Les Contes de Yumi - Livre 1 - - La troupe des Dogûs - - Préambule -
« Avant toute chose Yuka, il faut que je t'explique qu'au 21ème siècle, existe un pays archipel situé aux confins de l'Est du monde, si tant est qu'un monde rond puisse avoir un confins.
Ce pays, tu le connais bien, c'est le notre, le Japon, la terre sur laquelle nous sommes venues au monde. On dit que ce pays archipel possède six mille huit cent cinquante deux îles, des « shimas » dans notre langue. D'ailleurs, pour les habitants des îles qui ne sont pas Honshu, Kyushu, Shikoku et Hokkaido, ils ne disent pas qu'ils vivent dans le pays du Japon. Ça non, ils vivent sur leur « Shimas ».
Et de toutes ces îles, aucunes ne sont plus sacrées que les îles Amamis. Pierres sacrées, dieux serpents, lapins noirs éternels, chats sauvages géants, arbres hantés.... Aux îles Amamis, on raconte que chaque parcelle est sacrée et que le réel côtoie toujours les esprits et les divinités.
Parmi les îles Amamis, une des plus petites est celle d'Amami-Umajima (L'île des chevaux), un nom aux origines bien étranges car l'île est si petite que jamais des cavaliers n'y ont abordés. Amami-Umajima est une île de quelques vieux pêcheurs, d'un prêtre shintoïste qui prend soin de l'unique temple et parfois quelques naturalistes du reste du Japon qui viennent y étudier la faune et la flore et s'y installent quelque temps avec leurs familles.
C'est ce qui m'est arrivé à moi, ton amie Yumi. Comme tu le sais, mes deux parents sont des scientifiques naturalistes. Ma mère est venue sur Amami-Umajima pour y étudier un spécimen particulier de habu, un serpent cousin du crotale de deux mètres au poison aussi venimeux que sa taille est longue. Tu parles d'une passion ! Bien sur, du point de vue des habitants, le habu est un dieu serpent qui garde les lieux sacrés, j'ai vu ma mère être obligée de passer obligatoirement tout un rituel avant d'aller étudier son reptile dans les hautes herbes. Mon père, qui est aussi un scientifique naturaliste mais spécialisé dans les végétaux, en profite pour étudier les fougères arborescentes, les arbres centenaires et leur mousse sur laquelle butinent des papillons multicolores.
Je n'arrive pas à choisir lequel de mes deux parents est le pire !
En tout cas, si mes parents sont ravis de déguster les fruits du dragon et de la passion de ce tout petit paradis tropical, moi, leur fille unique, je souffre d'une terrible solitude. L'adolescence, c'est encore pire aux îles Amamis.
Je voulais te raconter beaucoup de détails sur la vie ici, Yuka, mais je n'en ai pas l'inspiration..... Ce n'est pas que ce soit un endroit désagréable, au contraire les paysages y sont magnifiques, mais j'ai toujours habité dans une grande ville jusqu'à présent. Et ici, j'ai l'impression que le temps avance vraiment très lentement, ça fait moins de deux mois que je suis venu habiter sur Amami-Umajima, mais j'ai l'impression que cela fait déjà deux ans. Tu me manques Yuka, ma vie normale d'avant me manque. »
Yumi
La jeune fille referme la carte postale représentant une des îles Amami qui s'égraine sur le bleu des eaux comme des poussières vertes vues du ciel. Un panorama typique du sud du Japon, entre Kyushu et Taiwan, en mer de Chine orientale. A moins que ce ne soit l'océan, Yumi n'a jamais saisit la différence. Où s'arrête l'océan Pacifique ? Où commence la mer de Chine Orientale ? Les îles Amamis sont trop clairsemées pour former une frontière naturelle.
Sur la carte, la mer prend la couleur blanche vive de son écume en frappant les rebords de l'île, rochers escarpés dont les plus bas sont lisses et polis par des millénaires de frottement des eaux. Pour les amis que Yumi a laissé dans la grande ville et qui croient que toutes les îles du Sud possèdent des plages paradisiaques de sable brulant et brillant sous le soleil, c'est raté ! Elle range définitivement la carte et l'enveloppe qui la protège dans son cartable au cuir noir entaché par le soleil. Il lui faut encore mettre l'adresse de Yuka et la timbrer, elle ne pourra le faire qu'à son prochain jour de cours sur l'île d'Amami Oshima, préfecture des archipels Amami. Car bien évidemment, Amami-Umajima, qui abrite moins d'une vingtaine de vénérables entre soixante-cinq et cent trois ans, ne possède pas de bureau des postes.
Même si elle porte une veste à col marin sur un ferry, la jeune Yumi aux cheveux couleur de nuit ne travaille pas sur un bateau. Elle porte juste l'uniforme de son collège sur le ferry qui la ramène depuis Amami Oshima, la seule île du coin assez grande pour posséder un collège.
Aucun de ses camarades de classe n'habite sur Amami-Umajima, Yumi se retrouve souvent seule pour rentrer chez son « chez elle » provisoire après les cours.
C'est encore pire aujourd'hui où le temps est devenu subitement exécrable, de lourds nuages noirs ont envahit le ciel. Ils sont immobiles, sombres et menaçants, poussent des grondements sourds après chaque cisaillement d'éclairs. Cela pourrait sembler esthétique si on les observe depuis un bon abri sur. Ces nuages sont immenses, on dirait une montagne dans le ciel, avec le creusement de vallées mousseuses entre chaque sommet. Un monde flottant au dessus de nos têtes, mais un monde qui ne recèle aucune végétation ni aucune vie, mis à part quelques oiseaux marins assez téméraires pour approcher malgré le rugissement des orages. Yumi admet que ces nuages sont noirs et informes, mais qu'ils sont beaux, contrairement aux nuages noirs de pollution qui survolent parfois le Japon, comme elle l'a vu hier au journal télévisé de Tokyo.
