𝕮𝖍𝖆𝖕𝖎𝖙𝖗𝖊 𝟗

Narcisse, qui n'avait toujours pas réussi à s'endormir, était sortie hors de l'igloo pour aller prendre l'air. Enrobée dans un lourde couverture qui lui tombait aux chevilles, elle avait marché jusqu'au port, au bord duquel elle s'était assise, les pieds ballants dans le vide, juste au-dessus de l'eau. Cette eau si noire qu'on aurait dit qu'un cargo avait laissé s'épuiser sa réserve de pétrole. Seule preuve que c'était bien de l'eau : les étoiles miroitaient dessus, faisant finalement ressembler cette mer plus à un ciel d'encre qu'à du pétrole. Plongée dans ses pensées, elle ne vit pas arriver Jo, qui s'assit prudemment à son côté et posa sa main sur la sienne. Lorsqu'elle tourna vivement la tête pour voir qui venait la déranger, elle fut tant surprise que sa bouche s'ouvrit en grand. Mais bien vite son visage reprit sa raideur habituelle et surtout sa fureur envers le jeune homme aux cheveux ambrés. Elle retira sa main qu'elle enfouit sous sa couverture et tourna la tête du côté opposé, ne voulant pas y parler. Ou plutôt ne voulait pas lui montrer qu'elle voulait y parler, car si elle n'en avait pas eu l'infime envie au fond d'elle, elle se serait déjà levée et serait partie. 

Pendant environ deux minutes, les deux jeunes adultes restèrent ainsi, l'un les yeux rivés sur la nuque de l'autre, l'autre le visage tourné vers l'horizon noir et brumeux. 

- Parfois les mots n'ont pas plus d'effets que courant d'air, fit Jo en coupant le silence pesant. Parfois les gestes sont plus importants, ou simplement la présence. 

Pour toute réponse, Narcisse cracha :

- Parce que tu crois que je désir ta présence, là maintenant ?

Jo recula, frappé de plein fouet par les mots douloureux de la villageoise repentie en marin.

- Désolé, marmonna t-elle en se rendant compte de sa méchanceté. Mais je ne veux pas te pardonner, si c'est ce que tu viens me demander. J'aimerais juste que tu me laisses, s'il te plait. 

- Houlà ! Narcisse qui demande poliment, voilà une nouveauté ! 

Voyant que sa bourde ne fut suivie que d'un lourd silence, Jo reprit plus calmement :

- Je ne veux pas que tu me pardonnes. J'ai commis une erreur, elle est impardonnable, et j'en suis tout à fait conscient. Non, je venais pour te faire part d'un autre fait que je t'ai caché sur moi. 

Narcisse soupira longuement avant de se tourner enfin vers lui, les mains entourant ses genoux repliés contre sa poitrine et son menton plongé dedans. 

- Je ne m'appelle pas Jo. Pas vraiment. 

- Je savais que je devais m'attendre à tout, râla Narcisse, mais je ne pensais clairement pas que tu me cachais ton identité depuis le début. Mais bon, vu le con que tu es...

Jo laissa passer l'insulte pour reprendre la parole :

- Mon véritable nom est Leopold, mais on me surnomme presque toujours Leo. 

L'homme fit glisser un silence avant d'avouer :

- Quand j'étais petit, je n'aimais pas mon prénom, et ce n'est toujours pas le cas. Je voulais devenir un héro, et pour moi, Leopold ne faisait penser qu'à un minable.

- Ce que tu es, confirma Narcisse.

Leo envoya sa main que la femme évita de justesse, puis poursuivis son récit. 

- Jo était le nom de mon chien, un husky très courageux et honorable. Lorsqu'il est mort dans une tempête violente, j'ai décidé de reprendre son identité pour lui rendre hommage, et avoir ainsi un vrai prénom de héro. 

- Quelle idée d'imbécile ! rigola Narcisse. Le nom d'un chien ! Je préfère que tu t'appelle Leopold, maintenant que je connais l'histoire de "Jo". 

