2. Tristesse

Tandis que Félixtide était retourné à la taverne des Trois-Rois fêter la faste nuit, Ali et Joline avaient traversé les Faubourgs jusqu'à la demeure seigneuriale du jeune homme. Durant le trajet, elle n'avait presque pas ouvert la bouche, se contentant d'observer scrupuleusement les ruelles qu'ils empruntaient. Si l'odeur des lieux rebutait l'aristocrate, elle ne s'en était pas plainte, ce qui ne manqua pas d'étonner Ali. Les rares nobles qu'il avait croisés s'étaient si révélés délicats qu'ils n'avaient pas trainés longtemps dans le quartier.

— Voici votre suite, ma Dame, déclara Ali en désignant une paillasse sur le sol de bois brut. Si vous souhaitez vous rafraîchir, notre salle d'eau est bien entendu à votre disposition. Elle se trouve dans les jardins extérieurs.

Il alluma quelques chandelles et découvrit avec un plaisir certain la grimaça que fit Joline en découvrant la bassine ébréchée qui traînait dans la petite cour, devant la maisonnée.

— Deux pièces d'or pour ça, grommela-t-elle. Et tu vis seul dans ce... palace ?

— Voyons, ma Dame, répondit Ali d'un air faussement outré, pensez-vous donc ! Je dois bien loger mes gens. Vous connaissez déjà le colonel Fétide et ne tarderez pas à rencontrer ma suivante, Cidonie, ainsi que mon valet de chambre, Manixtide. Nous habitons tous là et ne manquons guère de place.

Joline balaya l'endroit des yeux et refréna une nouvelle grimace. Deux couches de pailles, une chaise et un semblant de table, voilà tout le mobilier qui occupait les lieux. Elle fixa Ali et lui demanda :

— Par Culpar, vous vivez donc à quatre ici ?

— Oui, répondit-il en détournant le regard.

Joline fit lentement le tour de la pièce en observant la pauvre décoration. Elle s'approcha du tableau qui représentait Hazel. « Qu'elle est belle ! » crut entendre Ali.

Toi aussi tu es belle, pensa-t-il en contemplant les cheveux noirs mi-longs de la jeune fille. Ils semblaient brillés malgré l'obscurité presque totale qui régnait dans la chaumière.

— Elle te ressemble beaucoup. C'est ta sœur ?

— Non, ma mère. Elle est morte il y a plusieurs années.

Joline ne répondit rien et garda les yeux rivés sur la peinture. Ali s'apprêta à lui demander si elle souhaitait manger quelque chose lorsque la porte de la maisonnée s'ouvrit. Mani entra en trombe, Cidonie endormie dans ses bras musculeux.

— Qu'est-ce qui lui est arrivé ? s'alarma Ali.

— Je ne sais pas, déclara son grand frère. Nous rentrions du quartier commerçant quand elle a commencé à se sentir chaude. Elle parlait toute seule et débitait des phrases incompréhensibles. Puis, soudainement, elle s'est effondrée.

Ali aida Mani à la coucher sur une paillasse. Sa peau était cireuse et ses mains se crispaient sur la couverture. Malgré son gabarit imposant, elle semblait si fragile. Ne sachant que faire de plus, Mani caressait le visage anguleux de sa petite sœur.

— Il lui faut un guérisseur, déclara Ali.

— Si tu en connais un qui travaille gratuitement, dis-le-moi ! répliqua Manixtide.

Ali serra les poings dans son dos et prit une profonde inspiration.

— J'ai une pièce d'or en poche, ça suffira amplement. Va t'en chercher un, je la surveille.

Joline s'approcha avec douceur et posa une main sur l'épaule d'Ali, toujours penché sur Cidonie. Malgré la situation, il ressentit une étrange sensation dans l'estomac.

— Un médecin sera inutile, déclara lentement la jeune femme.

Mani se releva d'un coup. Son gabarit dut impressionner Joline qui recula de surprise et buta dans une chaise.

— Et l'on peut savoir qui vous êtes, ma Dame ? Une guérisseuse déguisée en aristocrate venue faire la charité dans les bas-fonds, distribuer un peu d'or pour vous repentir de vivre dans la luxure ? N'est-ce pas ce que vous enseignent les préceptes de votre dieu ?