Mais malgré ce côté artistique, Yumi craint et redoute la tempête. Pour l'instant, il n'y a qu'une pluie fine et peu de vagues mais elle sait que tout peut très vite changer. C'est un monde encore sauvage que celui des îles Amami, la nature n'y est pas enchainée.
« Même le temps se moque de moi ! » Pense t'elle avec dépit en repensant à certaines camarades de classe qui ne cessent de rigoler d'elle depuis qu'elles ont apprit que Yumi habite sur Amami-Umajima. « L'île de la sorcière ! » selon les rumeurs.
« Il faisait pourtant un très beau temps ce matin.... Dès que j'ai pris ce bateau, les gros nuages noirs sont apparus en couvrant l'horizon, comme s'ils faisaient exprès pour me faire peur. »
Elle repense à sa vie d'avant, à Kobe, lorsque ses parents travaillaient à l'intérieur des murs de leur Institut ou donnaient des cours à l'université. Ils n'étaient pas obligés de voyager dans les îles les plus perdues de tout le Japon. Très souvent elle rentrait de l'école sous la pluie, mais il n'y avait pas besoin de prendre un bateau. Elle courait en riant avec ses copines sous les trombes d'eau glacée jusqu'à la gare du train. Ce sont toujours de très bons souvenirs, sa vie de Kobe lui manque d'autant plus alors, et les gouttelettes d'eau qui coulent sur ses joues rondes ne sont pas seulement celles de la pluie.
« Maintenant que j'y pense, j'ai beaucoup rêvé de la pluie ces derniers jours... Quelqu'un m'appelait avec cette pluie..... Je sais bien que ce ne sont que des rêves, mais j'aimerai bien savoir ce que cela signifie. »
La pluie s'accentue, le vent et la vitesse du ferry brisant les vagues la transforme en giclées glacées. Quand au bateau, il commence à tanguer de façon désagréable sur l'eau de mer, ou d'océan, qui s'agite.
Lorsqu'elle sent une tempête de mer poindre et que l'inquiétude la gagne, Yumi se remémore des paroles de son père. Comme elle, il ne possède pas du tout le pied marin, il lui a expliqué récemment qu'un moyen sur d'être rassuré c'est de regarder le pilote du ferry. Si ce dernier affiche un visage serein et calme, alors tout va bien, il se passe rien d'inhabituel. Si au contraire, le visage du pilote traduit un gène ou une angoisse, il y a alors de bonnes raisons de paniquer.
Même si elle trouve que ce conseil possède quelques limites, elle décide d'appliquer la technique de son père et regarde le visage du pilote de ferry, aux commandes de son bateau derrière la vitre de sa cabine sur laquelle ruisselle des sillons de pluie.
Elle peine à l'apercevoir derrière cette eau brouillant toute la surface de la vitre. Déjà un mauvais point, comment peut-il piloter en toute prudence s'il ne distingue plus rien ? Enfin, par le truchement d'un énorme essuie-glace pour vitre de bateaux, elle voit enfin le chauffeur. « On arrête pas le progrès ! » Ironise-t-elle. Le pilote est Asechi-san, le petit jeunot de l'île d'Amami-Umajima, seulement soixante cinq ans. Habituellement, il possède toujours un visage de cire fermé, contrairement à la plupart des habitants des îles qui sont très joviaux. Yumi est alors très étonnée de le voir tout sourire, les yeux brillants, comme un jeune qui attendait avec impatience une tempête pour surfer sur les vagues, comme si enfin il allait y avoir du sport dans la petite routine de ses voyages maritimes. La jeune fille ne sait pas dire si cette attitude est rassurante ou pas. Par précaution et pour se protéger de la pluie, elle se précipite vers la partie couverte du ferry, un simple petit toit de tôle comme un abri de bus sur un bateau. Elle s'assoie sur un siège, heureusement qu'elle ne souffre pas du mal de mer, mais comme elle n'a pas du tout le pied marin, elle a toujours peur de tomber.
De sa place assise, Yumi voit alors une femme tranquillement accoudée au bastingage du ferry. Cette femme, assez âgée, ne souffre ni du tangage ni de la pluie. Elle semble en parfaite sérénité sous les éléments déchainés de la mer et des cieux. Pire que cela, elle s'offre, le visage levé bien haut, aux furies de la nature.
Yumi connait cette femme, enfin façon de parler, elle la connait surtout de réputation. Elle sait juste que son prénom est Sachiko, la vieille Sachiko-san. Mais surtout elle sait que cette femme est une « yuta », c'est-à-dire une médium. Il s'agit d'une de ces femmes des îles Amami qui célèbrent l'union de la déesse de la mer avec le dieu du ciel. Elle vit sur Amami-Umajima, depuis toute jeune il parait... La pauvre... Yumi l'avait vue lors de la cérémonie d'Union entre les dieux qui a lieu tous les neuf septembre du calendrier lunaire. C'était une cérémonie très ennuyeuse pour la jeune fille qui déprimait des Games Center avec pericula de Kobe ou Osaka. Le vieille Sachiko a aujourd'hui la même tenue que lors de la cérémonie, il est possible d'ailleurs qu'elle porte tout le temps les mêmes vêtements. Un long kimono blanc brillant avec un fermoir brodé sur le col par devant, des geta blanches sur chaussettes blanches et un curieux bonnet blanc sur la tête avec un trou à l'arrière pour faire ressortir sa longue queue de cheval d'un noir encore étincelant. La seule chose qu'elle ne porte pas aujourd'hui par rapport au jour de la cérémonie, c'est une haute feuille de suzuki, longues et plates comme des feuilles de palmier mais de couleur vertes foncées. Yumi se rappelle, d'après les explications de ses parents, que la medium utilise cette feuille pour se purifier avant la cérémonie.
