- Les Contes de Yumi - Livre 1 - - Chapitre 1 -- Le Refuge des derniers Jômons -


Les Dogûs sacrés ont été les liens entre les Profondeurs du monde obscur, la Terre des esprits et les Cieux des Kamis. Pendant des milliers d'années, chaque tribu des Hommes était liée à une grande Dôgu qui marquait la terre sacrée au milieu d'un monde régit par le chaos.                                                                                                                                                                              Le commencement de notre fin apparu lorsque les Hommes remplacèrent les Dogûs par des lances sacrées, nommées bêches, qu'ils enfoncèrent trop profondément dans la terre.   La terre sacrée vola les terres du chaos, elles entrèrent alors en conflit.

Les Contes de Yumi : Le refuge des derniers Jomons.


Ère des Yayoi, an - 240

« Vous pouvez m'appeler Ahinou, il y a encore peu, je vivais dans le village forestier de la tribu Jômon qui m'avait recueilli. Par trois fois les arbres se sont revêtus de leur parure de sang depuis que notre territoire avait été rattaché à celui des Yayoi venus du Sud. Nous vivions désormais sur ce qu'ils appelaient leur Royaume. Sans cesse repoussés de nos terres, nous ne nous sommes jamais soumis à leurs lois. J'étais parmi le peuple des Retsudo-Dogû depuis enfant, mon père et ma mère avaient été chassés par leurs frères Ainous de leur grande île natale tout au nord. Mêmes si Jômons et Ainous étaient cousins ennemis, les gardiens du « Dogû » reconnurent mes parents comme gens de foi, et virent en moi ce que l'on appelle une « chamane ». Je devins alors celle qui intercédait auprès des kamis afin que mon clan puisse chasser, pêcher et cueillir les bienfaits de la terre sans empiéter sur les Royaumes des divinités. Je peignais aussi les tatouages rituels sur les jeunes chasseurs lors de leurs intronisations.

Je pris même un époux, un des meilleurs chasseurs auquel j'offris trois vigoureux garçons. Cela était ma vie au sein d'une communauté simple, vivant au rythme de la nature loin des jeux de pouvoirs des étrangers « Yayoi » mêlés à ceux venus par delà les grandes eaux.

Je précise que contrairement à de nombreuses autres tribus jômons, nous n'avons jamais voulu mêler notre sang à ceux qui avaient fuit le « grand dragon » de l'Ouest.

Où ais-je pu faire mon erreur ? Durant la nuit avant le dernier jour de ma tribu, l'un des nôtres est venu avertir le village. Il a réveillé les anciens et Chiha, mon époux, m'a tiré à son tour du sommeil. Il a dit à nos deux plus grands fils de se rendormir, que ce n'était rien. Ils avaient beau ne pas être encore intronisés chasseurs, ils n'ont pas été dupes. Les Jômons ont l'instinct pour ressentir les troubles de la nature, mêmes s'ils sont enfants. Chiha a saisit sa lance et son arc et m'a dit de prendre mon arc et mes flèches à moi aussi, car tous les membres de la tribu sont emmenés à chasser pour le clan, même les femmes et les shamans.

Il a confié la garde de notre hutte ronde, au sol creusé en dessous de la surface de la terre, à notre fils ainé avec charge de veiller sur ses deux jeunes frères. Mon fils ainé n'avait que huit ans, le second cinq et le dernier était encore un nourrisson. J'ai suivi Chiha et d'autres chasseurs jusqu'à la vallée feuillue sur notre territoire. Les sept enfants du tonnerre grondaient, mais aucun éclair ne traversait le ciel, aucun nuage n'était en train de se faire déchirer. Tsukiyomi, la lune, régnait et brillait en maître dans les cieux opaques, pas une seule goutte de pluie. Le grondement ne venait pas des cieux mais de dessous la terre que nous foulions....

Le chasseur qui nous avait averti a tendu un doigt vers la vallée, les arbres géants tremblaient, des roches s'écroulaient, de la terre glissait. Des nuées d'oiseaux du jour comme de la nuit, pigeons, corbeaux et hiboux, s'envolaient en véritables essaims paniqués. C'était comme si la vallée devenait plus profonde encore et que ses bords s'éloignaient par endroits et se rapprochaient ailleurs jusqu'à former un immense cercle où les grands arbres s'enfonçaient, chutant dans un puits, un gouffre.

Je ne m'inquiétais pas pour notre village, je le savais à l'abri sur la crête où il était édifié, mais il y avait quelques familles de Jômons qui vivaient au cœur de la forêt dans la vallée. Dans leurs cabanes forestières, les malheureux étaient loin de la protection de la grande « Dogû » de notre tribu. Quand à ses enfants, les « petits Dogûs », je les avais laissé au village bien évidemment. Je ne pouvais donc rien faire afin d'intercéder envers les kamis et les supplier de calmer cette furie de la terre.

