Prologue

Assis à même le sol, Ali regardait sa mère. Hazel passait le balai sur le plancher de bois brut qui jonchait le sol de l'unique pièce de l'habitation. Elle sifflotait un air doux et propageait grâce et bonheur dans la maison et dans le cœur de son fils. Il ne pouvait s'empêcher de l'admirer, elle qui avait tout donné pour ses enfants. Quand son mari l'avait quittée, son entourage avait craint qu'elle ne se fane, mais comme les fleurs les plus belles et les plus robustes, Hazel avait su percer la neige qui recouvrait son âme. Jamais, durant les dix printemps que comptait Ali, il ne l'avait vu en colère.

Elle fredonna une nouvelle mélodie en posant son balai près d'un vieux coffre de bois qui contenait les maigres provisions de la famille. Le pas léger, elle traversa ensuite la pièce en direction de la porte.

— Je sors préparer le souper, mon chéri, chanta-t-elle en gratouillant la tête de son fils.

Ali grimaça de plaisir et aplatit d'une main sa tignasse noire et bouclée.

— Jette un œil sur ta petite sœur, je te prie.

— Je suis assez grande pour me jeter des yeux toute seule, protesta Cidonie.

Dans un rire volubile, Hazel referma la porte en bois. Ali tira vers lui une chandelle et reporta son attention sur le livre qu'il lisait pour la centième fois. C'était sans doute le bien le plus précieux que l'on pouvait trouver dans toute la maisonnée.

— Tu me lis, s'il te plaît ? demanda Cidonie.

— Approche, répondit Ali en étendant une peau de mouton sur le sol froid. Où est-ce qu'on s'était arrêté ? Tu te souviens ?

Tandis qu'elle se pelotonnait près de son frère, Ali commença à raconter.

Contrairement aux autres gosses des Faubourgs, Ali avait eu la chance d'apprendre à lire et à écrire. Hazel, qui avait grandi dans une famille aisée, avait reçu une éducation et transmettait aujourd'hui ses connaissances à ses enfants.

— Encore un chapitre, supplia Cidonie, je veux savoir ce qui arrivera à Odorf.

Ali sourit – elle connaissait déjà l'histoire par cœur – mais ne résista pas à ses petits yeux humides qui le fixaient derrière ce gros nez. Il n'osait pas se l'avouer, mais il était ravi de ne pas lui ressembler. En effet, personne ne pouvait qualifier le visage de sa sœur chérie d'harmonieux. Selon Hazel, elle lui évoquait beaucoup – comme les autres frères d'Ali – leur père. Par chance, Ali semblait tenir davantage de sa mère.

Cidonie s'était assoupie, bercée par la lecture et par les discussions entre Hazel et les femmes du quartier occupées à préparer le souper dans la cour. Ali ferma le livre et s'approcha du seul objet qui décorait la pièce. Accrochée à la cloison de bois, une peinture à l'huile représentait une jeune fille debout devant une grande cheminée ; Deux épées ornementales reposaient sur le manteau de pierre dominé par une majestueuse tête de cerf. Ali avança sa chandelle vers le tableau et nota avec quelle finesse l'artiste avait su révéler ce regard rieur aux yeux marron-vert et les petites taches de rousseur, les mêmes qui marquaient ses propres pommettes. Ali sourit avec tendresse devant le beau visage.

Soudain, un son – ou plutôt une absence de son – alerta le garçon. Il s'approcha de la fenêtre et poussa le volet fatigué. Dans la cour, Hazel et les autres femmes du quartier avaient délaissé leur marmite et fixaient un endroit qu'Ali ne pouvait voir, au bout de la ruelle. Les sourcils froncés, Ali interpella sa mère.

— Reste à l'intérieur, Ali. Ne fais pas un bruit et surveille ta sœur, siffla-t-elle.

Ce ton brusque ne lui ressemblait pas. La respiration haletante, Ali ferma le battant et glissa un œil dans l'un des nombreux interstices.

Quatre hommes avançaient d'un pas lent, mais énergique. Hormis le plus vieux, vêtu d'une longue toge rouge et le visage encagoulé, les autres portaient des épées au ceinturon et de solides plastrons de cuir. Les hommes d'armes s'arrêtèrent à quelques toises des marmites. L'aîné s'approcha des femmes qui ne purent réfréner un léger mouvement de recul. Hazel ne bougea pas.

— Bonsoir, Hazel, dit le vieillard chaudement.

— Votre présence ici m'étonne, répondit Hazel.

Sa voix ne tremblait pas, mais sa main étreignait sa grande cuiller.

