4. Avertissements

Ali et Joline traversaient le dernier pont qui menait des Faubourgs à l'extérieur de la ville. Si le quartier était protégé par le fleuve, le reste de la cité était ceint de remparts puissants, vestiges de l'ère impériale. Personne parmi les puissants ne jugeait en effet nécessaire de garnir ces pauvres quartiers d'une protection. Les Faubourgs restaient alors à la merci d'éventuelles guerres ou pillages ; Même la garde n'y venait que trop rarement.

Derrière les murailles, Ali distinguait le quartier commerçant. Il s'y était déjà rendu pour voler ou revendre l'une ou l'autre babiole et se souvint que lors de sa première visite, il avait été surpris par les hautes maisons de molasse recouvert de toits pointus de tuiles bariolés. Les pierres renvoyaient une lueur verdâtre qui donnait l'impression à tous les habitants d'avoir continuellement la nausée. Le jeune voleur était bien plus à l'aise dans les Faubourgs, car il ne devait pas sans cesse faire attention aux gardes tandis qu'il commettait un larcin.

Au-delà, on pouvait distinguer le riche et somptueux quartier des Aigles, où vivait la noblesse. Il n'était accessible que par un seul accès : un long escalier taillé dans la paroi rocheuse. Ali n'était jamais parvenu à l'emprunter, se faisant rapidement rembarrer par la garde qui veillait à ne pas laisser des vauriens de son genre troubler les incessantes siestes des aristocrates. Depuis les Faubourgs, on n'y voyait qu'un très grand dôme qui – selon les dires populaires – recouvrait le grand temple du Dieu Culpar.

Un tas de sottise, pensa Ali. Dépenser une fortune pour loger une chimère !

Si le quartier des Aigles n'attirait pas le jeune homme – outre les potentielles affaires qu'il représentait – le monument qui s'élevait au-dessus d'une nouvelle rangée de falaises le laissait coi : le château des Rois et ses multiples tours qui, telles des flèches caressant les nuages, trônaient au sommet de la cité. Bâti grâce à des pierres de calcaire blanc, le travail des tailleurs avait été si précis qu'on ne distinguait guère les joints, comme si l'ouvrage provenait d'une unique roche. Vestiges de l'Empire, ce joyau dominait la ville et faisait sa fierté. Si hauteur rimait avec pouvoir, le château d'Arborburg l'exprimait à merveille.

Bah ! On est tout aussi bien les pieds dans la gadoue, grogna intérieurement Ali.

Il jeta un coup d'œil sur sa compagne qui devait connaître par cœur chaque avenue des riches quartiers et chaque garde du château. Elle avait tout de même moins l'allure d'une grande dame affublée des loques qu'Ali lui avait dégottées. Cependant – et il ne l'avouerait jamais à Joline – ses yeux bleus et sa chevelure soyeuse restaient majestueux ; les guenilles ne la rendaient pas plus vilaine, aussi sûr qu'ils ne la rendaient pas plus modeste.

Là où nous nous rendons, je pense qu'être une adepte de Culpar n'est pas un privilège. Les Protecteurs ne les portent certainement pas dans leurs cœurs.

Comme si Joline avait le pouvoir de lire dans ses pensées, elle avertit Ali pour la énième fois depuis leur départ de l'auberge des Trois-Rois :

— Ces sorciers ne pourront rien pour nous, nous perdons notre temps. Les uniques personnes au monde capable de don de guérison, ou d'autres dons par ailleurs, sont les croyants, les Abjurateurs. Je te le répète, seule la foi en Culpar peut nous aider. D'accord, les meilleurs mèdes n'ont pas encore trouvé la solution, mais il faut rester patient, garder espoir. Foncer tête baissée chez ces charlatans ne mènera à rien.

Ali continua son chemin, las d'avoir à répondre encore et encore que ça ne mangeait pas de pain de tenter une autre piste. Il préférait ne plus exprimer frontalement ce qu'il pensait de ces fameux croyants, car alors Joline s'arrêtait net, posait ses deux mains sur les hanches – tel un pot à deux anses – et le morigénait longuement.

