𝕮𝖍𝖆𝖕𝖎𝖙𝖗𝖊 𝟖

Narcisse posa son pied sur la terre ferme et chancela. Depuis les semaines qu'ils voyageaient sur le bateau, elle devait, comme chaque fois qu'ils faisaient une halte, se réhabituer à marcher sur quelque chose de solide, qui ne tangue pas constamment. Le sol de glace glissait, la neige qui le recouvrait avait apparemment gelé. Le ciel était dégagé, bleu, sans nuages à l'horizon. Su loin, des falaises de glace surplombaient toute la côte. Des pingouins s'amusaient un peu à l'écart, et des petites embarcations étaient accostées tout le long de ce qui devait être le port. Elles ne ressemblaient en rien aux bateaux que Narcisse avait l'habitude de voir sur la mer. Ceux-ci étaient plus petits mais plus larges, et l'avant était en métal solidement blindé. Il n'avaient pas de beauté apparente, ni de voiles. Alice s'approcha de la jeune femme.

- Ils n'ont pas besoin d'être beaux, fit-elle comme si elle lisait dans les pensées de la femme aux cheveux de jais. L'important est qu'il soient efficaces pour casser la glace, transporter le matériel de pêche et éventuellement beaucoup de monde, ou des cages. Et les voiles sont inutiles. Ici, lorsqu'il y a du vent, il est si rapide et brusque que les voiles se déchireraient, ou, si elles sont assez solides, renverserait le bateau. Les rames son plus utiles, ou alors les moteurs.

- Qu'est-ce qu'un moteur ? demanda Narcisse, intriguée.

- Viens par-là, répondit Alice en entrainant la femme vers l'une des embarcations.

Elle se pencha en avant et montra d'un doigt épais une sorte de gros nœuds de tuyaux métalliques accrochés à l'arrière du bateau.

- Voici ce qu'est un moteur. Grâce à un système que je ne connais pas bien et qui consomme du carburant, il fait avancer le bateau. Pour gérer sa vitesse, on utilise un changement de vitesse, une sorte de poigné que l'on meut selon le besoin. Les tous premiers moteurs n'avaient pas cette capacité, et on s'est vite rendu compte que c'était plus pratique si l'on pouvait changer la vitesse.

- Impressionnant, commenta Narcisse. Mais... Pourquoi "on" ? ajouta t-elle en haussant un sourcil curieux.

- Ahah ! Vois-tu, lorsque j'ai commencé à te raconter cette histoire de moteur, j'ai pensé que j'en avais déjà trop dit, et que ça ne servais plus à rien de cacher que je venais d'ici.

- Qu... Quoi ? Tu ne va pas t'y mettre, toi aussi ! Déjà Jo, maintenant toi ! Tu vas encore me dire que tu es sa grand-mère ou quoi ?

- Non, son arrière-grand-mère.

La mâchoire de Narcisse tomba littéralement et ses yeux devinrent deux billes. Alice se mit alors à rire, ou plutôt à pleurer de rire. Elle se plia en deux en s'accoudant au bateau, tentant en vain de se reprendre.

- Quoi ? demanda Narcisse, soupçonneuse et inquiète de l'état euphorique de la vieille femme.

- Mais enfin... Narcisse, tu... es trop naïve ! hoqueta t-elle entre deux éclats de rire. Je n'ai aucun... lien de parenté avec Jo ! Je ne le connaissais... même pas avant qu'il nous rejoigne !

Elle s'arrêta pour reprendre son souffle et se contrôler, puis essuya une dernière larme avant de reprendre :

- Cela fait bien longtemps que j'ai quitté Issterrà, il a dû naître après mon départ.

- Et tu es sûre que ce n'est pas ton petit-fils ou arrière-petit-fils ?

- Évidemment ! Me ressemble t-il ?

Narcisse jeta un coup d'œil au bateau des villageois sur lequel se trouvait Jo, puis à Alice, et dit :

- Non, effectivement, il n'y a aucune ressemblance... Mais ressemblai-je vraiment à ma grand-mère ?

- Oh oui ! acquiesça la femme âgée. Tu as les mêmes traits, il n'y a aucun doute là-dessus.

- Si tu le dis, grommela Narcisse.

Elle leva la tête vers le ciel, puis entendit des éclats de voix aux sonorités étranges et tourna la tête vers le bateau. Un petit groupe de gens du coin avait aperçu les villageois et s'étaient approchés, sûrement intrigués. Narcisse fit signe à Alice et toutes deux rejoignirent les autres. Les habitants d'Issterrà portaient tous des capes et bottes de fourrure, mais pas de gants ni de bonnets, et leurs hauts n'avaient pas de manches. Une femme aux cheveux blonds attachés en une tresse à moitié défaite et aux muscles saillants avança vers les villageois.

- Bonjour, salua t-elle avec un accent hors du commun. D'où venez vous ? Qui êtes-vous ?

Le père de Narcisse, en bon chef de village, avança face à la femme.

- Bonjour, répondit-il en écho. Nous venons d'une île lointaine appelé Sapance, mais nous l'avons quitté voilà deux ans, car nous avons été attaqués. Depuis, nous cherchons un nouveau foyer.

- Si vous espérez trouver quelque chose ici, vous vous trompez et feriez mieux de partir, avança la femme d'une voix autoritaire et hargneuse.

