Prologue - Lunes

« En cette nuit d'automne, la lune de sa blême clarté transperçait avec peine l'épais brouillard recouvrant de son sinistre manteau Fort Oxymirien. Le froid humide pénétrait jusqu'aux os des dizaines de gardes alignés sur la muraille. Par chance, ces braves combattants pouvaient compter sur la présence à leurs côtés du redoutable Cœur-de-Fer, je veux bien sûr parler du seigneur Sigma Borthier. Ce n'était pourtant pas par simple égard envers ses fidèles guerriers que le héros de la bataille de Kerabacyan avait tenu à prendre ce tour de garde.

Non.

S'il avait choisi d'être auprès d'eux, c'est que le plus audacieux des quatre Saints Chevaliers pressentait jusqu'au plus profond de ces entrailles que, derrière cette apparente quiétude, le fond de l'air gelé, se dissimulait le Malin en personne. Un mal terrible et sombre qui dissimulait sous son cloaque, les observait, les jaugeait, prêt à s'abattre sur la dernière ligne de défense protégeant la capitale royale d'Ordéal.

Un bruissement dans le brouillard.

Immédiatement, Sigma sut qu'"il" était là, qu'il approchait.

"À vos armes, tenez-vous prêts au combat !!!" hurla-t-il à l'attention de ses hommes qui obéirent sans discuter à leur respecté capitaine. Leurs lances, leurs haches et leurs épées à la main, leurs boucliers en renfort, les deux-cents soldats de Fort Oxymirien se tinrent prêts, leurs sens aiguisés à nul autre pareil que leurs larmes.

Un hurlement dans la nuit ! Assourdissant ! Infernal !

Les bêtes sauvages des forêts et monts alentour détalèrent à toute patte, s'éloignant le plus loin et le plus vite possible de ces terres désormais corrompues. Jusqu'à ce que soudain, le claquement d'un battement d'ailes dissipe d'un seul le brouillard qui enveloppait la nuit, révélant la plus diabolique des créatures. Une peau recouverte d'écailles grises plus solide que l'acier. Des crocs et des griffes capables de déchirer n'importe quelle armure ou barricade comme du vulgaire vélin. Ses ailes déployées, son corps dissimulait la lune et les étoiles, plongeant Fort Oxymirien dans les ténèbres absolues où seuls brillaient ses yeux rouges incandescents. Brûlants comme les flammes du dernier cercle de l'Enfer, ils fixaient avec mépris ces malheureux insectes qui osaient le défier.

Oh ! Les soldats de Fort Oxymirien étaient tous valeureux, je vous défends de douter un seul instant des meilleures fines lames de Délita ayant chacune ri au nez de la mort à plusieurs reprises au cours des plus sanglantes batailles.

Et pourtant, tout aussi fort et courageux qu'ils fussent, tous ses fiers et nobles guerriers souillèrent instantanément leurs bas sans exception ! Comment aurait-il pu en être autrement quand de simples humains se retrouvent face à un si féroce et gigantesque ennemi : le légendaire Dragon-Montagne ! »

Padine interrompit un bref instant son récit, à la fois pour réhydrater sa bouche d'une gorgée de vin et pour laisser à son audience, suspendue à ses lèvres, le temps de s'imaginer la redoutable créature. Assis à la table centrale, le baron Marcus Borthier, seigneur de la cité Gabris, affichait une mine satisfaite. Il avait recruté le charismatique troubadour pour réinterpréter devant ses soixante invités la légende de Cœur-de-Fer. Les aventures de son illustre ancêtre clôturaient ainsi le banquet célébrant la naissance de sa fille cadette, Manon.

N'ayant que trop entendu ce célèbre récit familial par le passé, Pénélope Borthier, fille aînée du baron, profita de la courte pause de Padine pour s'éclipser discrètement de la salle, faussant compagnie à sa mère, occupée à donner le sein à sa petite sœur.

Sitôt dehors, dans la cour intérieure du château, Pénélope prit une grande bouffée d'air frais. Enfin était-elle débarrassée de cette foule compacte et de ce désagréable mélange d'odeurs de sueur, d'alcool et de gibier. Par chance, cette nuit ne ressemblait en rien à celle dépeinte dans le récit héroïque de son aïeul. Le printemps déjà bien installé, il faisait doux et le ciel, dégagé, était parsemé d'étoiles.

Pénélope se lança alors à sa recherche.

À part les gardes de son père qui, bien qu'étonnés de la voir dehors, s'abstinrent du moindre commentaire, elle n'aperçut pas la moindre âme qui vive dans les allées ni sous les arches bordant la cour. L'adolescente retroussa le bas de sa longue robe argentée et s'avança de quelques pas jusqu'à bénéficier d'une vision claire de l'ensemble des murailles environnantes. Sur la courtine Ouest, elle aperçut une forme humaine.