Comme si elle ne peut pas me tancer tout en marchant !

Lorsqu'ils étaient encore dans les Faubourgs – à la recherche de guenilles pour ma Dame – Ali avait osé dire qu'il ne croyait pas un traître mot des supposés dons, que la magie n'existait simplement pas, que ce n'était qu'une fable pour les enfants et les crédules. Il avait alors subi le déluge sous la forme d'une tirade longue comme un jour sans pain. Le visage aussi rouge que ces yeux étaient bleus, Joline avait déclaré d'une voix indignée :

— Comment peux-tu affirmer une telle absurdité à haute voix ? Rien que le penser représente déjà un blasphème. Culpar a permis aux Hommes de se repentir pour expier leurs fautes et leurs manquements. Ne pas croire est une aberration et te mènera à ta perte. Seule la dévotion peut te sauver, Culpar le prouve tous les jours. Pourquoi crois-tu donc que les plus pieux d'entre nous sont élus par Dieu pour veiller sur le reste du monde, sur les gens du commun ?

Ali avait alors acquiescé dans le seul but de la faire taire. Les manants leur lançaient en effet des regards méfiants ou, au mieux, intrigués. Dans les Faubourgs, de tels discours n'étaient pas monnaie courante. Joline n'en avait cependant cure, optant pour éduquer le jeune sot qu'elle voyait en Ali.

— Ma famille fait partie des plus anciennes de la ville. Depuis toujours, Culpar nous a accordé ses dons d'Abjuration. Oncle est Mède, et l'un des plus puissants, capable de guérir presque tous les maux. (Joline avait poursuivi sa tirade, insensible aux regards noirs que lui avait jetés Ali). Mon Père est un dur, comme moi. Nous sommes dotés d'une force impressionnante et d'une résistance physique hors du commun.

— Humf...

— Tu ne me crois pas, n'est-ce pas ? Par Culpar, souviens-toi la nuit précédente comme je t'ai projeté de mon dos quand tu as eu l'outrecuidance de me menacer.

— Rien du tout, avait alors aboyé Ali, j'étais en déséquilibre, car je regardais Fétide qui arrivait !

La mâchoire serrée, il s'était alors approché de Joline et lui avait alors susurré :

— Tout Abjuratrice ou élu ou autre que tu sois, tais-toi ! Les gens d'ici ne crachent jamais sur une bourse bien rebondie et ton discours pue l'argent ! J'ai l'impression d'entendre les pièces de ta bourse hurler qu'on vienne s'en emparer.

Joline était restée coite, le feu aux joues. De colère ou de honte ? Ali était bien incapable de le dire, mais il penchait sérieusement pour la première option. Le jeune voleur était satisfait de lui ; depuis le début de la journée, il avait réussi par deux fois à la faire taire.

Le pont traversé, Joline et Ali s'engagèrent sur un chemin de terre battue. Il restait peu emprunté, car il ne menait qu'à quelques fermes isolées. Sitôt de l'autre côté du fleuve, les Faubourgs laissèrent rapidement la place aux champs et aux forêts.

Ali s'arrêta soudain et plongea ses doigts dans ses cheveux décoiffés. Quel chemin fallait-il emprunter pour trouver les Protecteurs ? Il connaissait à peu près la direction, mais aucun panneau n'indiquait la route à suivre. Si on parlait souvent de ces fous en ville, personne ne s'en approchait jamais. Et eux-mêmes le rendaient bien aux citadins. La dernière fois où ils étaient venus en ville devait remonter à l'Empire, ou avant.

— Tu ne sais pas où c'est, n'est-ce pas ? Le Seigneur des Bas-fonds patauge une fois le fleuve franchi. Il connaît les Faubourgs comme sa poche trouée, mais ne maîtrise rien du grand monde.

— Le grand monde ? Ses trois tas de bois qui se courent après ? fit Ali, narquois, en balayant les fermettes de la main. Pour une grande Dame, je te trouve bien peu exigeante.

— Très bien, puisque tu es si malin, où devons-nous aller ? Je te rappelle que nous nous rendons dans la grande Demeure des Protecteurs, ironisa Joline. N'importe quel clampin digne d'avoir reçu un minimum d'éducation devrait connaître le chemin.