— Non... non, je voulais seulement vous signifier que...

— Laisse-la en paix, Mani ! intervint Ali en se redressant à son tour.

Il leva la tête et fixa son frère dans les yeux. Malgré sa taille moyenne, Ali lui arrivait tout juste aux épaules ; Il avait toujours été le nabot de la famille.

— Elle n'est pas la cause de nos soucis ou de notre pauvreté. Si elle m'a donné une pièce d'or, c'est pour un service, pas par bonté de cœur.

— Bah tien ! Un travail honorable, comme d'habitude, n'est-ce pas, Alixtide ? Que devras-tu faire pour une somme pareille ? Assassiner un noble ? Uriner dans un temple ? Quel bel exemple tu fais pour la fratrie !

Ali se retint de se jeter sur son frère, il avait le talent pour l'exaspérer au plus haut point. Il savait toujours mieux que quiconque, faisait mieux que tout le monde.

— Rien de déshonorant, grand sage ! répliqua Ali. On doit juste la cacher quelques jours en échange de deux pièces d'or.

— Peut-être pas déshonorant, mais sûrement dangereux. Dis-moi, petit génie, as-tu seulement songé aux dangers que tu faisais courir à Félixtide ou à Cidonie en l'amenant ici ?

Joline s'avança alors d'un pas, pointant son nez en trompette vers le torse de Mani :

— Je ne suis pas la dernière des sottes, je ne vous fais courir aucun risque, sache-le. Ce que je fuis ne représente aucun péril pour toi et les tiens, je le jure sur Culpar.

— Bah tiens ! Jurer sur une chimère, voilà un bien gage de qualité ! cracha Manixtide malgré le regard outré que lui lançait Joline. Bien, j'en ai assez entendu pour la soirée. Donne-moi l'or, Ali, je vais quérir un guérisseur.

De mauvaise grâce, Ali tira de sa bourse la pièce et la lui jeta. Mani grogna et quitta la maisonnée.

Ali s'accroupit à nouveau près de Cidonie et lui caressa le visage. Il était brûlant. Joline vint s'asseoir à ses côtés.

— Pourquoi penses-tu qu'un guérisseur soit inutile ? lui demanda Ali.

La jeune fille lui prit la main, les yeux rivés sur la malade. Une nouvelle fois, il ressentit une sensation étrange dans ses entrailles qui n'avait rien à voir avec l'état de Cidonie.

— Car ta sœur souffre d'un mal encore peu connu et malheureusement incurable ; la Tristesse. Dans le quartier des Aigles, de nombreux nobles sont touchés et personne ne sait que faire. Mon oncle est l'un des mèdes les plus compétents de la région, mais malgré toute sa foi en Culpar, il reste impuissant.

Ali décida de ne pas relever la naïveté de Joline. Il n'avait guère envie de se lancer dans un débat stérile sur la religion et le prétendu pouvoir des croyants donc, il changea de sujet.

— Et alors, pourquoi te caches-tu ? Tu préfères vraiment rester dans cet endroit plutôt que de rentrer chez toi ?

Joline le sonda et demeura silencieuse un instant. Finalement, elle se décida à parler, un peu...

— J'ai fui.

Ali la regarda avec des yeux ronds.

— Et pourquoi ? demanda-t-il froidement.

— Pour plusieurs raisons qui ne te concernent en aucun cas !

— Très bien, votre Seigneurerie, veuillez pardonner mon impudence. Ma modeste condition m'empêche d'appréhender les causes qui vous poussent à quitter le luxe et la richesse pour venir traîner avec les miséreux. Votre Grandeur accepterait-elle que je lui fasse couler un bain en guise d'excuse ? Ou que je lui prépare un mets autant raffiné que sa chevelure est soyeuse ?

Si les yeux de Joline lançaient des traits de glace quelques instants auparavant, ils devinrent soudain aussi doux qu'une brise d'été. Elle éclata de rire.

— Par Culpar ! Vous avez assurément de la répartie, Seigneur des bas-fonds.

