𝕮𝖍𝖆𝖕𝖎𝖙𝖗𝖊 𝟕
Le bateau ainsi que tout l'équipage se dirigeait vers le nord. Selon le père de Narcisse, même s'il y faisait froid, et justement pour ça, il y aurait sûrement plus d'îles vierges qu'au sud, avec ses températures agréables et son air paradisiaque.
Narcisse n'était pas franchement motivée à partir pour le nord, elle préférait le chaud, mais elle ne voulait pas contester les décisions de son père, et si ils pouvaient trouver un havre de paix là-bas, alors elle ferait avec. D'ailleurs, le frais commençait à se faire ressentir. Malgré les eaux toujours aussi claires, une bise venait pépier aux oreilles des villageois, et la plupart avaient revêtit une couche de vêtements supplémentaire.
Lorsque la jeune femme s'était réveillée le matin même, elle ne se trouvait pas dans son hamac, mais à moitié couchée sur le bar, un verre vide à la main. Plusieurs villageois l'entouraient, mais elle s'était dépêchée de redescendre dans sa cabine avant qu'on la remarque dans cet état. Sa tenue était tachée - d'alcool sûrement - et ses cheveux emmêlés comme jamais. Ne parlons pas de sa probable mine affreuse et d'immenses cernes, mais elle ne voulait même pas le savoir.
Mais maintenant, elle s'était changée, lavée, coiffée, et était prête à démarrer une nouvelle journée. Malgré le froid, un soleil pâle brillait déjà haut dans le ciel, entouré de frêles nuages mousseux. Narcisse monta sur le pont, où seuls Tarann et une vieille femme nommée Alice s'y prélassaient.
- Salut, fit-elle à l'attention du jeune homme, qui lui rendit la pareil. Bonjour Alice, salua t-elle poliment la femme âgée.
- Bonjour Narcisse. Un beau temps n'est-ce pas ?
- Un peu frais, mais oui.
Alice ne répondit pas et se contenta de s'appuyer au bastingage pour contempler la mer. Narcisse fit les quelques pas qui la séparaient de la poupe et se pencha le plus possible en avant, tentant de déchiffrer l'horizon plus que trop bleu. Elle resta là un bon moment, déviant parfois son regard vers les mouettes et goélands passagers. Tarann était remonté sur la vigie, sa longue-vue toujours à la main, et Alice avait fini par revêtir un long châle rose pâle sur ses épaules. Narcisse voyait mal comment un tissu si fin pouvait la protéger du froid, mais elle ne fit aucun commentaire. Les cheveux poivre et sel de la vieille femme étaient attachés en un chignon duquel s'échappaient quelques mèches rebelles, et ses yeux noisette observaient toujours l'eau avec autant de pression.
- On arrive dans le premier pays de la région Nord, annonça t-elle comme pour elle-même, les yeux toujours fixés sur la mer plus sombre.
- Comment le sais-tu ? demanda Narcisse en s'approchant d'Alice. Comment peux-tu le voir rien qu'en regardant les flots ?
- Ma jolie...
Le regard de la vieille femme paru perdu, sa voix était trainante et lasse.
- C'est une longue histoire, qui n'intéresse certainement pas les jeunes filles comme toi. C'était il y a bien longtemps...
Narcisse crut qu'elle poursuivrais le récit malgré qu'elle ait sous entendu le contraire, pourtant la femme se tut, scrutant à nouveau les flots, comme si un miracle allait s'en échapper.
- Mais je ne suis pas du genre à ne pas écouter les longues et anciennes histoires, insista Narcisse. Ou plutôt, je ne le suis plus, corrigea t-elle en reniflant.
Alice changea une fois de plus de sujet.
- Souhaites-tu un mouchoir, mon enfant ? Il me semble que tu t'enrhume, et par ce froid qui arrive, il serait bien dommage d'être malade si vite.
- Parce que ce ne serait pas dommage de tomber malade plus tard ? fit Narcisse, changeant elle aussi de sujet, comme pour prouver à la vieille femme qu'elle avait du cran.
La femme aux cheveux poivre et sel ne répondit pas, se contentant de sortir un mouchoir brodé d'initiales de sa poche et de le tendre à la jeune femme élancée. Celle-ci le prit malgré son envie presque irrépressible de refuser ou de conclure le marché tel que "je prend le mouchoir, tu me racontes ton histoire", qu'elle trouva finalement un brin trop cruel, surtout que la femme pouvait très bien rempocher le mouchoir.
