𝕮𝖍𝖆𝖕𝖎𝖙𝖗𝖊 𝟏

Le brouillard s'étendait à perte de vue, tandis que le champ de vision des marins n'était pas plus long qu'un pied. Il n'y avait aucun bruit, seul le clapotement de l'eau contre le navire et le bois qui craquaient dans un rythme régulier. La plupart des marins sur le pont étaient assis ou dormaient contre les mâts et barils. Au dessous, la vie était par contre animée, et les gens dansaient et chantaient, sûrement aussi un peu de désespoir. Cela faisait près de deux ans que ces pauvres villageois avaient quitté leur île natale pour une nouvelle destination. Ils cherchaient tous un nouveau foyer, riche en matières premières et où ils pourraient élever leurs enfants en toute sérénité. Malheureusement, leurs désirs étaient trop ambitieux. Ce qu'ils cherchaient était une île sur laquelle ils seraient les premiers à poser pied, mais tout ce qu'ils avait trouvé jusqu'à maintenant fut des îlots habités. À croire que le monde avait déjà été entièrement conquis ! Pourtant, ils ne faisaient pas marche arrière et continuaient, sûrs que quelque chose les attendaient. À bord, il y avait autant d'hommes que de femmes, villageois pour la plupart, marins pour d'autres.

-Terre en vue !!!

Au cri de la vigie, et en un instant, presque tout le monde fut sur le pont, à scruter l'horizon. Le capitaine, que tout le monde surnommait... Et bien... Capitaine, car personne ne se souvenait de son nom, s'approcha et grommela :

-Y a rien, par ici. On est dans le brouillard.

Puis, s'adressant à la vigie :

-Hep, Tarann ! Qu'est ce qu'tu raconte ! Y a que dalle !

-Mais si ! Protesta le jeune homme en haut de son mât. Il y a une terre ! J'aperçois des montagnes !

-Mouais, c'est ton imagination, surtout ! Laisse moi voir de mes propres yeux, j'en déciderai !

Le Capitaine grimpa au mât et rejoignit Tarann. Il lui prit la longue vue des mains, un objet long et fin en cuir tanné. Le Capitaine ferma un œil et regarda dans la lunette avec l'autre. Il fixa un moment la ligne d'horizon avant d'abaisser la loupe et de regarder Tarann, ébahi. Il se reprit bien vite.

-Bon, c'est vrai, il y a une île au loin. Mais qu'est-ce qui nous dit qu'elle n'est pas déjà habitée ?! Comme les seize autres sur lesquelles nous avons accosté ? Hein, qui peut me le dire ?

Le barbu regarda la vigie d'un air méprisant. Une femme dans la foule, un peu menue et aux corpulences bien dessinées, avec des cheveux blonds-châtains roulés en chignon sauta sur place en faisant un geste de la main pour se faire remarquer.

-Capitaine ! Vous dites ça à chaque fois, ça nous porte malheur ! Bon sang faites un peu confiance à mon fils ! Il n'y peut rien, lui, il ne fait que vous avertir d'une terre au loin !

Le barbu réfléchit un moment puis lui répondit fermement :

-Pt'être ben qu'oui, mais ça n'veut pas dire qu'elle est déserte !

La femme lui répondit d'un ton cinglant, et une querelle reprit. C'était comme ça chaque jour. Des querelles, des querelles et toujours des querelles. Une autre jeune femme, plus mince, les cheveux noirs, vint les séparer, comme à chaque fois. Elle fendit la foule par coups de coudes et d'épaules, et rejoignit les bagarreurs.

-Stop, lança t-elle brusquement. Vous ne pouvez pas arrêter ?! N'en avez-vous pas marre de vous disputer sans cesse ? Ça ne fait qu'empirer notre union ! Union ! Ce mot là, gardez-le en tête, il s'agit de notre survie à tous ! Vous devriez être contents que nous arrivions sur une île ! On pourra faire le plein de ressources, nourriture et tout le tralala ! Et vous, vous ne trouvez rien de mieux à faire que vous chamailler. Vraiment, on dirait deux enfants turbulents, vous n'avez aucune maturité, à ce point là !