Ali resta coi face à ce brusque changement d'humeur.

— Dis-moi, Ali, d'où te vient cette rhétorique ? Toi et Mani vous semblez très bien vous exprimer.

— Qu'est-ce que tu imagines ? Que dans les Faubourgs nous sommes tous des ignares ? Qu'il n'y a que les nobles prétentieux du quartier des Aigles qui ont reçu un enseignement ? Notre mère, malgré sa condition modeste, nous a transmis son savoir, l'art de la grammaire et de la logique.

— Excuse-moi de penser que vous autres n'avez aucune éducation ! Qu'y puis-je si vous vivez dans la crasse et l'ignorance ? Vous ne suivez même pas les préceptes du Dieu Culpar, ne vous étonnez alors pas qu'il vous abandonne !

Tandis qu'Ali s'apprêtait à rétorquer vivement, une faible voix l'appela.

— Ali...

Oubliant jusqu'à la présence de Joline, le jeune homme se précipita vers sa sœur. Des larmes épaisses s'échappaient de ses yeux rouges et vitreux, qui détonnaient sur sa peau exsangue. D'une main tremblante, Ali lui serra doucement l'épaule.

— Je suis là, Cidi. Reste tranquille, tu es malade. Mais ne t'en fais pas, Mani est parti quérir un guérisseur. Bientôt, tu iras mieux, je te le promets.

— J'ai peur, Ali. Un vieux monsieur hante mes rêves. Il me parle des atrocités du monde, et que tout est ma faute. Je ne veux plus dormir, j'ai trop peur, c'est trop horrible.

Les yeux mouillés, Ali ne savait pas quoi dire ou faire face cette la détresse. Joline s'accroupit à côté de la malade et posa une paume sur son front. Elle murmura une suite de mots incompréhensible et Cidonie se calma. Ali se tourna vers Joline :

— Par la ruine, que lui as-tu fait ?

— Une simple prière. Mais ça ne durera pas. Mes compétences en soin restent limitées.

Ali grimaça. Il n'avait aucunement donné son accord pour qu'elle pratique ses sorcelleries sur sa petite sœur. Cependant, il ne pouvait s'empêcher d'être soulagé de la voir apaisée. La regarder un instant de plus dans cet état d'agitation lui aurait été insupportable. Ali secoua la tête, désemparé...

— Qu'est-ce que je peux faire pour l'aider, je ne peux pas la laisser ainsi ?

— Je ne sais pas...

Un calme angoissant s'abattit dans la maisonnée submergée par les ténèbres de la nuit. Ali se leva et s'approcha de la fenêtre, attendant avec impatience le retour de Mani. Quoique puisse en penser Joline, les guérisseurs devaient être capables de soigner sa sœur ; ils possédaient d'incommensurables compétences. Ali connaissait de nombreuses personnes qui avaient été sauvées grâce à des remèdes aussi étranges qu'efficaces, à base de plante ou de racines, rien à voir avec les supposés pouvoirs de l'aristocrate. Décidément, les nobles usaient de n'importe quels subterfuges pour faire croire à leur supériorité sur les gens du commun et prêcher pour la soi-disant puissance de leur dieu Culpar.

Il fut tiré de ses pensées par des bruits de pas. Ali se pencha par l'ouverture, persuadé de l'arrivée imminente de son frère et du guérisseur.

— C'est par ici, Monseigneur, juste après le tournant, indiqua la voix de Mani.

Joline semblait l'avoir entendu, car elle fondit vers la fenêtre.

— Ton frère appelle le guérisseur « Monseigneur » ? lui demanda-t-elle en levant un sourcil circonspect.

— J'en doute.

Au coin de la ruelle, la lueur d'une torche éclaira le visage carré de Mani. Un homme vêtu d'un pourpoint ocre, le crâne autant dégarni que son ventre était pansu, le suivait. Ali vit les phalanges de Joline – accrochées à l'encadrement – blanchir. Il se retourna et la découvrit livide, ses cheveux foncés comme hérissé sur sa tête.

— Père... susurra-t-elle, paniquée.

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