- Non ! Nous ne cherchons pas à nous établir ici. Nous ne faisons qu'une brève halte.

- Ettjaïnak'var settep'ni haye ! lança l'Issterrienne aux gens qui l'accompagnaient.

- Satdjè ! acquiescèrent les concernés.

- Venez nous raconter tout ça autour d'une table et d'un vin chaud, reprit la femme à l'attention des villageois Sapanciens.

- Avec plaisir, accepta poliment le chef.

- Oh, au fait, je m'appelle Kejdhan.


Le soleil se couchait quand Narcisse sentit une odeur délicieuse parvenir à ses narines. Cela faisait près de trois heures qu'ils avaient rencontré Kejdhan et les Issterriens, et près de deux qu'ils buvaient et parlaient. Son père avait raconté de haut en bas leur histoire, et les Issterriens, compatissants, avaient écoutés puis conseiller. Jo, quant à lui, avait rejoint sa famille et n'était même pas venu dans l'igloo qui faisait apparemment office de taverne. Les moments de complicité que la jeune femme avait eu avec lui avait laissé un goût amer dans sa bouche, mais le vin chaud avait balayé tout ça en quelques verres. Elle avait discuté avec Maya pendant tout ce temps, laissant à son père le soin de conter le récit de leur aventure.

- Si on allait voir un peu s'il y a des jeunes filles de notre âge ? demanda Maya.

- Probablement, répondit platement Narcisse. De toute façon, avec un peu de malchance elles ne parlent pas notre langue.

- Et avec un peu de chance, elle parlent notre langue, optimisa Maya en se levant. Allez, viens ! Tu ne vas pas rester plantée devant ton verre de vin chaud toute la soirée, si ?

- Non, tu as raison. Je vais aller prendre autre chose.

- Andouille, fit Maya en levant les yeux au ciel. Allez, bouge-toi !

La jeune femme sortit en courant de l'igloo et Narcisse se décida finalement à la suivre. Maya tourna à gauche où un groupe de jeunes discutaient. Elle entendait d'ici des bribes de leur conversation. Ils étaient assis dans la neige à croire qu'il faisaient ça tous les jours. Ce qui était probablement le cas, en fait. Elles s'approchèrent et les saluèrent.

- Bonjour ! fit Maya, nullement intimidée.

L'une des filles se leva et sourit.

- Bonjour, dit-elle avec le même accent que Kejdhan. Vous êtes les Sapanciennes ?

- Deux d'entre elles, oui. Nous voulions savoir si on pouvait venir vers vous ? demanda Narcisse.

- Bien sûr ! Mais Sanah et Julio ne parlent pas très bien votre langue. C'est un langage que nous apprenons aux cours, mais eux ne sont qu'à leur deuxième année, et leur vocabulaire est limité.

- Oh, d'accord, compatit Maya.

L'adolescente invita les étrangères à prendre place puis la conversation se tourna sur le périple des Sapanciens. Narcisse conta l'attaque des orques, leurs puissantes haches et leur crocs proéminents, et Maya fit en vitesse allusion au voyage en mer et à la nouvelle île, puis au volcan, et Narcisse reprit le récit avec la chute de l'île, le loup-garou duquel elle n'avait auparavant parlé qu'à Maya.


Narcisse ne faisait que se retourner dans son lit. Il était fait en fondations de glace, car la chaleur étant très basse, elle ne fondait jamais. Plusieurs couches de peau de renne étaient disposées dessus, de sorte à faire office de matelas ainsi que d'isolation. Un gros tas de couvertures couvrait la jeune femme pour la protéger du froid intense, et elle dormait habillée de la tête au pieds. Elle devait partager un petit Igloo avec Tarann, Maya, Julio et Yanwa, l'adolescente qui les avaient accepté dans le petit groupe, plus tôt dans la soirée.

Le visage gelé, elle tentait de le réchauffer en le frictionnant, mais rien n'y faisait. Et dire que les Issterriens passaient la journée en vêtements courts et sans manches ! Narcisse se dit que ce devait être l'habitude, mais tout de même, ça devait piquer. 
Elle se retourna une énième fois dans sa couche, remontant une peau de renne qui avait glissé. Elle tira vers le bas le bonnet vissé sur sa tête, coinça ses pieds sous une autre peau épaisse et chaude. La lueur bleue qui filtrait dans l'igloo donnait à la chambre un air surnaturel qui obligea Narcisse à la poésie et la rêverie. Tout de suite, elle se mit à réciter quelques vers à mi-voix, avec une sorte de mélodie mélancolique et pourtant pleine d'espoir :

La lueur de la lune

Ne procure pas la fortune

Que nous offre la nature

Comme une épée

Afin de nous battre pour la terre.

Pour l'emporter, devenir plus fort,

Il faut surpasser son record,

Peu importe les trésors et l'or

Ce qui compte ce sont les corps

De ceux que nous aimons

S'acharnant en notre nom


- C'est beau, commenta Yanwa dans un murmure à peine audible. Ta voix... ces vers... C'est si cohérent l'un et l'autre, si... Il n'y a pas de mot. C'était juste une liaison incroyable.

- M, merci, balbutia Narcisse, qui ne trouva pas de phrase plus appropriée. 

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