Enfin l'avait-elle trouvé !

Au pas de course, Pénélope gravit les nombreuses marches de la façade. Peu habituée aux efforts physiques, la jeune dame termina son ascension complètement essoufflée. Il était toutefois hors de question qu'il la voit en nage, dans un tel état de faiblesse. Le temps de retrouver un peu de sa consistance, elle l'observa tandis que lui-même contemplait la pleine lune, accoudée aux créneaux. L'astre céleste illuminait ses traits gracieux et d'une maturité peu commune pour un adolescent de son âge.

— Pénélope ?! la reconnut-il, une seconde à peine après s'être soudain retourné.

L'adolescente pesta intérieurement : il l'avait aperçue bien trop tôt.

— Que faites-vous ici ?

Tentant le tout pour le tout, Pénélope bomba fièrement sa poitrine prépubère, entreprenant d'user de cet artifice pour détourner l'attention des effets disgracieux que sa précédente activité physique avait provoqués sur sa noble prestance.

— Je me posais justement une question semblable à votre sujet, Iskander. N'étiez-vous pas supposé — je vous cite — « prendre l'air » et « revenir sous peu » ?

Elle se rapprocha et s'adossa contre les remparts du Fort, minaudant au passage de ses charmants yeux bleus.

— Tou–toutes mes excuses !

Les joues empourprées d'Iskander confirmèrent la réussite totale de sa tactique de déstabilisation.

— Est-ce mon père qui vous envoie ?

— Pas du tout. Je crains d'ailleurs que le seigneur Bravelion n'ait même pas remarqué votre absence. Padine ne démérite pas sa réputation de meilleur conteur du royaume de Délita.

— La légende de Cœur-de-Fer ? devina Iskander.

— Oui. Encore, soupira Pénélope. À mon grand malheur, mon père apprécie cette fable grotesque plus que de raison.

— Vous n'aimez plus cette histoire ?! J'ai pourtant souvenir que, lorsque nous étions enfants, vous vous vantiez sans cesse du passé prestigieux de votre ancêtre « le plus grand tueur de dragons ».

Pénélope fronça les sourcils, n'appréciant que très modérément ce genre de moqueries à peine voilées. Iskander ne comprenait-il pas qu'à cette époque déjà, elle espérait l'impressionner.

— De plus, poursuivit-il, feignant ne pas percevoir sa vexation, n'était-il pas prévu que nous léguions cet héritage familial à nos futurs descendants ?

Iskander Bravelion maîtrisait fort bien l'art de la manipulation. Pénélope en était consciente. Néanmoins, elle accepta pour cette fois-ci de s'y laisser prendre, esquissant un léger sourire. Elle aimait entendre le jeune homme évoquer leurs futures fiançailles. Bien avant leur naissance, le père d'Iskander et celui de Pénélope avaient scellé leur union. Par chance, une amitié forte s'était très rapidement créée entre leurs deux enfants. Alors que sa mère ne cessait de répéter à Pénélope qu'une bonne épouse se devait de s'enquérir des tourments de son mari sans jamais l'encombrer des siens, futiles par essence, Iskander avait toujours prêté une oreille attentive aux espoirs et aux états d'âme de sa promise.

— Comme vous le dites, je n'étais qu'une enfant sentant encore le lait maternel, une petite fille en pâmoison devant son père, lui avoua-t-elle avec une franchise qu'elle ne s'autorisait qu'en sa seule présence. Puis j'ai grandi. Et je me suis aperçu qu'une dizaine d'années avait suffi pour qu'au fil des récits, le dragon grandisse de la taille d'un château pour dépasser une montagne. Vous rendez-vous compte ? Imaginez à quel point cette histoire millénaire a pu être modifiée depuis ses origines ! Je doute même qu'un lézard volant ait un jour survolé le continent Vagaranth.

— Chaque légende trouve pourtant ses sources dans des faits réels. D'ailleurs, saviez-vous que le patrimoine des Bravelion comptait également un récit mettant en scène une lutte contre un dragon ?

— Je l'ignorai.

— Un jour, Pénélope, je vous le conterai.

— Il me hâte.

Et dans cette pénombre silencieuse, Iskander et Pénélope plongèrent leur regard l'un dans l'autre. Ils ressentirent alors simultanément une égale frustration en se rappelant que tout contact physique leur était interdit jusqu'à la majorité d'Iskander. Pénélope aurait alors quinze ans et l'Église Primordiale accepterait enfin de sanctifier leur amour.