— Que fais-tu donc dans ce quartier minable, Hazel ? demanda l'aîné en embrassant les lieux des yeux. Il m'a fallu déployer des moyens importants pour te retrouver, même ta propre famille n'a pu me renseigner. Pourtant, j'ai usé de procédés... comment dire... malséants.

Hazel ne bougeait pas d'un pouce, le regard fixé dans la capuche.

— Mais te voilà devant moi, fière comme toujours, belle pour l'éternité. Ton fils te ressemble, j'espère. Où est-il ? Dans cet immonde taudis ?

Hazel fit un léger et involontaire pas sur le côté, en direction de la porte de la maison.

— Mani n'est pas là, répondit-elle d'une voix blanche.

— Je me moque de ton aîné et tu le sais !

— Je n'ai pas eu d'autres enfants. Mon mari est mort bien trop jeune.

— Tu es bien trop honnête pour mentir convenablement, Hazel.

Sans quitter la femme du regard, le vieillard fit un mouvement de tête et deux gardes se détachèrent du groupe en direction de la maison. Ali, les jambes en coton, agit d'instinct. Il agrippa Cidonie et la tira vers la seule cache de la pièce. Il souleva une porte dissimulée dans le plancher et leur aménagea en hâte un espace suffisant entre une cagette recouvrant les maigres possessions de la famille. Ils s'y infiltrèrent et Ali ferma la trappe.

Le battant de l'entrée s'ouvrit à la volée. Le jeune garçon plaqua sa main sur la bouche de sa petite sœur. Il percevait leur cœur tambouriner à l'unisson. Les hommes d'armes remuèrent les rares meubles avec violence. Ali sentit la caisse à provision s'écraser au-dessus de leur cachette. Par chance, le bruit étouffa le cri de surprise qui échappa à Cidonie. Ali resserra son emprise sur la bouche de la fillette, priant pour qu'elle puisse encore respirer. La poussière s'effondra sur les deux enfants.

— Il n'y a personne, Monseigneur, lança un soldat.

— Bien, répondit le vieillard, amenez-la à l'intérieur.

Ali entendit Hazel hurler tandis qu'on la traînait dans la maison. Les autres femmes protestèrent et appelèrent à l'aide. En vain, la garde de la cité ne patrouillait jamais dans les Faubourgs.

— Nous avons l'éternité devant nous, Hazel, déclara d'une voix douce le patriarche. Sache que tu parleras.

Un bruit sourd parvint aux oreilles du jeune homme, suivi d'un hurlement étouffé. Plusieurs coups déferlèrent sur la Hazel qui commença à pleurer. Ali sentait ses propres larmes creuser de profonds sillons sur ses joues.

Durant un temps qui parut infini, gifles et coups de poing se succédèrent, interrompus par une simple question : « où se cache l'enfant ? ».

Les réponses d'Hazel étaient de plus en plus faibles. Sa voix se brisait, mais pas sa volonté. Inlassablement, elle répétait les mêmes mots : « Vous connaissez mon seul fils, je n'en ai pas d'autres ». Pétrifié, Ali entendait les coups pleuvoir sur sa mère. Une odeur âcre s'infiltra dans la cachette.

Quelqu'un viendrait tôt ou tard ; d'autres hommes du quartier, des amis de la famille. Mais que pourraient-ils face à ces brutes armées jusqu'aux dents ?

Soudain, Ali reconnut une voix familière ; son grand frère arrivait. Les yeux clos, il supplia tout bas pour que Mani n'entre pas, pour qu'il se sauve. Mais, les dieux semblaient se moquer de ses prières. Mani déboula dans la maison, suivi de près par Félixtide, son cadet. À la vue de leur mère, ils sautèrent sur les soldats. Un bref combat s'engagea. Ali entendit quelques grognements suivis et devina que deux corps furent plaqués au sol.

— Voici donc l'enfant, lança-t-il au corps inerte d'Hazel.

Par un interstice, Ali l'aperçut se pencher vers Félixtide et lui agripper le menton.

— Regarde-moi, petit !

Félixtide se débattit contre le garde qui le ceinturait. Ne pouvant se défaire de son geôlier, il cracha au visage du vieillard. Ce dernier essuya calmement sa joue avec la manche de sa toge et plongea son regard dans les yeux du jeune homme.

— Ça n'a pas fonctionné, déclara-t-il en s'abandonnant sur une chaise. Partons.

Il se leva et – sans égard pour le corps d'Hazel – prit la direction de la sortie. Sur le pas de la porte, il se retourna vers Mani :

— Je n'ai pas voulu ça, fils. Ta maman ne m'a pas laissé le choix. Il fallait que je sache. Pour le plus grand bien de tous.

Il lança une bourse au gamin et quitta la maison délabrée. Dans sa cachette, Ali comprit que la douce quiétude de son enfance était morte avec sa mère.

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