Bien qu'elle ne lui ait jamais parlé, Yumi n'apprécie pas beaucoup la vieille Sachiko, elle la trouve bizarre. Sa réputation la précède, il parait qu'elle était une femme très belle avant, mais qu'elle ne s'est jamais mariée pour mieux perpétuer le lien avec ce qu'elle appelle « les esprits de la nature ». On ne la voit presque jamais sur l'île, mis à part lorsqu'elle officie au temple pour les cérémonies ou qu'elle prend le ferry pour faire ses courses sur Amami Oshima. Elle traine toujours près des autels où les vieux de l'île la paye pour des conseils comme guide spirituelle. Et le reste du temps, Sachiko erre sur les bords des rochers face à l'océan parlant sois disant à des créatures marines qu'elle seule serait capable d'entendre.
Si Yumi ne l'apprécie pas trop, c'est indirectement à cause du collège. La vieille Sachiko est connue dans toutes les îles Amami à cause de sa réputation de prêtresse « noro », voir de sorcière, et à cause de cela, juste parce qu'elle habite aussi à Amami-Umajima, beaucoup de filles au collège se moquent de Yumi en la traitant elle aussi de « sorcière ».
Alors qu'elle la fixe du regard sans le faire exprès, Yumi voit la vieille Sachiko se retourner vers elle, et lui sourire. Lorsqu'elle souri, ses fossettes accentuent quelques rides autour de ses lèvres, mais en général, la vieille femme possède une peau encore incroyablement lisse pour son âge. Elle n'a pourtant pas la réputation de prendre beaucoup soin d'elle.
« La pluie t'est désagréable, n'est ce pas ? » L'interpelle gentiment Sachiko. « C'était la même chose pour moi lorsque je prenais ce ferry pour me rendre à l'école primaire. Attends, je vais demander à Susano-wo, kami des tempêtes, de calmer sa fureur. Il se met toujours en colère pour un rien, celui là ! »
La vieille Sachiko vient de déclamer cette référence mystique du Shintoïsme avec un trait d'humour très appuyé. Yumi pense alors qu'elle se moque d'elle ou qu'elle est un peu folle. Elle ne lui répond pas, garde la tête baissée, rejette ses longs cheveux noirs sur le devant. Enfin, elle pose son cartable de collégienne sur ses genoux, par-dessus sa jupe et se resserre contre lui. Une habitude héritée des trains et métros à Kobe.
La vieille Sachiko se met à psalmodier une sorte d'incantation en priant aux cieux. Par un hasard qui semble miraculeux, la pluie faibli et s'arrête.
« C'est seulement un hasard ! » Se persuade très fort Yumi. Si fort qu'elle se surprend à le dire tout haut.
« C'est exact ! » Répond Sachiko en gardant le regard fixé dans les hauts cieux. « Personne ne peut commander au temps, les éléments sont constitués d'esprits totalement libres et fiers. Quoi que l'on fasse ou que l'on souhaite, la nature finit toujours par avoir le dernier mot. » Alors que son regard revient doucement vers Yumi, gênée et rougissante, la vieille prêtresse « noro » éclate de rire sans grandes raisons. « C'est pourquoi, il ne faut jamais croire ce que dit la météo, hi, hi, hi ! »
Sans se l'avouer, Yumi admire l'aisance de Sachiko par rapport aux perturbations climatiques. Malgré les forts tangages et l'explosion liquide des vagues percés par la proue du ferry, la vieille femme ne sourcille pas, elle n'est pas le moins du monde déséquilibrée. Lors de la cérémonie d'union entre les dieux, elle s'était avancé pieds nus sur le rocher le plus avancé vers la mer. Sur un récif dont le dessus dépassait juste à peine du niveau des eaux. De plus, il devait être recouvert d'algues et terriblement glissant, mais à aucun moment Sachiko n'avait perdu l'équilibre. Bien qu'elle avait trouvé cette cérémonie profondément ennuyeuse, Yumi se souvient à quel point la vision de cette prêtresse était saisissante, récitant ses incantations et prière tout en donnant l'impression de marcher sur l'eau.
« Tu es Yumi-chan, n'est ce pas ? » Lui dit Sachiko avec une grande familiarité. « La fille du couple de scientifiques.
- Comment me connaissez-vous ? » S'inquiète Yumi, sur la défensive.
« Il y a moins de vingt habitants permanents sur Amami-Umajima. Donc lorsqu'il en arrive des nouveaux, on est rapidement au courant. Et puis, avec tes parents, vous louez la maison qui était autrefois celle de mes parents. Ils hébergeaient beaucoup de scientifiques venant étudier la faune et la flore locale. Lorsque j'ai déménagé pour m'installer au temple, j'ai tenu à ce que l'on conserve cette tradition. »
Sachiko appuie chacune de ses phrases avec un petit sourire entendu que Yumi ne sait comment interpréter. Elle se demande cependant si c'est une bonne chose de vivre dans la même maison où a grandi cette femme. Cependant, en l'écoutant parler, Yumi est persuadé que la vieille Sachiko n'est pas folle, une extravagante surement, mais qui possède toute sa raison. CSa profession de médium et « noro » suffit certainement à expliquer son étrange personnalité.
« En tout cas, il a vraiment arrêté de pleuvoir maintenant..... » Dit timidement Yumi. « C'est un temps des plus étranges.
- Je te conseille tout de même de prendre un parapluie. »
Sans qu'elle n'ait le temps de la voir approcher, Sachiko se tient devant le banc de ferry sur lequel s'est assise Yumi. Son regard vif la fixe intensément. De sa main gauche à moitié dissimulée sous la longue manche blanche de son kimono, elle lui tend un parapluie rouge qui a plutôt la forme d'une ombrelle avec un manche beige clair en bois de noyer.
« D'où peut-elle sortir ce parapluie ? Elle ne l'avait pas avant. » Yumi en est sure, une couleur si voyante aurait fortement jurée avec le blanc impeccable du long kimono.