Ce qui inquiétait le plus les chasseurs de mon escorte, c'était les tremblements du sol s'emparant de la butte où nous nous trouvions. Nous avons entendu d'horribles craquements et un arbre, devant nous, chuta d'un seul coup. On me poussa en arrière, les Jômons étaient toujours prés à sacrifier plusieurs chasseurs pour protéger la vie d'une chamane. Je pensais que les kamis étaient en colère à cause des Yayoi. De l'autre côté de la montagne, ils avaient troublé l'équilibre harmonieux de la terre pour y aligner de grands bassins dans lesquels ils faisaient pousser de nouvelles herbes. Ils appellent cela du "Don" (le riz). Nous aussi nous faisions pousser quelques graines près de nos huttes, mais nous ne chamboulions jamais des vallées entières.

Chiha, mon époux, avait une très bonne vue, aussi perçante que les grands oiseaux, c'était pour cela qu'il était un des meilleurs chasseurs. Il me jura avoir vu des formes qui sautaient hors de terre tandis que les arbres s'y enfonçaient. Je lui ai demandé la permission de se rapprocher afin que l'on essaie de porter secours aux familles vivant dans la forêt, mais il a refusé. C'était trop dangereux, en effet que serait il advenu de nos frêles corps là où des arbres robustes se laissaient si aisément engloutir ? C'était une sage décision. Ceux vivants dans la forêt avaient du être surpris dans leur sommeil, c'était une triste fatalité, on se doit d'être humble face à la colère des kamis. Nous sommes restés en observateurs impuissants. Bien que ma vue fut loin d'être aussi excellente que celle de Chiha, mon ouïe était meilleure. J'avais juré entendre des cris de fauves enragés se découper dans le grondement assourdissant de la vallée. Chiha et les autres chasseurs me dirent qu'il devait effectivement s'agir de fauves de la forêt paniqués dans leur sommeil. Je ne les ai pas contredis.

Dès l'aube, le lendemain matin, le conseil des anciens nous avait demandé de retourner là où la terre avait si fortement tremblé. Dans la vallée feuillue autrefois revêtue d'un dense manteau d'arbres se situait un gouffre, un trou béant. Un des plus jeunes chasseurs qui nous accompagnait en fit une blague en le comparant avec l'intimité d'une femme. Nous avions rigolé parce que nous en avions besoin pour éloigner notre peur.

Aux abords de la forêt, il y avait des cadavres de nombreux animaux, écrasés sous la chute des arbres, beaucoup de daims de la forêt qui constituaient notre réserve de viande, des troupeaux entiers morts, la nuque brisée, les os broyés, les plus vieux comme les nouveaux nés, une vrai catastrophe pour nous. Nous avions dérangés de petits Inari (renards), petits charognards plus agiles pour fuir à temps la forêt et revenir profiter de ce festin sans effort. Les animaux ont le droit de souiller les lieux d'un cataclysme divin, mais pas nous les Jômons, cela nous apporterait le malheur. Toute cette viande ne profitera jamais à nos familles.

Les chasseurs attendaient mon accord pour avancer. J'ai demandé que l'on dépose devant moi les quatre « jeunes Dogûs ». Les quatre petites statuettes d'argiles furent disposées autour de moi. Les anciens qui les gardaient au village autour de la grande « Dogû » étaient tous des hommes, mais seule une femme pouvait accomplir pour eux le rôle de chamane, seule une femme pouvait parler à notre déesse mère de la nature. Les statuettes, aux formes féminines, jambes écartées et petit bras sur lesquels l'ont représentait les tatouages rituels de notre clan me regardaient gravement au-delà de leur immobilisme d'argile. Elles semblaient me mettre en garde. J'ai mangé les plantes rituelles et commencé les incantations. Les regards des chasseurs, surtout ceux de Chiha, montraient leur impatience et leur curiosité de comprendre quel prodige avait eu lieu dans cette vallée. Ais-je voulu le satisfaire ? Surement, car dans ma transe, je n'ai ressenti aucun signe défavorable, j'ai prétendu que cela signifiait qu'il n'y avait aucun danger. Les quatre « jeunes Dogûs » furent précautionneusement enroulés dans leur paille et portés à dos de chasseurs.