D'un même élan, les deux promis envoyèrent leurs rêves d'avenir à ce ciel rempli d'étoiles, écrin magnifique dont la lune, ronde et brillante, constituait le plus parfait joyau.

La lune.

Ronde et brillante.

— C'est... étrange ! lâcha Pénélope en fronçant les sourcils.

— Qu'y a-t-il ? s'enquit Iskander.

À ce discret sourire sur son visage, Pénélope devina qu'il avait également décelé l'anomalie. Elle accepta alors cet énième défi.

Fils aîné d'un puissant baron, Iskander Bravelion avait ce privilège réservé aux héritiers masculins de bénéficier des enseignements de maîtres en sciences, littératures, mais également en combats et stratégies. Pour surpasser son rival, Pénélope ne pouvait hélas pas compter sur ses préceptrices. Leur seule et unique mission consistait à faire d'elle la parfaite épouse rêvée par ses parents. La jeune fille apprenait auprès d'elles les bonnes manières, la poésie, la musique et les premiers soins. Pour le reste, elle ne pouvait compter que sur son insatiable curiosité et sur la grande bibliothèque de Fort Gabris où, chaque nuit, elle s'infiltrait pour subtiliser un livre différent. Par chance, elle venait à peine d'achever le Traité d'Astronomie de Maître Fal-Kazès.

— La forme de la lune, commença-t-elle sa démonstration. La dernière pleine date d'il y a sept jours. On devrait donc normalement l'apercevoir assombrie sur la droite. Comment est-ce possible qu'elle soit parfaitement ronde cette nuit ?

— En effet ! lâcha Iskander, admiratif. Avez-vous une explication ? Une théorie ?

— Hum... maître Fal-Kazèz mentionnait dans son ouvrage une lune « bleue », une deuxième pleine lune se produisant le même mois. Toutefois, un cycle complet sépare ces pleines lunes et ce phénomène ne s'explique d'ailleurs que par une simple différence de calendrier.

— C'est exact ! Notre calendrier solaire comporte des mois de 28-31 jours tandis que le lunaire est légèrement plus court.

— 28,53 jours en moyenne, s'empressa de préciser Pénélope.

Tous deux s'échangèrent des regards complices. Ils se trouvaient à présent à égalité avec même un léger avantage pour l'adolescente. Tout du moins, c'est ce que Pénélope s'imaginait.

— Si vous me le permettez, demanda poliment Iskander, j'aurai pour ma part une théorie.

— Comment ça ? s'exclama l'adolescente, piquée au vif.

— Vous devriez commencer par vous retourner, Pénélope.

Surprise par cette requête, elle obéit malgré tout. Iskander désignait du doigt une zone du ciel, juste au sommet du plus haut donjon de Fort Gabris. Pénélope écarquilla les yeux, ne pouvant se résoudre à accepter ce qu'ils lui montraient : brillant d'une lueur blême, un second astre lunaire surplombait la Terre. Son apparence, elle, s'avérait conforme aux phases lunaires.

Pénélope fit plusieurs aller-retour avec sa tête pour comparer les deux corps célestes, bouche bée.

— Co... comment est-ce possible ?

— Je l'ignore encore, lui avoua Iskander. D'autant que j'ai fait une autre découverte.

— Encore...

— Depuis tout à l'heure que j'observe la seconde lune — l'originale étant vraisemblablement celle au Sud — il m'a semblé constater que sa masse ne cessait de croître.

Le « confrère » de Pénélope l'invita à confirmer son observation. La jeune Borthier se concentra sur ce qu'Iskander avait baptisé la seconde lune. Elle y aperçut une autre différence notable : comparée à la vieille, légèrement tachetée, sa surface apparaissait comme lisse, d'un blanc pur. Ensuite, du pouce, Pénélope marqua la distance entre le bord droit de l'astre et l'une des étoiles de la constellation du Cygne. Elle put ainsi confirmer à son tour que l'astre semblait grossir à vue d'œil. Cependant, sa conclusion fut différente d'Iskander.

— Alors ? l'interrogea-t-il, pressé d'obtenir son avis.

Elle expira et posa ses mains sur ses hanches.

— La seconde lune paraît grossir, c'est flagrant. Toutefois, je pense pouvoir formuler une autre hypothèse.

— Faites.

Pénélope vint se pencher contre les créneaux de la muraille ouest du château de son père le baron, observant encore un instant l'astre pour confirmer son impression. Après avoir réfléchi à ce que ses propos pourraient impliquer s'ils s'avéraient exacts, elle respira un grand coup et lâcha :

— Je pense qu'en réalité, cette chose s'approche.

— Comment ?!

— Votre seconde lune, Iskander... je pense qu'elle fonce droit vers la Terre !

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