« Oh, ce parapluie, je l'avais sous mon Kimono. » Répond Sachiko comme si elle venait de deviner la question que s'était posée Yumi à elle-même. « Je l'ai trouvé oublié sur un banc au quai d'attente du ferry.
- Et vous l'avez emprunté comme ça ? Vous ne l'avez pas ramené à la capitainerie ? »
Toujours en souriant, Sachiko lui dit qu'il n'y a aucun problème, que c'est même préférable de récupérer les parapluies et ombrelles abandonnés pour les réutiliser soit même. Elle lui raconte que si un parapluie a été perdu ou oublié pendant plus de cent ans, il prend vie et devient un « Obake du parapluie », un fantôme ou créature surnaturelle, un esprit qui travesti des objets ou des humains. Ce n'est pas qu'un Obake du parapluie soit dangereux, mais il est très fatiguant à force de parler et de rigoler tout le temps en tirant sa longue langue.
Yumi prend le parapluie d'un rire nerveux et libérateur, cette histoire de fantôme du parapluie la fait hoqueter de grands éclats sans qu'elle ne puisse s'arrêter. C'est la première fois depuis son arrivée sur les îles Amami que Yumi rigole de nouveau.
Sachiko ne prend pas ombrage de ces rires, bien au contraire elle semble satisfaite de voir enfin s'afficher un sourire sur le visage triste de l'adolescente. A se demander si elle n'a pas raconté cette histoire de fantôme exprès.
La voix nasillarde du pilote Asechi-san sort du haut parleur du ferry. Elle indique aux deux uniques passagères du bateau qu'ils vont bientôt accoster à Amami-Umajima.
« Et bien, je crois que le temps est venu de se dire au revoir pour aujourd'hui Yumi-Chan. »
Sachiko s'incline poliment, Yumi répond à la politesse en se levant du banc et s'inclinant à son tour, elle en profite pour la remercier du parapluie qui lui évitera à l'avenir de se faire surprendre par la pluie.
« L'île est petite... » Conclu la jeune fille. « On se recroisera surement.
- Peut être, mais pas tout de suite, je vais devoir m'isoler du port pour un temps, des.... amis m'ont demandé des conseils, je vais être un peu occupée. Je pense que nous nous reverrons un jour quelque part.... »
Le ton de Sachiko est devenu secret et énigmatique. Yumi ne la connait que depuis quelques minutes, mais elle remarque déjà que la Médium ne désire pas tout partager de ses activités. A peine le petit ponton de débarquement est-il descendu que Sachiko s'empresse de l'emprunter, svelte et droite comme si elle lévite pour descendre sur la terre ferme de l'île.
« Au revoir Yumi-chan, prends soin de toi. »
« Quelle étrange personne....." Pense Yumi. "Elle fait tout pour vous parler, puis elle vous quitte comme ça, en vous laissant dans le doute.... »
« Alors la p'tite demoiselle, on rêvasse ? Vous voulez tant que ça rester sur mon bateau ! »
Yumi sort de ses réflexions et se presse à descendre à son tour du ferry, au passage elle incline la tête auprès d'Asechi-san. Elle vient de découvrir que ce vieil homme est assez bon vivant et plaisantin malgré les apparences.
« Pardon, Asechi-san, merci pour la traversée.
- A la prochaine, ma p'tite ! »
Mis à part le ferry et deux bateaux de pêcheurs, le petit port d'Amami-Umajima n'accueille que des barques de tailles modestes. La mère de Yumi est venue à sa rencontre sur le ponton de bois, encore vêtue des hautes bottes de protection contre les serpents dans les hauts fourrés et sa tenue blanche de scientifique qui la fait ressembler à une apicultrice. Sans oublier son grand chapeau de paille car elle craint le soleil.
Yumi descend nonchalamment le court ponton du ferry, les plis de sa jupe bleu marine lui tapotant ses genoux par saccades au rythme de ses mouvements de jambes lents et appuyés. Tous les boutons du col de sa chemise blanche sous l'uniforme marin sont négligemment ouverts. Elle affiche de nouveau son air mélancolique habituel, avançant les yeux baissés, sa petite bouche dessinant une triste moue. Yumi est parfaite pour une fille de son âge, épargnée par les boutons d'acné de l'adolescence. Comme beaucoup de jeunes filles, elle se trouve trop joufflue et s'imagine que son nez asiatique est hideux parce qu'il est trop large et pas assez long. Des bêtises bien en accord avec ses quinze ans. Elle se passe machinalement sa main gauche dans ses cheveux raides, un tic répétitif. A chacun de ses pas résonnent les grelots de son porte clef d'ourson Rilakuma dépassant de sa poche contenant l'indispensable accessoire téléphone portable. A cette mélodie vient s'ajouter les sonorités des autres portes clés et portes bonheurs colorés accrochés à son cartable.
Sa mère affiche un regard inquiet, il faut dire que leur premier accostage sur l'île avait été très mouvementé en un mois propice aux typhons. Un bien mauvais souvenir dont la résurgence fait immédiatement abandonner la scientifique à ses serpents pour s'inquiéter du sort de sa fille unique lorsqu'elle est sur le ferry.
« Yumi-chan ! » S'exclame sa mère, un parapluie à la main en prévision d'une tempête. « Pourquoi n'as tu pas répondu à mes messages sur ton portable ! J'étais folle d'inquiétude avec ce temps ! En plus, ton père est parti visiter une île voisine pour ses arbres... »
Yumi n'adresse pas un seul regard à sa mère, elle lui passe à côté et se dirige vers la maison. La mère n'est pas surprise par son attitude, elle sait que sa fille lui en veut énormément à elle et son mari de l'avoir enlevé à son collège et ses amis à Kobe.
