiment comprendre ce qui est en train de se passer. Nous sommes devenus libres. Elle a l'air plus malheureuse que jamais.
Je m'assois en face d'elle et j'essaie de croiser son regard, qu'elle détourne obstinément. Je finis par tendre le bras et poser une main sur son épaule.
« Hé... On l'a fait. On a réussi à s'enfuir. »
Marly garde les yeux fermés, alors j'ajoute, sachant que cela pourrait être les pires mots à prononcer en cet instant :
« Joan doit être super contente à l'heure qu'il est. »
Prononcer son nom la fait réagir. Ses yeux s'ouvrent et plongent dans les miens. Ils brillent trop fort après toutes ces larmes.
« On ne s'en est pas sorti grâce à nous. On s'en est sorti grâce à elle. »
Les paysages continuent de défiler et je commence à faire le lien entre le nom de la ville annoncé au départ de la gare et celle des images de certains livres de la bibliothèque.
« C'est l'Angleterre, murmuré-je.
-Qu'est-ce que t'en sais ? grince Charles. Tu n'y es jamais allé.
-Je lis, espèce de crétin. »
Marly pleure toujours quand finalement, le train s'arrête.
« Bienvenue à Folkestone. ! » annonce une voix.
DIRECTRICE
Les gouttes de pluie ricochent sur les pavés. Elles mitraillent mon parapluie avec un débit féroce. Je ralentis l'allure pour qu'elle puisse me suivre. Elle a neuf ans, et elle serre les plis de mon manteau entre ses doigts. Dans son imperméable, elle paraît encore plus petite. Nous déambulons dans les ruelles de la vieille ville, et l'averse ne semble pas vouloir s'apaiser. Enfin, nous atteignons la gare.
« On va où ? demande-t-elle d'une petite voix alors que je referme mon parapluie une fois à l'intérieur.
-Oh, un endroit très spécial, tu verras. »
La gare est envahie par le brouhaha ambiant des futurs passagers. Je trouve un banc où nous pouvons nous asseoir et nous patientons pendant une petite heure. Les jambes croisées, le parapluie replié, j'observe les vagues de personnes qui pénètrent et sortent des wagons, partant retrouver leur famille ou tombant déjà dans leurs bras.
« C'est comme une famille, expliqué-je à la petite, dont les jambes pendent dans le vide avec ce banc qui est trop haut encore.
-Une famille ? répète-t-elle. Elle est gentille ?
-Bien sûr, acquiescé-je. Les familles sont faites pour être gentilles... »
La petite fille a l'air pensive.
« Et si je ne l'aime pas ? Cette famille. »
Je pose une main sur son épaule.
« Je suis sure que tu l'apprécieras. »
Pendant un instant, la fille ne dit rien. Mais finalement, elle reprend :
« Elle s'appelle comment, cette famille ? Il y a qui dedans ? »
J'ai un sourire pincé.
« Est-ce que tu appréhendes de les rencontrer ?
-Appréhendes ?
-Ça signifie avoir peur. »
Elle semble réfléchir un instant, puis hoche la tête :
« Oui. Un peu. Je crois. »
Je me penche vers elle.
« Je comprends. C'est un sentiment que nous pouvons difficilement contrôler. Mais j'ai un secret pour t'aider, est-ce que tu veux l'entendre ? »
La petite fille hoche vigoureusement la tête.
« Très bien, dis-je. Il s'agit d'une formule magique. Elle donne beaucoup de bravoure contre la peur... »
Au même instant, une annonce résonne dans toute la gare ;
« Mesdames et Messieurs veuillez-vous éloigner de la bordure du quai. Le train à destination de Hiraeth entre en gare dans quelques minutes ! »
MARLY
J'ouvre les yeux lorsque Mordicus me tapote l'épaule. Je me suis recroquevillée sur mon siège tout le trajet. Je ne sais même pas combien de temps il a duré. Suffisamment pour tarir mes larmes et crisper tous les muscles de mon corps.
« Nous sommes arrivés, » me dit-il.
Je me redresse sans beaucoup de volonté. À vrai dire, je suis vidée ; d'énergie, d'émotions, de tout.
Ces derniers jours ont puisé dans mes réserves de résilience et l'acte de Joan a terminé d'achever mon mental.
Je n'ai plus trop conscience de ce qu'il se passe, mais lorsque je reprends mes esprits, tous les enfants sont éparpillés dans un petit café tenu dans la gare et je suis assise avec une tasse de chocolat chaud devant mes yeux.
Mordicus me parle, mais je ne fais pas trop attention à ce qu'il dit. Finalement, il se lève. Je ne sais pas si c'est pour aller aux toilettes ou prendre une autre boisson, mais je me retrouve de nouveau seule, avec les oreilles qui sifflent, comme si j'étais séparée du monde réel.