Les débris d'arbres, tous ces châtaigniers brisés, rendaient notre progression difficile. Avec les lances et lames, nous repoussions les branches qui nous barraient le passage. Sous mes pas, je sentais le chemin obliquant en pente. Accrochés à des branches, flottaient des morceaux de tissus rêches provenant d'habits déchirés. Aux motifs, je vis qu'il s'agissait de reste de tuniques de ceux des nôtres qui avaient vécus dans cette vallée. Après un ultime passage de barrage de branches, Chiha me fit signe de ne pas avancer d'un pas de plus. Face à nous se trouvait le rebord de la faille, un gouffre sans fond. Il n'avait jamais été là auparavant. Chiha mit le feu à l'embout d'une de ses flèches et la décocha dans les profondeurs de cette faille. Je vis la flèche descendre, sa trainée de lumière plongeant telle une luciole qui fuyait dans la nuit. Elle tomba, tomba, jusqu'à ce que la petite lumière ne disparaisse, dévorée par l'obscurité. La flèche n'avait touchée aucun fond.

Une odeur violente et désagréable provenait de ces fonds infinis, comme du souffre. J'ai même cru y entendre des roulements de tambour, mais cela ne devait probablement être qu'un reste d'effets secondaires des plantes rituelles que j'avais ingurgitées.

Chiha tendit le doigt afin de montrer aux autres l'autre arpent rocheux en face, ses yeux de faucon avaient encore réalisés un exploit. Comme personne d'autre n'avait vu la chose qu'il avait aperçu, il nous guida afin de contourner la fosse et atteindre le rebord juste en face d'où nous étions.

A cet endroit là, nous voyions bien mieux la présence d'un objet planté dans le mélange de terre et de roche qui formait la muraille entourant le gouffre. C'était une lame, elle brillait sous le voile lumineux d'Amaterasu, notre suprême et divine lumière du jour.

Chiha enroula une corde autour de sa taille et les autres chasseurs la lui tinrent tandis qu'il descendait contre le rebord. Il atteint assez vite le niveau où était plantée cette lame, il éprouva de fortes difficultés afin de la retirer du mur. Lorsqu'elle céda, il fut surpris par la terre qui s'effritait autour de lui. Inquiet comme je ne le vis presque jamais, il cria qu'on le remonte. A ce moment là je sus que ce n'était pas uniquement un trouble de mon esprit, tous les chasseurs entendirent un grondement sourd et caverneux, comme un cri d'animal, mais dont nous ignorions le nom.

Nous quittâmes précipitamment ces lieux afin de sortir de la vallée. Là, Chiha jeta la lame par terre. Il ne voulait plus la tenir, il ne donna pas plus de raison. Cette lame était une sorte de gros hachoir sale et noirci, mais c'était un bien bel ouvrage. Elle me faisait penser à ces sabres courts que portaient les guerriers Yayoi. Surtout ceux qui s'attachaient leurs cheveux de chaque côté de la tête et se peinturaient le visage de traits rouges. Les gardes de leurs Roi-prêtres ou Reines-prêtresses, comme on appelle ceux auxquels ils sont soumis.

Dans le dos de Chiha et des autres chasseurs, j'ai pris cette lame, en comptant un jour la revendre aux Yayoi. Avec la somme que je pourrai en retirer, je me suis dit que j'achèterais de la nourriture pour ma famille. Chiha ne réalisait pas cela, mais ce jour là, nous avions vu la destruction des produits de notre chasse ainsi que des marronniers de nos cueillettes. Je suis une mère autant qu'un chamane et je devais penser à mes enfants. En enlevant la poussière de terre sur la lame, je m'aperçus qu'elle était gravée, comme une lame de cérémonie, je ne savais pas si ces signes avaient une signification. S'il s'agissait de protections sacrées, je ne les reconnaissais pas.

De retour au village, mon devoir était de raconter aux anciens ce que l'on avait découvert. Ils ont rangés les « jeunes Dogûs » enroulés dans leurs cylindres de paille, les ont placés autour de la « Dogû mère », grande déesse en terre cuite pourpre, protectrice de notre tribu des Retsudo-Dogû. C'était elle qui nous offrait fertilité et protection de la nature nourricière.

Arrivait l'heure où Amaterasu nous illuminait le plus de ses rayons. Aucun ancien ne semblait comprendre ce qui était arrivé dans la vallée, ils disaient que dans leurs souvenirs, la terre avait tremblée parfois, malheurs à ceux qui la foulait à ce moment là, mais que ceci était affaire des Kamis et que nous devions continuer à prouver que nous étions digne de vivre parmi eux sur cette terre. Ils ne blâmaient même pas les cultures sacrilèges des Yayoi, mais ils craignaient pour l'avenir de notre village suite à la perte de la vallée feuillue. C'était avec les noix, châtaignes, marrons et glands des arbres de cette vallée que l'on remplissait nos silos enfouie pour les réserves en hiver. Sans doute débattraient-ils bientôt s'il fallait établir notre village ailleurs. Je leur montrais alors le sabre court que j'avais pris, et je parlais de l'échanger contre de la nourriture en compensation des lieux de cueillette que nous avions perdu.