« Je n'en sais rien.... » Répond négligemment la jeune fille qui y met toute la mauvaise volonté possible. « Je n'ai pas entendu mon portable. »
Sa mère rétorque quelque chose, un reproche probablement, mais les paroles ne s'enregistrent pas dans l'esprit de Yumi qui regarde s'éloigner la silhouette de Sachiko entre deux murs de corail protégeant les vieilles maisons traditionnelles en bois des coups de mer. Malgré presque deux mois passés sur cette île, c'est comme si c'est seulement aujourd'hui que Yumi découvre les lieux et sait en apprécier sa beauté sauvage. Peut être avait-il manqué jusqu'à présent la présence délicate d'une prêtresse noro toute de blanc vêtue dans le paysage ? Le décor lui apparait grandiose, la courte averse a laissé s'installer de la brume qui s'étale à l'infini sur les crêtes de la petite île volcanique couverte d'une forêt de conifères. Le tout petit port qui concentre la totalité des habitations d'Amami-Umajima est situé dans une baie, un abri parfait contre les typhons, les maisons sont serrées entre les arbres, le calme absolu y règne. A bien s'en rendre compte, c'est un décor de film, les vieux habitants savourent une vie tranquille. Ils pêchent, font de la poterie, respectent rigoureusement tout le long rituel de la cérémonie du thé même si l'on se trouve à de nombreux kilomètres d'un grand centre culturel à l'image de Kyoto. Des hortensias fleurissent dans des jardinières suspendues sous les rebords des toits, elles annoncent que la saison des pluies va commencer. Les échoppes extérieures en petits abris de bois offrent des légumes, les vendeurs n'ont nul besoin de surveiller leur marchandise, personne n'escroque, tout le monde laisse ses cents yens. Les parfums sont d'une douceur extrême, y compris dans le vieux cimetière derrière le temple où brule en permanence de l'encens.
Yumi suit du regard la silhouette de Sachiko qui s'éloigne, empruntant l'escalier de pierre menant au temple tout au fond. Sa mère la distrait en s'exclamant qu'elle a oublié le long bâton à embout rouge qu'on lui a prêté pour se protéger des serpents. Lorsque Yumi se retourne de nouveau vers la silhouette de Sachiko, cette dernière a disparu de sa vue.
« Tu sais Yumi, tu pourrais au moins me répondre, je me fais du souci pour toi.
- Je n'ai pas besoin que tu te fasses du souci pour moi, maman ! Je veux que tu me laisses tranquille ! »
Après cette réponse cinglante, Yumi part en courant vers sa maison, laissant sa mère, surprise et hébétée sur le bord du chemin.
Deux jours se sont écoulés, c'est le weekend. Yumi a du temps libre sur la petite île, c'est-à-dire beaucoup de temps pour s'ennuyer. Ses parents sont à leurs études, serpents comme mousse d'arbres ne prennent pas de weekend. La jeune fille ne compte cependant pas gaspiller ce temps libre, elle le met à profit pour se perfectionner à la guitare. Elle avait choisi ce club de collège un peu au hasard, surtout parce qu'elle déteste le sport. Finalement, elle a beaucoup aimé jouer de cet instrument. Elle s'est donc vêtue d'une fine et ample robe blanche d'été, des getas en bois aux pieds, et ses lunettes de soleil à la John Lennon sur le nez. Sa guitare acoustique sous le bras, elle va chercher l'isolement, le silence absolu et le rythme du son des vagues dans une toute petite crique isolée.
Pour s'y rendre, l'on doit emprunter un petit sentier très sauvage entre de grands arbustes feuillus. Ces derniers camouflent la crique, une avancée de la mer dans l'île qui isola un grand rocher gris, désormais au milieu de l'eau. Mis à part ce petit îlot rocheux, il n'y a rien ni personne ici.
Cependant, les vagues pouvant remonter très haut lors de typhons ou de tempêtes, un long muret de béton surmonté d'un haut grillage barre l'accès à la crique.
Peu importe, Yumi n'a nul besoin d'approcher plus pour entendre le son de la mer. Elle s'assoit sur le rebord en béton et commence à jouer quelques accords qu'elle connait par cœur.
Le soleil est encore au début de son ascension dans le ciel, ses rayons traversent les trous du grillage. A contre jour, dans le dos de Yumi, la silhouette de Sachiko apparait. La vieille femme est de l'autre côté de la barrière, elle s'est arrêté dans son avancée pour écouter les mélodies jouées par Yumi. Elle compte attendre la fin du morceau avant de signaler sa présence à la jeune fille. Uniquement lorsque le tout dernier son de la guitare s'étouffe dans la longue vibration de la corde, Sachiko commence à applaudir.
Yumi fait un rapide volte face. En voyant qui se trouve dans son dos par delà le grillage, elle reporte son regard devant elle sans un mot.
« Tu es plus dure à apprivoiser que nombre d'animaux sauvages que j'ai rencontré Yumi-chan ! » S'exclame Sachiko en plaisantant. « Je peux rejoindre ton côté de la grille ?
- Comme vous voulez....Ce n'est pas un club privé. »
Sachiko contourne le long grillage et revient lentement aux côté de Yumi qui fixe les herbes au sol devant elle, sans avoir recommencé à jouer.
« C'est un bel endroit pour s'inspirer, commence à raconter Sachiko en restant debout à ses côtés, j'en sais quelque chose. J'y venais souvent petite... D'ailleurs c'est à cause de moi qu'ils ont installé cet horrible grillage. J'avais failli me noyer ici, un soir de violent typhon.