Je sens quelque chose dans ma poche. Dans un geste inconscient, je glisse la main et en ressort la carte postale. Cette dernière a été malmenée ces derniers temps, après des années encadrée, à l'abri des épreuves, dans le bureau de Madame Hermary. La photographie comporte des coins abimés et quelques plis. Je la retourne pour lire la partie dédiée à l'écriture ;
Coucou, c'est moi.
Les prochains jours seront énigmatiques. C'est normal et nécessaire.
Souvent, lorsque certaines choses deviennent confuses, l'essentiel devient très clair.
Tu découvriras des choses abominables et tu devras les taire à tout le monde. Mais tout ira bien parce que je serais là pour toi, d'accord ? Qu'importe ce qui se passe, tu auras toujours une personne de confiance à tes côtés.
Je t'écris tout cela avant de partir. Je ne sais pas si on va se revoir alors je préfère te prévenir.
Cet endroit n'est pas ce que tu crois. C'est un passage.
J'ai une sorte de rictus.
Je suis certaine qu'elle savait.
Je ne sais pas comment, mais je pense qu'elle se doutait de quelque chose. Elle savait que les choses s'étaient révélées trop douces jusqu'ici.
Je m'apprête à ranger de nouveau la lettre dans ma poche, quand mon geste la fait passer au-dessus d'une bougie décorative que le café dispose sur ses tables.
À un œil non averti, rien ne semblerait se passer, mais mon regard attrape quelques lignes qui ne devraient pas être là et qui se dessinent subtilement sur le papier.
Je cligne des yeux et me penche en avant, mon attention redoublée. Je maintiens la carte postale près de la flamme, jusqu'à ce que la totalité des phrases apparaissent.
Finalement, je lâche la carte postale sur la table, n'en croyant pas mes yeux.
Ma main tremble.
Je me rappelle du jour où je lui ai offert ce stylo magique. Celui-là même qu'elle m'avait dérobée il y a si longtemps. Joan ne s'est jamais doutée que je le savais et ça ne m'a jamais dérangé. Au fur et à mesure des années, nous étions au-dessus de tout ça. Nous étions liées par plus que ça.
Je commence à lire et je commence à pleurer. La machine se remet en route, les sanglots secouent mon dos et m'obstruent la gorge.
« Marly ? » s'enquiert Mordicus en s'agenouillant près de moi.
Mes yeux ne quittent pas le papier et la bougie me ramène des années auparavant.
« Je suis là Marly, ça va aller. » chuchote Mordicus.
JOAN
(HIER)
Je t'écris tout cela avant de partir. Je ne sais pas si on va se revoir alors je préfère te prévenir.
Cet endroit n'est pas ce que tu crois. C'est un passage.
Je réfléchis un moment. Est-ce suffisant ? Je ne peux quand même pas écrire un pavé... d'autant que Marly m'a spécifié que la lettre ne devait comporter aucun détail précis, seulement de quoi l'inciter à se poser des questions. Mon regard se pose sur la fenêtre, où le blizzard bat son plein.
Je me demande s'il existe de tels blizzards dans le monde réel. Étrangement, je me rends compte qu'ils vont me manquer.
Les souvenirs qui demeurent au sein de cet Orphelinat me restent précieux et j'éprouve une pointe de regret en me remémorant le fil des ans. Ce n'était pas idéal, mais nous nous sommes amusés. Je repense à la première fois où Marly m'a adressé la parole, celle où elle a poussé la fille de l'épicerie et ses frères dans la bassine pleine de crottes de chats.
Une idée me vient. Je quitte mon lit et rejoint mon bureau. Je déniche dans un de mes tiroirs le stylo magique. Celui qui possède une encre invisible.
« Cadeau de meilleure amie, » m'avait dit Marly.
J'ai un sourire lorsque je termine d'écrire ce que j'ai à dire sur la carte postale, appuyée contre le bureau.
Sacrée aventure, pas vrai Marly ? Et sacré dénouement ! Un Purgatoire, vraiment ?
Je dois admettre que ce n'est pas l'enfance dont j'ai rêvé, d'être enfermée entre l'Enfer et le vrai monde. J'imagine que toi non plus.
En tout cas, je voulais quand même souligner le fait que ces années auraient été beaucoup plus ennuyeuses sans toi. Je ne sais pas ce que nous allons devenir dans le monde réel, si notre amitié y survivra, mais je retiendrais au moins ce qu'on a partagé ici. Les moments à la patinoire, les histoires de Madame Hermary et même la compagnie de Mordicus n'était pas si terrible que ça.
Je sais que cet endroit n'était pas censé nous rendre heureux, mais grâce à toi, ça a été mon cas. Alors voilà, pour tout ce que ça vaut, je t'aurais aimé jusqu'à la fin, Marly.
Merci pour votre lecture :)
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