Un lourde pluie s'était mise à tomber. Cela faisait quatre jours que la fête était passée, et le froid devenait de plus en plus intense. Le Capitaine avait décidé de faire un détour par le Grand Nord, pour soi-disant rendre visite à des amis, ce que Narcisse trouvait peu crédible pour plusieurs raisons. La première était le caractère du Capitaine. Qui voudrait être l'ami d'une telle personne ? La deuxième était le fait qu'elle voyait mal qui déciderait de vivre dans un froid pareil, dans un pays enneigé douze mois sur douze. Quelqu'un comme toi et tous les autres villageois, lui susurra une petite voix horripilante que la jeune femme repoussa vivement. Elle se tourna vers son hublot et regarda au travers. La mer était aussi sombre qu'un ciel de nuit sans étoiles, et des icebergs commençaient à pointer ça et là, leur masse claire contrastant avec les fonds bleu marine. Une petite équipe de narvals glissait aux côtés du navire, semblant jouer avec lui. La pluie tapait contre l'eau dans un bruit caractéristique et irrégulier. Le ciel était gris et nuageux, ce qui mit Narcisse d'humeur massacrante. Sans qu'elle ne sache pourquoi, le mauvais temps l'oppressait, la déprimait, et par la même occasion la fatiguait. S'ennuyant à n'en plus pouvoir, elle décida d'aller voir si Ghurid avait besoin d'aide en cuisine, prédisant qu'il se débrouillerait très bien sans elle et qu'il la renverrait dans sa cabine. Elle sortit de sa cabine et se dirigea vers la droite, où étaient installés la salle à manger et la cuisine. Une soupe verte cuisait lentement, et de petites bulles éclaboussaient l'intérieur du chaudron. Ghurid était occupé à battre des œufs et de la farine, probablement pour le dessert. Il la salua d'un hochement de tête, et Narcisse sourit narquoisement à la vue des nombreuse taches de farine qui le parsemaient. Ses cheveux étaient en bataille et il n'avait, comme à sa mauvaise habitude, pas revêtit de tablier. La jeune femme le lui fit d'ailleurs remarquer tout en se moquant gentiment.
- Dis voir, si tu mettais ton tablier, cela te permettrait peut-être de ne pas semer de la farine partout lorsque tu te déplace ! Regarde moi ça, râla t-elle en désignant la farine éparpillée sur le sol en bois. Je suis sûre que tu l'as fait exprès car c'est moi qui suis de corvée serpillère cette semaine !
- Ah bon ? feignit-il en haussant les sourcils. Je ne savais pas !
- C'est ça ! Bon, pour te rattraper, file moi du boulot.
En le voyant réfléchir, Narcisse ria intérieurement en pensant à sa réplique qu'elle allait lui envoyer.
- Et que ça saute ! cria t-elle en bondissant, penchant dangereusement vers la soupe brûlante.
Ghurid la rattrapa puis la réprimanda gentiment, et Narcisse se mit à rire. Très vite, il l'imita, et les éclats joyeux furent alors le seul bruit dans la cuisine.
Deux jours avaient encore passé, et a une vitesse fulgurante pour Narcisse. Cette fois-ci, le froid se faisait intensément ressentir, et les capes de fourrure étaient devenues habit coutumier sur le bateau, ainsi que les bonnets, gantelets, bottes fourrées et pantalons de plusieurs couches. Narcisse était penchée au-dessus du bastingage, le regarda rivé sur la glace qui les entourait. La banquise se trouvait de chaque côté du petit canal naturel sur lequel ils naviguaient. De temps à autre elle apercevait des ours polaires solitaires ou accompagnés, sûrement en pleine partie de chasse.
L'embarcation avançait très lentement, c'était plus prudent selon le capitaine. Alice venait chaque jour observer quelques minutes l'océan et faisait ses commentaires, puis elle repartait, les yeux embués de souvenirs lointains. Narcisse rêvait toujours autant de lui soutirer des informations de son passé, mais l'occasion ne s'était pas présentée une nouvelle fois, et elle avait fini par prendre son mal en patience. Peut-être que là où ils allaient se trouvaient les réponses à ses questions.
Un mouvement à sa droite la fit bondir d'un mètre, et elle mit sa main sur son cœur tandis que Jo s'esclaffait.
- Je t'ai fait peur ? demanda t-il narquoisement.
- C'est ça, vante-toi, rétorqua la jeune femme.
Cela faisait près d'une semaine qu'elle n'avait plus revu Jo, et la première chose qu'elle fit fut d'observer ses étranges vêtements. Il portait une chemise bleu marine sous une redingote noire aux motifs de col argentés, un pantalon sombre rentré dans des bottes de pirate sûrement volées au Capitaine - oui, il ne prêtait rien, encore moins ses habits. Ses cheveux ambrés en bataille dont le vent n'améliorait pas l'état volaient devant son visage. Ses yeux dont une lueur de chagrin persistait semblaient ailleurs.
- Tu n'as pas froid ? demanda t-elle en se rendant compte qu'il ne portait que peu de vêtements.
- Te rappeler la nuit de la forêt devrait te suffire comme réponse.
Narcisse réfléchit à cette nuit, dans la forêt de l'île, où Jo lui avait avoué qu'il était maudit et qu'il lui arrivait d'avoir des sortes de crises de pouvoir. Elle n'avait pas trop compris en quoi consistait son pouvoir, mais elle se dit que ça devait avoir un lien avec la neige. Replongeant dans ses souvenirs, elle se rappela alors des questions qu'elle se posaient mais qu'elle avait enfouies. Par exemple, pourquoi tombait-elle dans un trou sans fin ? S'était-elle trouvée au mouvais endroit au mauvais moment ou Jo l'avait-il fait exprès ?