- Vous vous sentiez tellement seule, sans amis sur cette île, que vous êtes venue ici un soir de typhon pour vous suicider, n'est ce pas ? »
Sachiko ne fut pas choquée de cette réflexion qui est censée la toucher, mais plutôt attristée par les idées noires qui hantent l'esprit de Yumi. Elle ne la gronde pas, elle s'assoit souriante à côté d'elle et lui dit sur un ton très sérieux :
« Pas du tout, au contraire ! J'étais venu ici pour demander de l'aide à mon meilleur ami justement. Mais c'est un peu spécial, mon ami était un calamar géant, le plus grand qui ait existé dans les abysses ! »
Yumi se met à éclater de rire pour la deuxième fois depuis sa rencontre avec le « noro ». Selon elle, Sachiko possède un don pour lui remonter le moral, la faire réagir. Mais tandis qu'elle se retourne vers le visage de Sachiko et s'attend à la voir avec son habituel sourire moqueur, l'air de la vieille femme est curieusement triste, perdu dans un souvenir nostalgique lointain. Yumi se sent gênée comme jamais.
« Excusez-moi...... Mais vos histoires sont un peu.....
- Elles ne sont pas naturelles, n'est ce pas ? » Réagit Sachiko en retrouvant là son sourire habituel tellement en accord avec son prénom.
Yumi s'excuse encore à deux reprises, elle reprend quelques accords automatiques sur sa guitare. Se disant qu'ainsi, elle détendra l'ambiance. Sachiko ferme les yeux et apprécie le mélange harmonieux entre la petite mélodie de Yumi et le bruit des vagues que s'échouent contre les bas rochers de la crique.
« Je ne t'en veux pas Yumi, je sais que peu de gens de nos jours peuvent accepter l'idée qu'une personne puisse parler avec des animaux. Je pense que c'est le terme utilisé qui n'est pas bon. En réalité, une yuta, une médium, ne parle pas au sens propre le langage des animaux, mais elle comprend le langage de la nature. Elle comprend le sens des règles naturelles qui régissent ce monde....
- Et vous comprenez les langages de tous les animaux marins, ou vous êtes spécialisée dans les calamars géants ? »
Yumi réalise trop tard à quel point son ton fût cassant, cela lui arrive indépendamment d'elle-même lorsqu'elle a du mal à accepter le sujet d'une conversation.
« Si tu veux le savoir, dit Sachiko, j'ai effectivement plus de facilitées d'entendre les appels des gros animaux marins. Par exemple, si je t'ai quitté si brusquement l'autre jour c'était pour m'empresser de contacter un banc de baleines passant au large. Je les mettais en garde des prochaines sorties des bateaux baleiniers. Je ne m'inquiète pas trop, les hommes, surtout lorsqu'ils chassent, sont trop prévisibles. La chose la plus dangereuse pour les grandes baleines, c'est la nature elle-même, lorsque des courants traitres emmènent toute une colonie à s'échouer sur une plage. »
Yumi l'avait attentivement écoutée et regardait les traits de son visage afin de savoir si la vieille femme croyait vraiment à ce qu'elle disait. Au dessus d'elles, des vols d'oiseaux marins sillonnaient le ciel sous la forme d'un nuage se mouvant à toute vitesse.
« Les oiseaux par contre, lui montre Sachiko, je ne suis jamais parvenue à communiquer avec eux, ce qui ne m'empêche de reconnaitre certains signes qu'ils m'envoient.
- Ne vous inquiétez pas, je comprends votre façon de.... voir le monde. Vous êtes une prêtresse noro. Vous voyez le monde d'une autre façon... de la façon mystique.... »
Sachiko se redresse d'un coup, elle ne montre aucune colère, mais ses deux poings serrés témoignent d'un certain agacement. Elle se retourne debout devant Yumi, le soleil éclaire sa silhouette de tissu blanc, son ombre allongée derrière elle lui dessine une longue traine sombre. Elle parle maintenant avec passion, agitant ses bras pour accentuer l'importance de ses propos.
« Pourquoi devrait-il y avoir plusieurs façons bien distinctes de voir le monde, Yumi-chan ? Pourquoi séparer d'un côté l'aspect scientifique et de l'autre le monde des croyances et des esprits ? Voila une vision bien trop manichéenne du monde ! Pour les gens des grandes villes, lorsqu'ils sont fatigués par leur vision si cartésienne de leur petit univers replié sur eux même, ils viennent aux îles Amamis régénérer leur corps et leur âme. Ils sont si ridicules à s'habiller en Baba cool ou en hippie comme unique façon de montrer leur amour de la nature. Il y a déjà bon nombre d'années de cela, ils sont venus voir une des très rares unions de la déesse du Soleil avec son frère le dieu de la Lune. Mais dans leur esprit et avec leurs lunettes en carton sur leurs yeux, ils n'étaient là que pour observer un phénomène physique qu'ils appelaient une éclipse, et rien d'autre. Aucun n'a ressentie l'indécence d'observer la rencontre entre une sœur et un frère presque toujours séparés. »
Sachiko fait une pause, Yumi n'ose rien dire qui puisse l'interrompre. La prêtresse noro laisse le soleil réchauffer son corps, en fermant les yeux et appréciant la caresse des rayons, elle reprend la suite de son récit :
« Sais-tu ce qu'il s'est passé ce jour là, Yumi-chan ? » Yumi fit non de la tête. « Puisque les humains étaient incapables d'éprouver la moindre décence envers les frère et sœur, des nuages voilèrent le ciel d'Amami. Là où tous voyaient de la brume matinale, j'y vis un petit tour des esprits de la nature pour respecter la retrouvaille de deux astres célestes majeurs. C'est qu'ils ont beaucoup à se dire.... »
Yumi regarde désormais Sachiko avec une admiration non feinte. La vieille femme revient tranquillement s'assoir de nouveau à côté d'elle.
« Je suis désolée, mais même si moi j'ai grandi dans une grande ville, je sais que nous devons vivre et accepter une nature pleine d'imprévus et... de mauvaise surprise. Cependant, je n'arrive pas à voir le monde comme vous.
