5. Ascension
— On aurait dû réclamer de la nourriture au pécore.
Ali sourit. Joline s'était enfin décidée à ouvrir la bouche. Depuis qu'ils avaient quitté la ferme, il s'était demandé quand elle allait cesser de faire la tête. Si elle n'avait pas distinctement parlé depuis une bonne lieue, elle ne s'était pas privée de maugréer allégrement durant toute la traversée de la forêt : « Ne pas se faire respecter par un vaurien », « Je vais lui apprendre à parler ainsi à l'héritière de la maison Edorien », « le chien qui tente de dresser son maître finit toujours le cou tordu ». Joline l'avait même surpris à s'exprimer grâce à des tournures qu'elle n'avait à coup sûr pas apprises à la cour. D'une morale supérieure, Ali avait préféré les occulter. Il ne l'aurait pas avoué pour un tas d'or, mais il était lui-même exténué et affamé ; ils n'avaient ni dormi ni mangé depuis la veille au soir.
Alors que les deux jeunes gens parvenaient à l'orée de la forêt, Ali resta sans voix. Une falaise de pierre ocre s'élevait devant eux. Elle devait être deux ou trois fois plus haute que celles qui ceinturaient les beaux quartiers d'Arborburg. Entre les rocs qui semblaient prêts à se détacher à tout instant, de maigres arbres se balançaient au vent. Au sommet se dressait un rempart, mais, de sa position, Ali ne percevait aucune entrée. Le sentier qui sortait de la forêt convergeait sur une large route de terre et disparaissait entre les rochers. Elle devait forcément mener au repère des Protecteurs. Il pressa le pas, sans un regard pour Joline.
— Tu pourrais quand même m'attendre ! Oserais-je te rappeler que moi, je n'ai pas passé mon enfance à vagabonder dans les rues à courir après les honnêtes gens ?
Le silence restant la meilleure des réponses – surtout parce que cela faisait enrager Joline – Ali poursuivit sa route. Il devait déjà gérer les plaintes de ses jambes et de son estomac et il ferait tout pour éviter celles de sa compagne.
Au pied de la falaise, le chemin commença à serpenter entre les roches. Joline l'attrapa par l'épaule et le força à se retourner. Elle planta ses yeux dans les siens.
— Maintenant, ça suffit ! Je ne ferais pas une toise de plus. Le soleil n'a pas encore entamé sa descente, nous pouvons bien nous accorder quelques instants de pause.
Ali allait répliquer quand Joline reprit d'une voix douce. Une nouvelle fois, l'expression de son regard changea, passant de glace ardente à paisible rivière.
— Tu ne pourras aider Cidonie si tu meurs en gravissant cette terrible pente. Reposons-nous un peu, d'accord ?
Soupirant à faire s'effriter la roche, Ali succomba. Joline devait avoir raison. De plus, comment résister à un tel regard ?
Joline retira sa veste de loques et l'étala sur une pierre plate. Une fois installée sur son trône de fortune, elle ôta ses bottes et entreprit de se masser les pieds, accompagnant le spectacle de petits gémissements de plaisir. Le visage légèrement rouge, Ali s'assit à même le sol un peu plus loin et ferma les yeux. Il prit de profondes respirations et laissa son esprit dérivé. Il fallait qu'il se change les idées et se concentrât sur sa gorge sèche, s'imaginant boire à pleines goulées. Il se permit de s'allonger un instant.
— Par Culpar ! Dieu nous sourit. Une outre d'eau ! Et fraîche de surcroît !
Ali se releva en sursaut et se gratta la tête. Il avait toujours eu de la chance – surtout au dès – mais trouver de l'eau ici tenait du prodige. Bien qu'il ne crût pas un mot à ses sottises d'élu de Dieu ou autres balivernes, il jeta tout de même un regard méfiant à Joline. Aurait-elle usé de ses prétendus pouvoirs, comme avec Cidi ?
— Où l'as-tu déniché ?
— Juste là, répondit Joline en désignant l'arrière d'un rocher. Probablement un marchand ou un passant qui l'a laissée tomber.
— Un marchand, penses-tu ?
— Que veux-tu que ça soit d'autre ? Culpar nous protège, certes, mais ne se manifeste pas grâce à des procédés autant... superficiels. Il guide nos pas et nos choix, c'est tout.
C'est tout ? songea Ali, c'est déjà beaucoup !
Après s'être longuement désaltérée, Joline passa la gourde à Ali. Il sentit d'abord le liquide, puis un but une toute petite goutte.
— Mais c'est qu'il est défiant, le Seigneur des Bas-fonds... ironisa Joline.
Ali lui lança un regard noir et – sans quitter la donzelle des yeux – il vida une bonne moitié de l'outre. Contre toute attente, elle éclata de rire. Agacé par le mystérieux amusement de la jeune fille, il déclara d'un ton brusque :
— Allons-y ! Je pense que les pieds de Madame sont maintenant prêts pour une petite promenade, n'est-ce pas ?
Joline lui répondit par un sourire énigmatique, enfonça la gourde dans sa sacoche et lui emboîta le pas.
Autant essayer de comprendre une chaise !