Elle fit sonner un rire coincé, puis Leo sourit d'un air malin.

- Donc tu me pardonnes ? 

- Ha ! Je te l'avais dit, tu venais pour ça ! 

Narcisse se tut, laissant ses cheveux noirs voler dans le faible vent qui s'était levé, puis reprit d'un air grave :

- Non, Leo, je ne te pardonne pas. Tu ne mérite pas mon pardon, et cela même si tu te confondait en mille excuses. Tu as trahi ma confiance, tu m'as caché un nombre de choses considérables sur ton passé et toi, et me révéler la vérité ne changera rien aux faits. Tu m'as menti, malgré le fait que tu aies admis tes erreurs. Je peux voir cela comme une preuve de courage ou d'amitié, mais mon pardon n'est pas pour aujourd'hui, ni demain. 

Une larme ruissela lentement sur sa joue, et elle ne prit pas la peine de l'essuyer, le vent la fit disparaitre en peu de temps. Elle espéra que Leopold ne l'avait pas vue.

- Tu m'as caché trop de choses pour que ma confiance revienne, reprit-elle. Tu m'as menti trop de fois, je ne sais pas ce qui est encore vrai en toi, ce que tu feint, ce que tu dément. Je ne sais plus rien de toi, Leo. Ça me déçoit. Tu me déçois. 

- Tu ne connais pas rien de moi. Tout ce que je t'ai dit, ce que j'ai avoué, c'est réel, je ne l'ai pas inventé.

- Dois-je te croire, après tout ça ? 

Leo pris les mains de Narcisse entre les siennes et l'obligea à le regarder. Il fixa ses beaux yeux aussi foncé que la mer noire dans les siens.

- Il y a une chose que je ne pourrais nier, sur laquelle je ne saurais mentir. Et tu le sais. Tu sais que je ne mens pas là-dessus. Mon amitié pour toi. J'ai envie de te protéger, Narcisse, et c'est pour ça que je ne t'ai pas révélé ma personnalité. 

"Et tu crois que c'est comme ça que tu me protège ?" eut envie de rétorquer la femme, mais elle se retint.
Leo s'approcha un peu d'elle, a un tel point que leurs visages se frôlaient. Il ferma le yeux et s'avança encore un peu, et Narcisse, contre toute attente, l'étreignit avec vigueur. Cette fois, elle laissa libre court à ses larmes, qui glissèrent sur le haut de la redingote de son ami. Le visage enfoui dans le creux du cou de son ami, Leopold laissa choir sa tête sur celle de son amie. Il lui caressa lentement le dos dans un geste de réconfort, et écouta sa respiration agrémentée de sanglots.

- Idiot, murmura t-elle d'une voix presque inaudible. 


Lorsque Narcisse se réveilla, elle était toujours dans les bras de Leopold, sauf qu'au contraire de la nuit passée, le vent était très rapide et des grêlons lui fouettaient le visage. Son ami était recouvert d'une fine couche de glace, et elle se rendit compte qu'elle aussi. Elle se frotta vivement pour évacuer la neige puis en fit de même avec Leo. Il sourit sous ses frictions, puis ouvrit ses yeux avec peine. 

- Ils sont collés ! s'exclama t'il en les frottant vigoureusement.

- Hé bien fait qu'ils s'ouvrent vite, je crois qu'on est au cœur d'une tempête de neige. C'est de ta faute ? demanda Narcisse, suspicieuse. 

- Pas cette fois, avoua Leo en ouvrant les bras dans un signe d'impuissance. 

- Mmh. J'imagine que tu sais comment nous sortir de là, Issterrien ?

- À peu près. Ce n'est qu'une tempête mineure pour l'instant, donc on devrait tenter de sortir. Suis-moi. 