-Tu possèdes quels pouvoirs exactement ?
- Réfléchis un peu.
- Oh, détends-toi ! Ça fait une semaine que tu ne pointe plus le bout de ton nez, et lorsqu'enfin tu reparait, tu es aussi grognon que moi dans mes mauvais jours !
La tirade fit faiblement sourire Jo, et il commença alors à se délivrer une nouvelle fois :
- J'habite là-bas.
- Où là- bas ? Evidemment que...
- Laisse moi finir, empressée !
Le jeune homme se tut quelques instants avant de reprendre d'une voix sobre et mélancolique :
- J'habite là-bas, à Issterrà. C'est tout au nord. Là où veut se rendre le capitaine. Lorsque j'ai embarqué avec vous, j'étais en voyage. Le Capitaine m'avait prévenu qu'il comptait faire un détour par le Grand Nord, en particulier par Issterrà. Je vois ta question venir et non, je ne sais pas pourquoi il veut s'y rendre. Moi par contre, c'est mon foyer, mon pays d'origine dans lequel se trouve mon village. Le Capitaine et moi avons conclut un marché : j'embarque et j'aide, mais je vous quitte à Issterrà. Lorsque vous avez découvert l'île, j'ai cru que tous mes espoirs étaient perdus, que je ne reverrais jamais ma famille. C'est pourquoi je me suis transformé en loup-garou. C'est le seul de mes "pouvoirs" que je sais manier. Grâce à lui et à ma rogne, j'ai pu déclencher le volcan pour qu'il explose.
Plus Jo parlait, plus Narcisse se décomposait, comprenant subitement tout.
- Je sais que tu risque de vouloir me jeter par-dessus bord, mais au moins je suis honnête. Désolé pour votre île. Je sais qu'elle vous attendait depuis longtemps, mais je devais rentrer chez moi. Plus qu'un besoin, c'était une obligation. Et puis, le Capitaine pourra se rendre là-bas comme il l'avait prévu lui aussi, tu ne crois pas ?
- Jo, murmura Narcisse d'une voix désespérée. Jo...
- Écoute, je suis vraiment désolé, mais je ne pouvais pas faire autrement. À moins de voler votre bateau, ce qui est vraiment sadique aussi. Et puis, votre compagnie me tiens à cœur.
Il sourit, ne se rendant probablement pas compte que les sourires ne suffisent pas à dompter les jeunes femmes en rogne intense.
- Jo je te déteste ! grinça entre ses dents la jeune femme aux cheveux de jais. Je te hais ! De toute mes forces ! Tu n'est qu'un imbécile idiot narcissique et égoïste qui ne pense qu'à soi !
Elle envoya sa paume vers la joue de Jo, mais il attrapa son poignet juste avant de recevoir la baffe méritée.
- Ce n'est pas moi qui porte le prénom de Narcisse, humorisa t-il, alors que le moment était très mal choisi.
- Et bien tu devrais, siffla la jeune femme en dégageant son poignet. Tu n'est qu'un sale petit ingrat qui mériterait de se faire emporter par sa malédiction. Et tu ose encore humoriser, par-dessus le marché ! Ne comprends-tu pas tout ce qu'on a traversé ? Tout le cœur qu'on a mis à trouver une île rien que pour nous ?
Sa voix dérailla, et elle repoussa une mèche qui traversait son visage hargneux, terrifié et aussi triste qu'une journée de pluie.
- Désolé, tenta de se rattraper le garçon aux cheveux ambrés. Je n'avais pas réfléchi aux conséquences... Pardonne-moi, ajouta-il en tendant les bras en direction de Narcisse.
- Rêve ! hurla t-elle. C'est trop tard maintenant, et tu n'as aucune raison de te faire pardonner.
- Si, une. Je suis gentil et je t'ai sauvé la vie quand tu es tombée dans mon trou, cette fameuse nuit.
- Tu ne trouves que ça à dire ? Tu ne m'aurais de toute façon pas laissé mourir, et si tu appelle ton geste gentil, je me demande ce que veut dire un geste ingrat pour toi ?!
Elle fit volte-face et commença à partir, mais Jo la retint par le bras et elle tourna la tête, le visage déconfit.
- J'en ai une autre, murmura t-il doucement, d'une voix envoûtante. Tu m'apprécies.
- C'est faux. Je me méfiais. J'ai relâché cette méfiance, je t'ai fait confiance. Je n'ai jamais dit que je t'appréciais. C'est toi, qui m'apprécies, n'inverse pas les rôles.
Narcisse se dégagea de l'étreinte de Jo et marcha d'un pas rapide, raide et vif vers l'escalier qui descendait aux cabines, puis s'y réfugia, plantant un Jo qu'elle avait envie de briser comme il l'avait déchirée.
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