- Il n'existe pas une seule façon stricte de voir le monde, Yumi-chan. Moi je refuse de séparer les différentes visions. Prenons par exemple les origines des îles du Japon et de ses habitants. L'histoire scientifique dit qu'avant la fin de la dernière glaciation en date, il y a de cela quelques vingt mille ans, l'archipel japonais était relié au continent asiatique par des bancs de sable. L'île d'Hokkaido était reliée à la Sibérie par les îles Sakhaline. Kyushu, Shikoku et le sud d'Honshu étaient quand à elles reliées à une bande de terre ferme englobant la péninsule coréenne et une part de la mer de Chine orientale. Il n'y avait pas de mer mais du sable tout autour de nous. Les premiers Hommes nomades y vinrent à pied. De ce mélange naquis les peuples Jômons et Aïnous. Plus tard, la montée des eaux coupa le Japon de son lien continental pour lui offrir son statu actuel d'archipel. Les croyances religieuses et shamaniques de ces peuples, mélangés plus tard aux influences venues d'Asie centrale, créèrent le Shintoïsme...... Mais d'après une de ces légendes shintoïstes, c'est le dernier couple des sept premières générations divines, engendrées par les premières divinités fondamentales asexuées, qui a eut pour but de créer le Japon. Une lance ornée de diamants fut donnée à Izanagi (l'homme). Il en frappa la mer créant les premières îles du Japon. Avec Izanami (la femme), ils descendirent du « pont céleste du Paradis (Ama-no-ukihashi) » entre Terre et Cieux pour établir résidence sur l'île récemment crée. De ce coup de lance naquit le Japon, et de l'union d'Izanagi et Izanami naquit le panthéon divin shintoïste ainsi que les Hommes. Je te laisse libre de choisir la version qui te satisfera le mieux, Yumi-chan ! Personnellement, je ne vois aucune raison de les opposer. »
Yumi remarque alors que pendant qu'elle parlait, Sachiko avait sorti un petit champignon tout blanc et séché d'un sac en plastique qui en contient plusieurs autres. Yumi ne connait que les Shiitake et les Nameko, champignons caramel, pour s'être amusée quelque fois à les préparer en cuisine. Le champignon que Sachiko vient de sortir lui apparait des plus bizarres, il possède une tige incroyablement longue. Visiblement, la vieille femme ne s'était pas rendue sur l'île centrale des Amami uniquement pour renseigner ses amies les baleines des sorties des harponneurs.
Sous les yeux éberlués de la jeune fille, la prêtresse se prépare une sorte de soupe miso en cuisson instantanée dans son emballage de coupe plastique, qu'elle agrémente du champignon dans le liquide fumant.
« Qu'est ce que vous faites ? » S'inquiète soudain Yumi, dont l'esprit soupçonne un singulier rituel interdit par la loi japonaise.
« Je fais cuire un champignon à effet psycholep...... non, psychodysleptique ! Dont les effets sont anxiolytiques et hallucinogènes...
- Un Magic Mushroom ! » Hurle Yumi en se relevant d'un bond et laissant choir sa guitare. « Vous êtes folle ! Vous voulez qu'on aille en prison ? »
Yumi se dit alors que si la vielle Sachiko est persuadée de parler aux calamars géants ou autres animaux marins et qu'elle croit fermement au monde des esprits, sans doute qu'une consommation de champignons hallucinogènes n'y est pas pour rien.
« Calmes-toi, Yumi-chan. » Lui dit Sachiko tout en portant une première fois les lèvres à son bouillon. « Je suis une prêtresse noro, une chamane si tu préfères. Les gens du coin savent parfaitement que j'utilise des champignons, je les connais tous et sait parfaitement doser leurs effets. Je n'ai rien à voir avec des petits dealers de drogues de Shibuya ! Les champignons que j'utilise sont des espèces sacrées, un sherpa shaman du Népal m'a apprit à utiliser ces champignons pour venir en aide aux personnes malades.
- Peu importe comment vous l'appelez, c'est tout simplement de la drogue, mon père m'a souvent expliqué comment les shamans entrent en transe en mangeant des champignons. Qu'est que vous comptez faire ? Avaler cette soupe aux Magic Mushroom pour me raconter une histoire sur les esprits ? »
Sachiko avale d'une traite la soupe de sa préparation sans que Yumi n'arrive à l'en empêcher. La jeune fille regarde inquiète le visage de la vieille femme, prête à s'enfuir en courant si ses attitudes deviennent dangereuses. Elle se sent tentée d'aller au port, prévenir son père où n'importe qui afin qu'ils viennent en aide à Sachiko, l'emmènent dans un hôpital à Amami Oshima. Mais si comme elle le prétend, les habitants de l'île sont au courant des pratiques « chimiques » de Sachiko, personne ne l'écoutera. Anxieuse, elle se baisse pour regarder le visage de la prêtresse noro, elle est pour l'instant extrêmement calme et apaisée, les yeux fermés, bercée par le bruit des vagues. Mais ceci n'est surement que provisoire, les effets de ces champignons ne sont pas immédiats.
« Yumi-chan ! Ma chère Yumi-chan qui s'inquiète si gentiment pour ma santé, dis-moi, que vois-tu au milieu de la petite crique derrière le grillage ? »
Yumi regarde et décrit exactement ce qu'elle voit, soit un simple grand rocher poli à la base baignant dans la mer et habillée de vase.
« Non, Yumi-chan, la corrige Sachiko. Ce rocher surgit des flots est un « tachigami » une pierre sacrée qui marque l'entrée de l'île. Presque tout le monde a oublié sa vraie fonction. Moi-même, lorsque j'étais petite, ce fut sur ce rocher que se hissait mon ami le calamar géant pour me parler. Maintenant, je sais que ce n'était pas un hasard....Tout comme ce n'est pas un hasard si nous nous retrouvons toutes les deux réunies ici, Yumi-chan. »
L'esprit cartésien de Yumi lui dicte que les débuts des effets hallucinatoires commencent à se manifester chez la vieille femme. Mais un sentiment profondément enfouie en elle attise sa curiosité, tandis que la logique lui commande de s'éloigner de cette femme, Yumi se rapproche de Sachiko. Elle remarque que, tout en gardant les yeux fermés, la prêtresse parvient à assembler avec ses mains un objet en bois tel un une longue flute. Plus elle voit l'assemblage se compléter, plus l'image d'un « calumet Amérindien » se définit devant ses yeux. En très peu de temps, le calumet est assemblé, allumé et Sachiko en porte une première bouffée à sa bouche. L'odeur est très fruitée et forte, elle fait tousser Yumi qui se tient pourtant à une distance raisonnable de la dense fumée blanche recrachée. Sachiko débute un curieux discours entre deux bouffées.
