6. Deux gamins
La porte était si haute qu'un géant de dix pieds aurait pu sans peine la franchir. Lentement, mais inexorablement, le battant pivota. Ali se demanda s'il n'avait pas commis une grosse bêtise en venant ici. Joline ne semblait pas se poser autant de questions. Elle passa devant lui et brandit sa statuette tel un bouclier, son autre bras tendu, les doigts écartés. La porte, à moitié ouverte, se stabilisa dans un nouveau concert de grincements. Malgré lui, Ali adopta aussi une posture défensive et ferma les poings, prêt pour un éventuel combat.
Deux gamins d'à peine douze printemps se présentèrent. À côté de l'imposante ouverture, ils paraissaient ridiculement petits. Ali dut réfréner une forte envie de rire face à ces deux garnements hauts comme trois pommes qui flottaient dans de grossières coules brunes. Ils tenaient en main un vulgaire bâton comme une arme. Joline ne bougea pas d'un pouce, mais Ali l'entendit murmurer : « des apprentis ». Ali laissa ses épaules se détendre et s'avança.
— Bonjour, jeunes gens. Nous désirons rencontrer un Protecteur. Pourriez-vous aller nous en chercher un ? J'ajouterais que nous sommes relativement pressés.
— Le domaine est interdit aux profanes. Veuillez retourner d'où vous venez.
L'apprenti – bien en chair – parlait d'un ton nonchalant, comme s'il passait ses journées à rabrouer des intrus. Ali gratta sa tignasse, s'avança à la hauteur des enfants et se posa sur ses talons. Il dit d'une voix caressante :
— Je me permets d'insister. C'est très important, ça concerne la mala...
— Reculez, il est temps de repartir d'où vous venez, maintenant.
— Par la ruine, écoutez-moi, s'emporta Ali, ma sœur est malade et...
Le second apprenti, celui qui n'avait pas ouvert la bouche, serra son bâton et ferma les yeux.
— Recule, hurla Joline en s'avança à son tour, sa statuette dirigée vers le ciel.
Ali ne comprit pas ce qu'il se passa. Durant un bref instant, autant fugace qu'un éclair, il eut l'impression d'apercevoir une boule de feu venue de nulle part fondre sur lui. Il sauta en arrière et se prépara à se faire pulvériser, mais elle disparut aussi soudainement qu'elle était apparue. Les fesses dans les hautes herbes, il regarda à tour de rôle les apprentis et Joline. Cette dernière maintenait son talisman plus vigoureusement que jamais alors que les gamins la fixaient avec des yeux ronds.
— Partons d'ici, ordonna Joline en tirant sur la tunique d'Ali. Maintenant !
Son ton ne souffrait aucune discussion. Les apprentis les toisaient sans bouger, toujours agrippés à leur bâton.
— Que... que s'est-il passé ? demanda Ali.
— Plus tard, répondit vivement Joline.
Elle recula à vive allure sans quitter du regard les deux minuscules gardes. Ali, encore désorienté par les évènements étranges qui venaient de se produire, se releva et la suivit en chancelant. Une fois à bonne distance de la porte, Joline se laissa tomber sur une grosse pierre. Ali remarqua qu'elle tremblait de la tête au pied et qu'elle haletait comme si elle avait parcouru plusieurs lieues en courant.
— Mais, par la ruine, vas-tu enfin m'expliquer ce bazar ? redemanda-t-il en s'asseyant à côté de la jeune femme.
— Ils nous ont lancé un sortilège d'illusion, une fourberie dont seuls les Protecteurs, et leurs apprentis apparemment, sont capables. Heureusement, j'ai pu le contrer grâce à mon talisman. (Elle trembla de la tête aux pieds) Par Culpar, c'est la première fois que je les vois agir ; on ne m'avait donc pas menti, ils sont prêts à tout pour empêcher les intrus de pénétrer dans leur maudit sanctuaire. Si je n'avais pas utilisé ma statuette, on aurait fini carbonisé.
Ali la regarda avec une moue collée aux lèvres, un sourcil caché dans sa masse de cheveux noirs.
— Quoi ! aboya Joline, tu ne me crois pas ? Tu ne penses pas que je viens de sauver tes fesses de bouseux ?
Le jeune homme leva les mains et laissa un petit sourire poindre.
— Je n'ai jamais rien dit de tel, princesse. Je suis sûr que ces deux mioches habillés avec des sacs nous ont attaqués avec un sortilège. Aucunement qu'il ne s'agisse d'un effet de lumière, car on sortait d'une brume épaisse et que le soleil nous aveuglait... Certes, non ! Heureusement que tu avais un jouet en bois, sinon, je crains le pire.
Joline lui jeta un regard de givre et souffla si fort qu'une tempête paraissait minable à côté. Sans un mot, elle se leva, le dos bien droit, et prit le chemin de la descente.
— Attends, tu ne vas pas me laisser y retourner tout seul ! s'apitoya Ali en lui courant après, on n'a quand même pas fait toute cette route pour rien.
— Être ignorant passe encore, Ali. Mais refuser de voir ce qui nous saute aux yeux relève de la stupidité. Et, je déteste la stupidité !