Les yeux désapprobateurs des anciens ressortirent de leurs visages sombres inondés de barbes grises, ils m'ont blâmé de mon geste. Devant la communauté, mon époux Chiha a craché par terre, même mes propres enfants m'en ont voulu de ce qu'ils ont nommés « mon vol sacrilège ».

En privé, Chiha me dit qu'aux côtés de ce sabre, il avait aperçu des empreintes sur le rebord du gouffre, de larges pattes de fauves avec un pouce replié comme celui d'un homme. Pour lui, il y avait eu quelques créatures qui étaient remontées du gouffre durant la nuit dernière du grand chamboulement.

Je lui reprochais son imagination, puis chacun retourna vaquer à ses taches, nous ne nous sommes plus parlé de la journée. Si j'avais su.....

Ce fut le soir qu'ils ont attaqué ! Les sentinelles du village n'ont jamais eu le temps de donner l'alerte, ils ont été égorgés et dévorés les premiers. Aucun de nous ne les a sentis venir, et pourtant nous connaissions les différents bruits de la forêt qui donnaient l'alerte d'un danger imminent. Les nombreux criquets se turent comme un seul être, et ce furent les bruits aigus des femmes seules, vivant dans les huttes les plus en retrait du village qui nous ont sortis de notre sommeil. Chiha s'empara de sa lance et m'ordonna d'emmener nos trois enfants loin de notre hutte. J'ai d'abord cru que les Yayoi nous attaquaient pour nous repousser toujours plus loin de nos terres afin d'y entreprendre des cultures. Mais ce n'étaient pas de leur fait, j'ai vu les silhouettes des agresseurs, le feu central du village révélait leurs immenses statures.

Les six ou sept premières créatures que j'aperçus avaient commencé à provoquer des ravages parmi les miens, elles avaient défoncé les murs de nos huttes pourtant protégées par le petit fossé qui formait leurs bases. Elles pillaient notre alcool et s'acharnaient sur des membres faibles et innocents de notre tribu, enfants, vieillards, hommes comme femmes, qu'ils commençaient à dévorer cru sur place après les avoir violemment frappés à la tête. Je vis disparaitre la vieille Wakna, qui avait servie de nourrice à presque tous les jeunes enfants de la tribu. M'y connaissant un peu, par mon savoir de chamane, j'y reconnu les démons qui hantaient les terres inférieures, je reconnaissais devant moi une horrible bande d'Oni.

Ils n'étaient pas tous identiques, leur apparence divergeait selon les membres de ce groupe, on distinguait les plus jeunes des plus vieux, les mâles des femelles, mais ils avaient en commun toutes les caractéristiques propres à leur race de démons : une forme d'humains bestiaux, de véritables fauves se tenants debout et marchant sur deux pattes, une très grande taille, celle de deux hommes l'un sur les épaules de l'autre, une musculature exceptionnelle, des griffes acérées, des canines inférieures tranchantes remontant par-dessus les lèvres du haut, deux cornes protubérantes poussant sur leur front, plus ou moins lisses et cassées pour certains, des peaux rouges sombre aux poils ébouriffés et une pilosité noire intense pour les cheveux ainsi que la barbe chez les plus vieux mâles. Leurs crinières étaient rasées ou peignées chez les femelles. Au-delà de leur seul aspect hideux, j'avais l'impression que ce clan d'Oni était une sorte de famille ou du moins possédaient-ils des liens familiaux entre eux grâce à certains détails de leurs corps : ils avaient tous les yeux vairons, l'un noir d'encre, l'autre vert clair. Leurs mains et pieds avaient, pour tous, six doigts dont les deux derniers collés, ou encore exactement la même variance rouge-pourpre pour la peau.

Dans nos contes sur ces démons, les Oni sont couramment dépeints comme portant des pagnes de peau de tigre et maniant un gourdin de fer. Ceux que j'avais devant moi n'étaient pas très différents, ils portaient tous des pagnes, ou tuniques en peaux de bêtes. Mais seuls les mâles les plus vieux et aguerris portaient des pagnes en peau de tigres, les autres portaient de la fourrure moins colorée d'autres animaux. Seules les femelles agrémentaient leurs bas de tuniques de larges bandes de tissus sombres, leurs poitrines restaient découvertes, tous portaient une multitude de colifichets d'os en colliers ou accrochés directement à leur peau. Leurs armes comptaient certes des gourdins de fers, bois ou os, mais également des hachoirs très ouvragés et des lances portant serpettes adaptées à leur grande taille. Les voir en vrai me les rendait encore plus invincibles et dangereux. Ils semblaient bien entrainés à l'utilisation destructrice de leurs outils.