« Quand les hommes ont appuyés leur main mise sur ce monde, Yumi-chan, ils ont relégués les esprits et les créatures du monde obscur à de simples mythes, de simples contes pour enfants... » Elle recrache une dense fumée à laquelle elle tente de donner une forme en anneau. Yumi se surprend à se laisser emporter par l'odeur. Tantôt insupportable, elle lui apporte maintenant une grande plénitude dans son esprit. « Pourtant, Yumi-chan, il a existé une période, si lointaine pour l'histoire humaine, mais si récente du point de vu de la Terre, où le monde des Hommes, des Kamis et des Créatures du monde obscur se sont mêlées... »
Yumi secoue violemment sa tête pour ne pas se laisser endormir et emporter par l'odeur, elle se force à parler pour ne pas somnoler :
« C'est le conte pour enfants que vous voulez me raconter ?
- Non Yumi-chan, c'est le conte que toi, tu dois vivre ! Il n'y a aucun hasard à nos rencontres, je ne suis apparue sur ton chemin que pour te ramener dans cette histoire du passé devenue légende....
- Non, Sachiko-san ! Attendez ! »
La vieille prêtresse noro ne porte aucune attention à la supplique de Yumi, elle souffle dans l'air un anneau de fumée parfaitement formé. Attiré par son envol, Yumi le regarde se détacher dans la voute bleue immaculée du ciel des Amamis. Elle sent son esprit se faire aspirer loin de son corps pour traverser le rond de fumée tel une porte céleste.
A son approche, Yumi aperçoit deux cercles non plus de fumée mais liquides, d'une eau scintillante en plein ciel. Enchainant un ballet des plus singuliers, le cercle de derrière se resserre et traverse le cercle de devant avant de s'élargir et laisser traverser l'autre cercle qui s'était à son tour rétrécit, et ainsi de suite...
« Un Vortex Toroïdal ! Réalise Yumi. Une étrangeté de la nature, des tourbillons d'eau produits par les dauphins, les belugas, les baleines à bosse, les volcans et..... la vieille Sachiko ! »
Tandis que la danse des deux anneaux l'hypnotise, elle se demande d'où son esprit ressort une telle connaissance scientifique de la nature ? De ses parents très probablement, c'est même certain, mais elle ne les écoute habituellement jamais lorsqu'ils s'emballent à table sur de nouvelles découvertes scientifiques.
« Je suis sous les effets du champignon hallucinogène ! C'est ça ! Je vois cet étrange spectacle car je suis atteinte d'une dilatation des pupilles, je suis en pleine relaxation, ma concentration s'est évanouie, j'ai des illusions sensorielles, des distorsions spatio-temporelles, des hallucinations, une expérience mystique, une sensation d'omniscience, une réémergence de souvenirs oubliés comme tous ces mots savants prononcés par mes parents et que mon inconscient a enregistré malgré moi ! Mais pourquoi est-ce moi qui subie ces effets ? C'est la vieille Sachiko qui a consommé le champignon et inhalée cette étrange fumée, pas moi ! Et la montée des effets arrive bien trop tôt, mon père disait...... Il disait qu'il fallait compter au moins une demi-heure pour les effets les plus rapides. Je devrais m'angoisser de ce qui m'arrive, mais je n'y parviens pas sincèrement..... Je sais parfaitement où je vais, car cela a déjà été vécu..... »
Yumi ressent parfaitement la séparation entre son corps n'ayant pas bougé du grillage de la petite crique, et son esprit renforcé par une ultra-clairvoyance. Ce dernier a déjà beaucoup voyagé vers une époque lointaine, différente, l'air présente une pureté inouïe, aucune machine des hommes n'y a encore recraché la moindre pollution. Elle ne vit pas l'histoire, elle est l'histoire, elle est centrée sur un personnage en particulier, elle !
Mais ce n'est pas l'adolescente de quinze ans du 21ème siècle, c'est une femme encore jeune mais bien plus mature, une mère. Un nourrisson communique de la chaleur à son corps, il se tient dans un porte-bébé sur le côté, tenu par un large tissu aux motifs ocre délicatement cousus qu'elle porte en écharpe.
Tout ce qui lui avait paru bizarre chez la vieille Sachiko lui apparait incroyablement remplit de sens maintenant. Quelle ironie, la femme d'un autre temps, que Yumi incarne désormais, est une chamane, une chamane Jômon. Un des premiers peuples à s'être durablement installé sur l'archipel. Cette femme, cette Jômon, est heureuse, simple, épanouie et belle. Ses longs cheveux sont maintenus en arrière par un serre-tête en bois coloré autour du crâne, ses mèches de devant sont serties de perles, de lourds colliers de coquillages pendent autour de son cou. Elle est vêtue d'une tunique simple dans sa forme, mais très élaborée dans ses fonctions, longue pour la protéger du froid, légère et ample pour ne pas contrarier ses mouvements.
Si le présent de cette femme apparait radieux, Yumi sait qu'un drame la touchera bientôt, car elle sait qu'un évènement imprévu annoncera le début des Contes. Des histoires mêlant les Hommes aux Kamis, où ressurgiront de nombreux Yokai, les créatures du monde des mystères !
Les Contes de Yumi
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