Leopold se mit à courir à une vitesse incroyable, et même Narcisse eut de la peine à le suivre. Il zigzaguait, comme s'il évitait quelque chose, et la jeune femme fut très vite essoufflée. Les grêlons lui irritaient la peau, ses yeux devenus deux fentes ne voyaient plus que les cordes qui tombaient et la forme floue et vive de Leopold. Celui-ci, qui semblait à l'aise au début de la course paraissait maintenant fatigué. Ses cheveux ambrés en bataille, sa peau pâle rougie, ses vêtements relativement chics délavés voir troués. Narcisse s'épuisait à courir ainsi. Cette tempête ne ressemblait en rien à quelque chose de "mineur", tout au contraire. Elle s'efforça pourtant de tenir bon, de courir, de rattraper Leo. 

Leo.

Ce nom résonnait bizarrement à ses oreilles, elle qui avait connu ce jeune homme un peu trop confiant sous le pseudonyme Jo. Un homme étrange pour qui elle éprouvait uns sorte de méfiance bien trouvée, mais à qui elle avait finalement accordé sa confiance. Elle n'aurait pas dû, c'était vraiment crétin de sa part. Il l'avait trahie en moins de trois mois, et ne paraissait pas s'en soucier. 

Frappant le sol avec vigueur, Narcisse laissa s'échapper toute sa rage, les dents serrées, les poings si serrés que même ses ongles courts parvinrent à lui écorcher la paume. Ses pieds brutalisait la glace et la neige sur laquelle elle détalait, laissant de profonde traces. Les grêlons devinrent alors lointains, le vent glacé un vague courant d'air, et Leo... Leo ?

Où était Leopold ? Plus devant Narcisse, en tout cas.

- Chier, jura t-elle tout haut. 

Elle ne réussit même pas à ébaucher un sourire en pensant à la réprimande que sa mère lui aurait servi si elle avait entendu. 

- Chier, chier, chier ! répéta t-elle en se mettant à paniquer légèrement. 

Elle observa les alentours, releva sa capuche qui s'était enlevée après un coup de vent particulièrement vif. Comprenant qu'elle était perdue au milieu d'une mer de glace, elle se mit à appeler de toutes ses forces son guide, sans aucun espoir qu'il l'entende; effectivement, personne ne lui répondit. 

« Et voilà, je vais mourir gelée jusqu'à la moelle, engloutie sous des tonnes de grêlons, conservée merveilleusement, et on retrouvera mon corps dans quelques semaines dans un glacier...»

La jeune femme leva tout de même les yeux au ciel en repensant à la remarque qu'elle s'était fait. 

« Bon, mon sort ne dois pas être celui-ci. Il doit y avoir un moyen de se sortir d'ici sans J...Leo. Lequel...? Reste à trouver.»

Repoussant une mèche gelée, Narcisse s'allongea à plat-ventre sur le sol plus que froid et écouta attentivement, faisant abstraction du vacarme de la tempête. Un bruit sourd lui parvint, ainsi que celui de craquements sonores. 

« J'espère que je ne suis pas couchée sur une couche aussi fine que le bon sens de Leo », songea t-elle. « Sinon je suis mal barre. »

Riant presque de ces pensées, Narcisse se redressa lentement, et le craquement se rapprocha, toujours plus effrayant. 

Et soudain, sans qu'elle n'eut compris ce qui lui arrivait, la femme se retrouva sur un petit îlot de glace, seule, perdue, entourée par la mer. La tempête sembla faiblir, puis, en cœur avec la banquise, se retirer lentement. Narcisse put alors enfin voir ce qui l'entourait, mais ce ne lui était plus d'une très grande utilité : de la mer, de la mer et encore de la mer. 
À perte de vue. Toute trace de banquise et de tempête avait disparu, et le ciel était à nouveau bleu et parsemé de petits nuages blancs voluptueux. 

- Leo !! hurla t-elle au désespoir en comprenant que son triste sort allait bientôt interrompre sa vie déjà bien assez tumultueuse à son goût. 

Personne ne lui répondit, et elle tomba à genoux, la tête entre les mains, refoulant ses larmes, tentant de trouver un solution. Il y avait forcément une solution. Forcément. 

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