Dans la tête du jeune homme, un combat faisait rage. Pouvait-il simplement croire au surnaturel ? D'accord, la rencontre avec les deux gamins était étrange, mais, n'était-ce pas explicable ? La fatigue, un effet de lumière, un tour de passe-passe... ou n'importe quoi. Maîtresse Noura, l'aubergiste, lui avait un jour conté la représentation d'une troupe itinérante d'artistes qui créaient des tours de magie, mais ça restait un spectacle ; il n'y avait rien de vrai.
— Désolé, Joline, déclara Ali. Je ne peux accepter que certains soient bénis, ou consacrés, ou tout différent terme que tu pourrais utiliser, et d'autre non ! ça ne serait pas juste.
— Et pourtant, assura-t-elle sans cesser de marcher, c'est ainsi. Je ne sais pas comment ça fonctionne avec ces sorciers de Protecteurs, mais je t'affirme que nous, les Abjurateurs, nous sommes bel et bien élus par Culpar et que c'est Lui qui nous accorde nos dons.
Ali l'attrapa par la manche :
— D'accord, si tu le veux. Mais pour Cidi, tu ne peux pas m'abandonner et la laisser à son sort. D'après Maîtresse Noura, la tavernière, ils peuvent avoir des réponses. Tu dois m'aider, n'oublies pas que je t'ai caché de ton père.
— Contre deux pièces d'or, Maître chanteur, répliqua-t-elle. En aucun cas pas bonté de cœur.
Soudain, elle s'arrêta net et plongea ses yeux bleus dans ceux d'Ali.
— Je suis vraiment désolé pour ta sœur et je ferais tout pour elle, mais nous ne pouvons entrer dans le domaine des Protecteurs, et surtout, ça ne servirait à rien. Crois-moi.
Elle a raison, songea-t-il en battant des paupières pour chasser les quelques larmes qui menaçaient de s'en échapper. Maîtresse Noura aurait quand même pu m'informer de la difficulté à pénétrer chez ces vieux fous. Que de temps perdu !
— Je ne vois qu'une solution, Ali : prendre notre mal en patience en escomptant que les guérisseurs trouvent un remède et pri... (elle s'arrêta net), et espérer.
Elle lui tapota le bras et ensemble ils se mirent en route vers Arborburg.
Le chemin fut plus aisé au retour qu'à l'allée. Aucune étrange brume ne vint perturber Ali et Joline qui n'avaient échangé que quelques banalités. Le jeune homme ne s'en plaignait pas, car il restait trop tourmenté par l'état de Cidonie et par l'échec de sa visite chez les Protecteurs. Il s'interrogeait aussi sur son frère Mani : pourquoi avait-il donc ramené à la maison le père de Joline au lieu d'un guérisseur ? Voilà une question qu'il ne manquerait pas de lui poser une fois de retour chez eux.
Au détour d'un rocher ocre, Ali fut sorti de ses pensées par la vue incroyable qui s'offrait devant lui. Des hauteurs de la falaise, il pouvait observer les villages environnants et la cité d'Arborburg dans son ensemble. En admirant les solides et riches maisons du quartier des Aigles, il se demandait comment Joline avait pu décider d'abandonner ce luxe et cette sécurité pour les sordides taudis des Faubourgs ; ce n'était pas net. Cachait-elle un secret ou n'était-ce que le caprice d'une aristocrate qui s'ennuyait dans des draps de soies ? Voilà encore une question qu'il se devait d'éclaircir. Mais, quoiqu'il en soit, sa priorité absolue restait la santé Cidi, rien d'autre ne comptait réellement.
— Dépêche-toi, maugréa Joline. On ne va pas passer une demi-journée pour redescendre ce tas de cailloux.
Ali souffla et suivit Joline qui ne semblait pas autant fascinée par la vue. Elle galopait sur le chemin, comme si elle souhaitait mettre le plus de distance entre elles et les Protecteurs au plus vite. Ali essayait de maintenir le rythme, mais il ne voulait guère faire un mauvais pas et se rompre le cou. Lorsqu'il la rejoignit en bas de la falaise, la noble le regardait en tapant du pied sa statuette toujours en main.
— Allez, en route ! Il reste une bonne marche avant la cité. Tu n'as pas hâte de rentrer et prendre des nouvelles de ta sœur ?
— Un instant, répondit Ali en haletant, les poings sur les côtes et les jambes en feu. Tu ne semblais pas autant pressé à l'allée. Aurais-tu peur des deux gamins et de leur tour de passe-passe ?
Joline ne réagit pas et lui tourna vivement le dos.
Ça y est, pensa Ali en roulant des yeux, j'ai vexé la bourgeoise. Décidément, il ne lui en faut pas beaucoup.
— Joline, excuse-moi de ne pas croire en ...
— Tais-toi, lui intima-t-elle en levant une main vers lui. Quelqu'un nous guette.
Circonspect, Ali se mit à sa hauteur, tendit l'oreille et ouvrit l'œil. Il distingua une chevelure rousse qui tentait sans succès de se dissimuler dans les fourrés bordant la route.
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