Le Capitaine commença à rougir de colère, tout comme la femme blonde qui avait l'air prêt à sauter sur leur intervenante.

-Narcisse, comment oses-tu...

Elle n'eut pas le temps d'en dire plus, la jeune femme aux cheveux de jais retraversa la foule qui s'écarta à son passage pour la laisser descendre dans les cabines.

-Quel culot, cracha le Capitaine. Oser parler ainsi à son chef, son guide !

Narcisse, les points fermés, descendit dans la coque, exaspérée.

-Je n'y crois pas, grommela t-elle.

Sous le pont, il y avait quelques pièces, dans lesquelles étaient disposés des hamacs de cordages épais et vieux. La plupart des cabines n'avaient pas de hublots et sentaient le moisi. Celle de Narcisse n'en faisait pas partie, car elle était la fille du chef de leur ancien village, même si depuis que les habitant avaient embarqué sur le navire, le Capitaine se prenait lui même pour le meneur. La jeune fille n'avait que dix-huit ans, mais était respectée énormément. Elle s'engouffra dans sa cabine lumineuse et referma la porte derrière elle. La pièce était vaste, tout en bois plaqué. Un hamac pendait d'un mur à une poutre au centre de la cabine. Le plancher était bosselé et des échardes pointaient çà et là. La jeune fille aux cheveux de jais pris garde à les éviter, malgré ses bottes de cuir épais. Elle traversa la pièce jusqu'au hublot teinté. Elle l'ouvrit et passa sa tête à l'extérieur. L'air marin la fit froncer le nez, mais elle y était habituée, depuis le temps qu'elle passait sur le navire. Elle resta accoudée au bord de la fenêtre pendant d'interminables minutes, mais elles s'écoulaient sans que Narcisse le remarque.


Alors que le soleil revenait, Narcisse fut sortie de sa semi transe par des pas résonnant dans la pièce où était disposés les hamacs des marins et villageois. Seules les personnes de haut grade avaient droit à une cabine.

Sans crier gare, la porte de la pièce s'ouvrit violemment pour laisser apercevoir la silhouette d'une femme haute, avec un très léger embonpoint.

-Maman, soupira Narcisse en faisant voltiger ses cheveux couleur nuit.

-Narcisse, fit sa mère sur le même ton.

La jolie femme s'approcha de sa fille et s'assit dans le hamac, puis entreprit de coiffer ses cheveux lisses et sombres comme ceux de sa fille avec ses doigts. Ensuite, elle fixa les yeux de Narcisse puis continua.

-Je t'ai déjà dit que tu ne devais pas intervenir dans les disputes entre le Capitaine et Alyn.

-Et ?

-Et bien cesse de me désobéir !

-Maman, je suis grande, maintenant. Je n'ai plus besoin que tu sois sur mon dos tout le temps. Et puis, tu doit bien avouer qu'à chaque fois que j'intervient, on est tranquille pour le restant de la journée.

-Peut-être, mais ce n'est pas ton rôle.

La femme n'avait pas haussé le ton une fois, pourtant sa voix trahissait sa colère. Elle se coucha dans le hamac et fixa le plafond de bois où résonnaient les pas de l'équipage.

-Toi, tu dois simplement être ce que tu es, pas te préoccuper de la vie difficile des gens ici.

Narcisse ouvrit la bouche pour répondre, mais sa mère la coupa avec un geste de l'index.

-Ne dis rien ! Je sais ce que tu penses. Mais ce n'est pas une raison suffisante que de vouloir avoir la paix. Et nous devons tous nous serrer les coudes pour pouvoir survivre et trouver une île où nous installer.

Narcisse parut pensive. Elle fixait sa mère, qui n'avait pas bougé. Les vagues déchainées s'abattait contre la coque avec un bruit autant rassurant qu'inquiétant. Elle tourna ensuite le dos à la femme pour regarder à travers le hublot.

- D'accord, trancha t-elle. Mais s'il te plait, pars de ma cabine et cesse de me couvrir...

La noiraude s'assit dans le hamac puis en descendit souplement. Elle marcha vers la porte, et, sur le seuil, jeta un regard en arrière.