Durant la première partie de la montée, l'aristocrate ne s'était que peu plainte de l'effort. Cependant, elle avait bougonné continuellement contre une étrange force invisible et n'avait cessé de bourdonner aux oreilles d'Ali qu'il était fou d'aller de son plein gré trouver ses sorciers de Protecteurs. Insensible à ces bêtises, Ali n'avait rien répondu. Joline s'était alors contentée de sortir de sa bourse une petite statuette de bois représentant un cerf finement sculpté et l'avait serrée dans sa main tout le long du trajet.
— C'est un talisman de protection, avait-elle expliqué au jeune homme qui n'avait pourtant rien demandé. Elle nous défendra des maléfices contre nature des sorciers.
Décidément, les nobles devaient s'ennuyer sévèrement pour inventer de pareilles inepties ; une statuette bénie qui gardait d'hypothétiques élus de Dieu contre d'autres tout autant hypothétiques magiciens.
Les habits aussi trempés que s'ils s'étaient jetés dans le fleuve Erinas, Ali et Joline atteignirent une terrasse. Le chemin de terre fit place à une route partiellement revêtue de pavés recouverts de mousses. Tandis qu'ils s'accordaient une pause, le soleil disparut derrière les hautes falaises et une brise bienvenue, accompagnée d'une légère bruine, s'engouffra entre les rochers.
Ali s'aperçut que Joline avait cessé de parler depuis un moment. Elle fronçait les sourcils en observant la suite du chemin qui s'enfonçait dans une épaisse brume. Si c'était possible, elle serra davantage son talisman de cerf ; le bleu de ses yeux semblait prêt à déverser des torrents de larmes.
— Ne crains rien, Joline. Il ne nous arrivera rien.
— Tu ne comprends pas, répondit la jeune femme. Tu ne connais pas les Protecteurs comme je les connais. Depuis toute petite, j'entends les pires horreurs à leur sujet.
— Si tu veux rebrousser chemin, je ne dirai rien. Je peux y aller tout seul.
— Je n'ai pas peur, je suis simplement désolé qu'on fasse tout ce chemin pour rien.
Ali lui rendit son regard triste et continua son ascension, Joline à sa suite. Quelques toises plus haut, ils pénétrèrent dans un brouillard si épais que les rayons du soleil semblaient soudain ternes. Une humidité froide s'inséra sous leurs habits déjà détrempés par l'effort. Ali ne distinguait presque plus les pavés épars du chemin. Joline lui attrapa la main et ensemble, ils poursuivirent leur montée.
La lourde brume l'empêchait de voir la position du soleil, Ali avait perdu la notion du temps : les cloches du soir avaient-elles sonné ? À ses côtés, il sentit Joline s'agiter.
— C'est trop épais.
Elle agrippa son talisman à s'en faire blanchir les phalanges.
— C'est l'humidité de la falaise, expliqua-t-il tout en essayant de se convaincre.
Pour seule réponse, il entendit Joline psalmodier une suite de mots interminables dans une langue incompréhensible. Ali devait avoir une hallucination ; il lui semblait qu'un léger halo blanc entourait son amie, et lui-même. D'instinct, il lâcha la main de Joline et pressa le pas. Plus vite ils sortiraient du brouillard, plus vite elle cesserait ses sottises !
La brume paraissait s'infiltrer dans le corps d'Ali. Il sentait ses os devenir mouillés et n'osa pas ouvrir la bouche de peur de se noyer. Le jeune homme n'entendait plus rien, comme s'il avait plongé la tête dans une bassine d'eau. Les jambes tremblantes, il hâta encore le pas. Il jeta un regard affolé derrière lui ; où était Joline. Il cria, mais le son se répercuta contre le mur de brume. Soudain, elle apparut et se précipita vers lui, enfermant sa main dans la sienne avec vigueur. Joline colla un doigt sur ses lèvres et récita un nouveau chant étrange.
Aussi vite qu'il leur était tombé dessus, le brouillard se leva et laissa la place à un soleil puissant qui aveugla Ali. Il battit plusieurs fois des paupières et découvrit – calé entre deux hautes parois de roches – un pan de muraille et une imposante porte en bois cerclée de fer.
— Tu vois, il ne fallait pas s'inquiéter...
Joline le dévisagea avec air étrange, elle semblait en même temps amusée et agacée. Une performance que seule la gent féminine était capable de produire.
— Et maintenant ? demanda la jeune noble, on frappe ou on escompte qu'on vienne nous ouvrir tout en espérant ne pas finir carbonisé par un mauvais sort ou transformé en séide de Lazar ?
Ali haussa un sourcil.
— Des séides de Lazar, sincèrement ? Je savais ton aversion pour les Protecteurs ardente, mais de là à penser qu'ils soutiennent le Mal...
— Hum ! Crois, ou plutôt ne crois pas, comme tu veux, mais l'avenir me donnera raison. En attendant, passe-moi l'outre d'eau, j'ai la gorge sèche et je ne compte pas mourir de soif avant que quelqu'un daigne nous recevoir.
— C'est toi qui l'as, je te l'ai rendue après notre pause.
— Certainement pas !
— Félicitations, déclara ironiquement Ali. Ainsi, tu n'as plus rien à craindre des Protecteurs, vu que nous crèverons de toute façon.
Joline pointa le menton sur Ali et ouvrit la bouche, prête à répliquer vertement, quand un lourd grincement se fit entendre. La jeune fille recula d'un pas et plaqua sa statuette contre sa poitrine. Ali se retourna avec vigueur ; le battant de la porte pivotait lentement.
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