Nos agresseurs n'étaient pas seulement ce premier groupe d'Oni, il y avait des dizaines de groupes comme autant de familles, investissant tout le village. Je décochais désespérément une flèche, sans être certaine d'avoir touché un de ces démons. Ils nous encerclaient, nous traitaient comme les daims ou sangliers que les chasseurs rabattent, se tenant en rang serrés pour qu'aucun de nous n'en réchappe. Griffes déployés, moulinant l'air de leurs gourdins, serpettes et hachoirs tranchants, ils marchaient de front, ils réussissaient à nous regrouper vers le centre du village. « Une patte de fauve au pouce comme un homme » m'avait dit Chiha. Ces Oni étaient remontés du gouffre de la vallée feuillue, j'en étais sûre. Les chasseurs du village s'étaient interposés devant leurs femmes et enfants, les deux lignes restèrent un moment immobiles, puis les nôtres attaquèrent en premier.

Les Jômons savent se battre contre des adversaires plus grands et gros qu'eux, J'avais vu Chiha tuer un ours de sa lance, lui transperçant le corps avant que l'animal ne referme ses pattes... J'ai eu de l'espoir lorsque je vis les Oni recevoir des coups leur fendant le crâne, ou encore la poitrine. Mais chaque démon qui tombait finissait par se relever, et leurs plaies se refermaient. J'en vu un perdre son bras, le saisir et le recoller à son corps. Un autre qui avait perdu sa mâchoire suite à un puissant coup de masse, n'accusa la blessure qu'avec étonnement et se la replaça comme si de rien n'était. Nous n'avions aucune chance, ils se moquaient des coups que leurs infligeaient nos chasseurs. Ce fut un massacre, j'ai vu les chasseurs de ma tribu égorgés par les armes, tout aussi bien que par les griffes et les crocs. Et tous les corps de nôtres étaient jetés dans le feu, puis leurs corps embrasés étaient alors projetés sur nos huttes qui brulaient à leur tour. Ma peine était camouflée par l'horreur de la situation et ma volonté de faire échapper mes enfants de cet enfer. L'ainé a voulu faire comme son père, prenant mon arc pour frapper. Au moment où l'Oni allait abattre son hachoir sur lui, Chiha s'était relevé d'une profonde blessure et planta sa lance dans le corps du démon, suffisamment fort pour le figer dans sa course.

De ses dernières forces, il m'ordonna de protéger nos enfants et la « grande Dogû ».

Un autre Oni arrivait par derrière Chiha pour le frapper de sa masse acérée de piques. Je pris l'arc des mains de mon fils ainé et décocha une flèche dans l'œil de cette créature. Chiha m'avait bien formé à l'art de la chasse.

En pleurant, j'attrapais les mains de mes deux fils les plus âgés, le plus jeune, encore bébé, je l'avais accroché en bandoulière autour de mon cou. J'avais dit adieu à Chiha, je reconnaissais son sacrifice. Car en maintenant sa lance qui transperçait l'Oni, il retenait ce dernier et l'empêchait de se jeter sur nous, mais il ne tiendrait pas longtemps. L'Oni qui avait reçu ma flèche dans l'œil s'était arrêté dans son élan, juste le temps de retirer ma flèche avec son œil et le replacer dans son orbite. Je savais qu'il attaquerait bientôt Chiha de nouveau.

Je courais au milieu des arbres vers la hutte des anciens où était gardé le « grand Dogû ». J'entendais des hurlements d'hommes, femmes et enfants derrière moi. Vraiment beaucoup de hurlements, je savais que parmi ces cris d'agonies se trouvaient ceux de Chiha.

La hutte des anciens était encore sauve, elle était au centre du village, les Onis étaient entrés par l'est, mais il fallait faire vite, ils progressaient dangereusement.

A l'intérieur de la hutte, les grands anciens, vénérables vieillards aux longues barbes blanches et grises s'étaient tous revêtus de leurs habits de cérémonie et maquillés le visage des peintures ocres rituelles. Ils priaient autour de « grande Dogû, la mère ». Ils resteraient, ils se préparaient à mourir.

En me voyant pénétrer dans la hutte, l'un d'eux se leva et me considéra gravement. Je m'attendais à être chassée, car j'avais ramenée le sabre du gouffre ici, et donc, je me sentais responsable d'avoir attiré les Oni. Mais le visage de ce sage fut soudain bienveillant à mon égard.