- Je sors. Mais je continuerai jusqu'à tes trente ans de te dire quoi faire.

Elle esquissa un sourire coquin et quitta la pièce tandis que Narcisse soupirait d'agacement, toutefois un peu amusée.


Un soleil joueur de cache-cache teintait le ciel nuageux d'une surnaturelle lueur orangée. Un vent doux soufflait, mais la mer était aussi agitée que lors d'une petite tempête. Le bateau chavirait de droite à gauche sans trouver son équilibre. C'était ce que Narcisse détestait le plus, dans la navigation. Les tempêtes. En s'engageant avec son village dans cette quête de nouveau chez-soi, elle pensait à de beaux jours à passer sur l'eau, à prendre le soleil tandis que le navire transperçait les vagues, laissant de larges sillons sur son passage.

Elle avait découvert que c'était bien différent de ce rêve idyllique. Les tempêtes se succédaient, le ciel restait gris des jours avant de s'éclaircir quelques minutes à peine, et il faisait froid comme pas possible. Un calvaire. Narcisse avait passé la journée presque entière dans sa cabine, et elle avait décidé il y a quelques minutes d'aller prendre un peu l'air sur le pont.
Accoudée au bastingage, les cheveux au vent, les yeux aussi perdus dans le vague que son esprit, elle n'entendit pas arriver Jo. Jo était un jeune homme dont personne ne connaissait l'âge. Il avait embarqué à la troisième île qu'avaient visité les marins et villageois. Personne ne connaissait sa nationalité, ses goûts, le pourquoi avait-il voulu suivre les villageois... En fait, personne ne savait rien de lui. Il était calme et réservé, timide, même, mais il apportait souvent des solutions aux problèmes qui se mettaient en travers de leur route.

- Bonsoir, salua t-il Narcisse.

Elle sursauta, et posa une main sur sa poitrine.

- Jo ! Tu m'as fichu une de ces trouilles !

Le jeune homme parut désolé, mais sourit. Narcisse ne le comprendrait jamais. Ses cheveux, jamais coiffés, avaient la couleur de l'ambre, aux reflets de bronze. Dans ses yeux, une lueur de mélancolie et de chagrin ne disparaissait jamais, gravée.

- Quel bon vent t'amène ? reprit Narcisse, ne voulant pas laisser le silence parler à sa place.

- Aucun. Tu étais seule depuis ce matin, je me suis dis qu'un peu de compagnie ne te dérangerais pas.

Tu te trompes, songea la jeune fille.
Jo dû mal interpréter son visage défait, car il posa une main sur son épaule, l'air rassurant.

- Ne t'inquiètes pas pour le Capitaine et Alyn. Ils finiront par se calmer.

Narcisse ne comprit pas toute suite qu'il faisait allusion à la dispute matinale, et cligna des yeux plusieurs fois avant d'enfin répondre avec embarras.

- Oh... Non, je ne pense pas. Mais... Peut-être comprendront-ils l'importance de cette quête. Ils n'ont pas l'air de l'avoir saisi.

Le jeune homme retira sa main de l'épaule de Narcisse et se gratta l'arrière de la tête.

- Si. À mon avis ils le savent, mais leur haine l'un envers l'autre prend toujours le dessus. En tout cas, merci de les avoir fait se taire. Ils n'étaient pas prêts de le faire d'eux même, et ce pauvre Tarann a de plus en plus honte. S'ils ne font pas attention, il cessera de les avertir des îles en vue, et nous ne trouverons jamais d'endroit où s'établir.

- Il ferait ça ? questionna Narcisse, haussant un sourcil curieux.

- Je le connais mieux que toi, il faut croire, rétorqua, narquois, le garçon.

- Peut-être bien, fit la jeune fille en haussant les épaules.

Elle se retourna pour observer à nouveau la houle et l'écume, se régalant du silence de Jo. Il y avait quelque chose, chez ce jeune homme, qu'elle ne supportait pas. Et Narcisse détestait les gens dont le caractère l'insupportait, elle leur trouvait un air moqueur. Jo, voyant que sa potentielle amie ne voulait plus converser, s'en alla discrètement, la laissant à la contemplation de la mer.

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