Ali ferma les yeux et prit une profonde inspiration.

Ne rentre pas dans son jeu ! Ne rentre pas dans son jeu ! Ne lui demande pas où c'est, elle n'en serait que trop ravie !

— Je connais parfaitement la route, expliqua-t-il le plus posément possible. Je veux simplement m'assurer que ce n'est pas trop loin pour tes précieux pieds.

— Tu as justement de la chance que mes pieds soient précieux, sinon tes fesses en auraient tâté.

Ali souffla et s'approcha des fermes. Il était bien décidé à trouver le chemin par ses propres moyens. Joline suivit le mouvement à quelques pas. Un paysan était occupé à couper du bois. À ses côtés, sa femme lavait du linge dans une profonde bassine. Le couple interrompit ses besognes en voyant Joline et Ali.

— Bonjour, dit le jeune homme. Sauriez-vous combien de temps il faut pour se rendre chez les Protecteurs ?

Le paysan, taillé comme une bûche, lança un regard imperceptible vers sa ferme.

— Vous v'nez d'la ville ? Pas le chemin le plus court. Pour bien, l'aurait fallu prendre la route est. Maint'nant, faudrait mieux couper par l'bois.

Ali entendit un ricanement derrière lui.

— Y'a un sentier dans un quart d'lieue qui prend sur la droite. Pouvez pas vous tromper.

Le paysan jeta un nouveau regard sur sa maison. Ali suivit son regard et crut apercevoir un rideau que l'on tira rapidement sur une tête rousse. La femme – aussi robuste que son mari – fit un pas en avant.

— C'est not'e fils, il est malade et doit pas sortir.

— Très bien, déclara Ali qui n'avait rien demandé. Merci pour votre aide.

En guise de réponse, l'homme grogna et la femme s'inclina légèrement. Un sourcil levé, Ali reprit la route, suivi par Joline. Il avançait d'un bon pas ; Cidi tiendrait le coup, il serait bientôt de retour avec une solution, il le fallait.

— Étrange, la réaction de la fermière, dit soudain Joline.

Ali la regarda sans comprendre.

— Tu ne lui as rien demandé et elle se justifie, c'est toujours louche.

Le jeune voleur haussa les épaules ; les éventuels problèmes de ces pécores ne le concernaient pas, il avait bien d'autres chats à fouetter.

— Tu es toujours bien sûr de toi, Ali ? Je ne peux que te mettre en garde une nouvelle fois, les Protecteurs sont dangereux. Ils ne croient en rien et corrompent l'âme des gens. On dit qu'ils viennent recruter des jeunes dans les villages aux alentours d'Arborburg et les emmènent ensuite dans leur Demeure. Quand les parents revoient leurs enfants, ils ne sont plus les mêmes. Ce sont des sorciers qui ne croient en rien sauf à une magie maléfique. Je t'en conjure, réfléchis bien.

À bout de nerf, Ali s'arrêta sec. S'il appréciait la compagnie de Joline – qui savait parfois se montrer agréable – ses palabres lui courraient sur le haricot. Ne pouvait-elle comprendre qu'il n'avait aucun autre choix ? Que les Protecteurs – qu'ils soient de grands manitous ou des vieux séniles – représentaient son dernier espoir, aussi mince fût-il ?

— Si tu ne veux pas m'accompagner, rien ne t'empêche de rentrer chez toi ! Je ne t'ai jamais forcée à me suivre. Tu peux même te cacher chez moi si leur cœur t'en dit, mais épargne-moi tes inepties ! J'ai bien compris que les Abjurateurs ne portent pas les Protecteurs dans leur cœur et que ces derniers le leur rendent bien. Personnellement, je n'aime aucun des deux. Mais si quelqu'un - tout timbré qu'il soit – peut m'aider, je ne vais pas me gêner pour le lui demander. Maintenant, soit tu te tais, soit tu pars.

Pour la troisième fois de la journée, Joline resta sans voix. C'était probablement un jour à marquer d'une pierre blanche.

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