« Chamane Ahinou, c'est bien que tu sois restée sauve pour venir sauver la mémoire de notre village. Me dit-il. Emportes avec toi les petits Dogûs, il est temps pour les enfants de quitter leur mère et de trouver un nouveau refuge, puisque les Dieux ont décidé de sceller notre destin ! »

Je m'offusquais tout d'abord, hors de question d'abandonner notre « Grande Dogû, la Mère », l'ont devait l'emporter car elle était le socle de notre village, le lien entre la terre et le ciel. C'était autour d'elle que nous établissions nos villages, rendant notre terre sacrée au milieu du chaos, en accord avec la nature. Si elle n'était pas emportée, l'âme de toute notre communauté, la mémoire de nos ancêtres disparaitrait à jamais.

Il me répondit en commençant à distribuer les petits Dogûs à mes deux fils ainés :

« Il fut un temps où tout le village aurait du rester à se sacrifier autour de la « Grande Dogû, la mère », mais le chaos semble émerger de partout, les derniers Jômons doivent se réunir et s'unir autour d'un socle sacré beaucoup plus grand. Va Ahinou ! »

Je n'avais pas le choix, et dans la bêtise de ma passion, je réalisais que la « Grande Dogû, la mère » était bien trop lourde à porter. Au moment où je recevais le dernier petit Dogû dans les mains, les murs de la hutte des anciens s'ébranlèrent et les Onis y pénétrèrent avec fracas.

Faisant tournoyer leurs masses, ils tuèrent tous les anciens et commencèrent, sacrilège suprême, à détruire la Grande Dogû. Cette dernière se brisa en nombreux morceaux d'argile ocre. Son gros ventre de céramique éclatée donnait sur du creux. En s'acharnant à leur œuvre de destruction, les démons hurlaient des cris de victoire.

Moi et mes trois enfants, surchargés des petits Dogûs, étions bloqués dans un coin de la grande hutte. Je me tenais devant mes deux plus grand fils, je maintenais le nourrisson contre moi et avais sorti le sabre noir trouvé par Chiha sur le rebord du gouffre. J'étais prête à l'utiliser afin de défendre chèrement nos vies.

Une terrible voix caverneuse résonna alors :

« Cela suffit mes enfants ! Roarrrrr, laissez vivre la shaman. »

Cette voix à laquelle tous les démons obéirent par respect et crainte était celle d'une énorme femelle Oni. D'une taille et d'une grosseur incroyable, avec une crinière noire étincelante qui lui retombait jusqu'aux pieds. Elle était vêtue d'un long bas de robe cousue avec la peau de centaines de gros rongeurs. D'énormes colliers en colifichets d'os pendaient autour de son cou, il y avait toute une collection de têtes animales et humaines qui s'entrechoquaient dans une curieuse mélodie. A un de ses énormes gros seins laissé à l'air libre, tétait un bébé Oni, à la peau toute noire brillante comme son énorme mère et déjà orné d'une large crinière argentée. Se protégeant contre son énorme flanc gauche, une petite Oni fille à la même peau noire et à la longue chevelure argentée mâchonnait une main humaine.

Cette créature, cette énorme Oni femelle paraissait supérieure aux autres créatures, comme si elle fut la chef, ou plutôt la mère de tous.

Une dizaine d'Onis soulevait avec peine la chaise porteuse sur laquelle trônait cette Reine mère des Onis. A bout de force malgré leur imposante musculature, ils s'effondrèrent en bout de course. La Reine Oni se leva de sa chaise et du ouvrir en deux le toit de la grande hutte sacrée pour se tenir debout. Seulement armée du sabre, j'étais engloutie sous l'ombre de cette créature. Sauver ma vie m'importait peu, mais je voulais absolument que mes trois enfants échappent à ce carnage.

L'énorme femelle Oni paraissait hésiter devant ma piètre défense, était-ce parce qu'elle aussi était une mère et que comme moi, elle portait son dernier né contre son sein ? Pouvait-il y avoir une once de pitié chez pareil démon ? Ses énormes yeux jaunes de fauve me fixaient, des yeux de félins, de tigre, capables de voir mieux de nuit que de jour. Son souffle était d'un rauque violent qui suffisait à faire trembler le monde sur ses fondations. Je la menaçais du sabre tendu bien droit au plus haut que je pouvais porter sur son corps, c'était à dire à peine au niveau de son nombril.

Autour d'elle se tenait une trentaine de créatures Onis, mâles et femelles. Tous leurs cris avaient cessé. En m'encerclant moi et mes enfants, ils attendaient que leur Reine-mère parle. Elle a grogné quelques mots dans une langue à demi noyée sous des grognements, quelque chose d'incompréhensible pour moi. Mais j'avais déjà entendu ces sons d'animaux, c'étaient ceux que j'avais confondus avec des fauves lors de notre visite au gouffre creusé durant la nuit précédente.

L'un de ces êtres, qui paraissait parmi les plus âgés, un de ces rares Oni à peau bleue foncée avec sa longue barbe blonde cendrée, demanda à se faire écouter de sa Reine. Elle se pencha afin qu'il puisse lui murmurer quelque chose me concernant. Aux regards sévères qu'ils tournaient vers moi, je sentais qu'il ne voulait pas que l'on m'accorde la moindre pitié. Leur conversation à voix basse ne dura guère longtemps, la reine Oni y coupa court, inflexible dans sa décision. Alors seulement elle pencha son énorme gueule vers moi et me dit :

« Femelle humaine, Roarrrr, comment oses-tu t'opposer à la chasse sacrée des Onis ! Roaaarrrr, toi qui est une shaman, Rhooo, n'arrives tu pas à comprendre que notre sortie est dictée par les Kamis ? Rrrrrr, que votre sort n'a aucune importance face au déséquilibre des mondes, Rurrr, que nous devons réparer ?

- Un déséquilibre des mondes ? » Ais-je murmuré, étonnée, en retour.

Sa bouche, qui aurait pu m'avaler entièrement en un seul coup, était sertie de dents énormes, plantées sur plusieurs rangées, des crocs capables d'empaler ses proies.

« Les collines affaissées, Roarrrrr, les rivières détournées et asséchées, Urrrrhhh, toutes ces violations des sanctuaires des esprits, Roarrrrr, qui nous enlève à notre rôle de gardien des enfers pour sortir châtier les coupables. Rurrrr ! »

Les autres Onis approuvaient ses dires par des grognements, je compris tout alors quand à leur présence sur la terre des hommes. C'étaient les Yayoi et leurs cultures des terres qui avaient troublés l'équilibre naturel. Mais pourquoi nous châtier nous, les derniers vrais Jômons ? Nous qui n'étions pas des cultivateurs et qui avions souffert en premier de l'étendue des Yayoi ? Lorsque je posais la question, la Reine-mère des Onis fit une moue semblable à celle d'un enfant qui venait de reconnaitre une bêtise de son fait.

« C'est, Rrrrrrr, regrettable en effet, mais vous étiez sur notre route. Roarrr, et nous avions besoin de réserves de nourriture, Rrrrrr, avant de nous mettre en chasse ! »

Je restais sans voix devant la raison de la destruction de ma tribu. Nous n'étions donc à leurs yeux qu'un troupeau d'animaux, un banc de poissons, des provisions de nourriture ? Même si je venais d'un peuple de chasseurs, je ne pouvais pas l'accepter. Comme si elle m'octroyait le plus grand acte de charité qui fut en son pouvoir, l'Oni me dit sur son ton le plus cérémonieux :

« Rrrrrr, trop de sang des tiens a peut être été versé, Rrrrr, petite humaine. Je veux bien épargner ta progéniture, Rrrrrr, tu veilles sur tes enfants comme je veille sur les miens. Rrrrrr, j'épargne tes enfants, cela est décidé ! Mais ce faisant, nous devons dresser entre nous deux un pacte. Roarrr, car nous nous opposeront à une mission imposée par les Kamis et cela entrainera sur nous deux une malédiction, Roarrrr ! Acceptes-tu ? »

Sauver mes enfants était ma priorité, il était donc hors de question de refuser. Mais aussi bien la Reine Oni que moi durent faire face au refus de nos enfants. Tous les Onis voulaient faire revenir leur reine-mère sur sa décision, mes deux garçons les plus âgés me suppliaient de ne passer aucun marché avec ce monstre.

La Reine Oni poussa un unique et féroce rugissement pour imposer définitivement sa volonté. Toutes les têtes cornues de démon se baissèrent. Moi je faisais jurer à mes deux enfants de se préparer à s'enfuir en emportant les jeunes Dogûs avec eux. Qu'au moins une chose soit sauvée de notre tribu. Ils pleurèrent beaucoup mais l'ainé reprit tout son courage et força son petit frère à accepter ma décision. Je me retournais donc fièrement devant l'Oni.

« J'accepte !

- As-tu bien réfléchi ? Rorrrr, je dois t'avouer que le marché est grandement avantageux, Rrrrrr, pour moi ! Je suis une créature immortelle, ce qui signifie que moi, Rrrrr, je survivrais à la malédiction des dieux. Rrrrrr.

- J'accepte ! »

Elle s'entailla volontairement le bout de son doigt sur le sabre que je tenais, elle m'invita à en faire de même. Tout en faisant couler mon sang de la paume de ma main, j'ordonnais à mes deux fils de s'enfuir tout de suite, maintenant ! Ils hésitèrent, me demandant d'emmener leur petit frère, le bébé, avec eux. Je leur dit que je le garderai avec moi, ce serait un fardeau pour eux, ils ne pourraient pas le nourrir, mieux valait qu'il meure avec moi ici plutôt qu'au cœur d'une forêt. Je ne pouvais pas imposer cela à mes deux fils ainés. Puis je leur ordonnais à nouveau de fuir tandis que mon sang coulé se mêlait à celui de la Reine Oni au sol. Ils partirent, je jetais un seul regard derrière moi pour m'assurer qu'ils allaient sans se retourner et sans être pris en chasse par un Oni. Puis quand je les vis disparaitre derrière les fondrières des arbres, je savais mon devoir de mère accompli et je m'attendais à subir la malédiction des dieux.

« Je suis prête ! »

Notre sang mêlé bouilli au sol, tous les Onis s'éloignèrent, il ne restait que moi et la Reine Oni, nous fixant, nos nourrissons respectifs dans nos bras. Je ne sus ce qui se passa pour l'Oni, mais je sentis mon esprit quitter mon corps comme une feuille détachée de son arbre et emportée par les vents. Je vis ce que devint mon corps, une réminiscence me fit sentir qu'il se transformait autour de mon dernier né. Les kamis avaient un curieux sens de l'humour, le fruit que j'avais adoré le plus durant ma vie était la pêche, j'adorais sa délicate odeur et la douceur de son goût. Comme une pêche, les femmes Jômons étaient douces à l'extérieur mais gardaient un esprit dur tel le noyau à l'intérieur. De plus, la pêche fut le fruit de l'arbre magique qu'Izanagi créa dès sa sorti des Enfers et jeta sur les Onis, derniers démons à oser le poursuivre, envoyés par le courroux d'Izanami sa femme défunte.

Mon corps se transforma donc en une pêche géante autour de mon dernier né. Même dans une malédiction divine, ma volonté de mère protégeait mon enfant de la voracité des démons. Mon fils dormirait à l'intérieur du fruit géant, aucun Oni ne se rassasiera de sa chair. Ces créatures sont des carnassiers, ils ne mangent que de la viande, préférant un reste de charogne pourrissant à tout fruit et végétal.

Mon esprit, vagabondant dans les airs, vit les Onis quitter notre village dévasté, emportant les restes des miens comme des provisions. Personne à part mes enfants ne survécu, personne ne resta sur place afin de donner des dépouilles décentes aux quelques corps que les Onis avaient laissé. Sous quelle forme reviendront-ils hanter ce monde ?

Alors que les bribes de mon esprit et de ma conscience s'estompaient, je me suis forcée à suivre la piste de mes deux fils à travers les bois. Il ne leur fallu pas longtemps pour rejoindre d'autres groupes de Jômons qui avaient ressentis les troubles entre le monde des hommes et le monde obscur. Ils fuyaient leurs territoires, emmenant leurs Dogûs avec eux. Notre tribu fut le sacrifice nécessaire à la survie des derniers représentants d'un peuple qui avait occupé ces terres durant des milliers de saisons.

J'ai cru voir l'ainé se tourner dans ma direction tandis que la tribu qu'ils venaient de rencontrer, probablement touchée par le malheur les ayant frappé, les prenait charitablement sous leur protection. J'ai vu de longues colonnes de tribus Jômon se rassembler, liant tous leurs Dôgus. Ils avaient pour intention d'unir leurs tribus autour d'un pilier sacré beaucoup plus grand et plus aisément défendable lorsque la folie qui agitait les trois mondes les rattrapera. Le premier conflit entre les trois mondes venait d'éclater, entre le monde des profondeurs et des esprits, le monde des hommes et des animaux, et le monde des cieux et des kamis. Si personne ne parvenait à rétablir l'équilibre, tout sombrerait de nouveau dans le chaos comme aux premiers temps.

Finalement, j'ai préféré ne pas contrarier les plans de la nouvelle tribu unifiée des derniers Jômons, je les ai laissé s'éloigner de ma vue, eux appartenaient au monde des vivants et moi, j'avais déjà mis un pied dans le Royaume des profondeurs. Mon esprit s'effondrait déjà en poussière de souvenirs d'Ahinou la chamane. J'ai juste regretté de ne pas pouvoir découvrir le lieu de leur destination. Mon « marché » contracté avec la Reine-mère des Onis me punissait d'un blasphème, l'on ne m'accorderait pas le repos éternel de l'âme, le retour à la nature.

Bien m'en a pris en fin de compte, car des centaines de cycles de saisons plus tard, je suis devenue une Yûrei, un fantôme qui hante le monde des hommes et des animaux. Je suis une âme des morts qui ne peut éprouver librement sa rancune, car la créature à laquelle j'en veux, trône dans le Royaume des profondeurs. On ne m'a pas renvoyé ici par hasard, une mission s'offre à moi, celle que je n'ai pu achever lorsque j'étais mortelle. Et je vais bientôt trouver « les enfants perdus » qui m'aideront dans ma quête.

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