Marek (2/2)


En sortant de la salle d'eau, Marek jeta un rapide coup d'œil en direction de la porte au fond du couloir. Il s'agissait d'une porte semblable aux autres, confectionnée en un métal blanc aux reflets nacrés. Elle menait cependant à la chambre privée de l'ambassadrice elle-même.

Un court instant, Marek envisagea d'aller frapper, mais se ravisa bien vite : il avait suffisamment manqué de professionnalisme comme ça. Il tournait les talons en direction du salon des Hérauts quand il entendit juste derrière lui un bruit de dépression puis une voix fluette :

— Marek ?

Le garçon se retourna à l'appel de son prénom. Une forme humanoïde venait de dessiner sur le seuil de la chambre : la silhouette d'Ael'ys Ainsbo'ough, nouvelle ambassadrice de la Lune Opale.

Tout à l'heure, au moment où elle avait embarqué sur le « Bannière » en compagnie du capitaine Tigger, Marek ne l'avait aperçue que très brièvement en sortant des vestiaires. Il eut ainsi le souffle coupé en se retrouvant pour la première fois de la journée face à face avec la jeune Yun'tlybe. Avec leur cou en moyenne deux fois plus long que les humains, leurs branchies découpant leurs joues, leur nez si plat qu'il semble écraser et leur peau d'une teinte pouvant aller du vert au bleu, il n'était pas rare que, lors d'un premier contact, les Yun'tlybes provoquent a minima un sentiment de gêne. Un sentiment que seuls leur apparence humanoïde et leurs visages fins venaient atténuer.

Et pourtant, dès le premier regard, sept ans auparavant, Marek avait été subjugué : jamais il n'avait vu et jamais il ne vit par la suite de traits plus délicats, ni une plus belle couleur que le turquoise de la peau d'Ael'ys.

À l'occasion de cette mission de diplomatie, la jeune ambassadrice avait attaché ses longs cheveux — non pas composés de poils, mais de filaments cartilagineux ponctués ça et là de perles blanches — en de multiples tresses. Ces tresses étaient nouées pour former à divers endroits des fleurs, des fleurs aux pétales d'un orange vif comme le corail.

Au niveau des vêtements, le climat délitan étant plus froid que celui tropical auxquels sont habitués les Yun'tlybes, Ael'ys avait opté pour une longue robe blanche aux reflets irisés lui recouvrant presque entièrement le corps. Sa tenue était agrémentée çà et là de bijoux chatoyants confectionnés à partir de coquillages.

Ael'ys affichait ainsi une élégance et une majesté qui auraient scié à son rang si certains détails n'étaient pas venus la ternir :

— Tu... Vous venez de faire une sieste, ambassadrice ? demanda rhétoriquement Marek.

— Euh, oui. C-comment as-tu deviné ?

— Votre coiffure elle... elle est légèrement ébouriffée. Ici, expliqua-t-il en désignant le côté droit sur son propre crâne. Et votre robe. Vous devriez la défroisser.

Les Yun'tlybes n'ayant pas plus d'yeux que les humains, Ael'ys passa ses mains légèrement palmées sur son crâne pour y sentir les mèches rebelles. Puis elle baissa la tête pour constater les traces de draps marquées sur son vêtement.

Wi'lt ! jura-t-elle en langue yun'tlybe. Il va falloir que j'arrange ça. Merci Marek.

— De rien.

Le garçon s'était toutefois abstenu de relever une troisième preuve visible de sa sieste, à savoir la trace de bave sèche à la commissure de ses lèvres. Il ne souhaitait pas davantage gêner son amie d'autant qu'il avait estimé qu'elle s'en apercevrait d'elle-même en allant se recoiffer.

— Je retourne avec les autres, lui annonça-t-il en la saluant d'une courbette respectueuse.

— Non, attends Marek !

— Qu'y a-t-il ?

— Je souhaiterais... j'aimerai discuter avec toi. Aurais-tu un peu de temps à me consacrer ?

Ael'ys s'écarta de la porte de sa chambre pour l'inviter à y entrer. Marek considéra les autres membres de son équipe au bout du couloir, dans le salon des Hérauts. Aucun d'entre eux ne semblait se préoccuper de leur cas. Se voulant le plus professionnel, le jeune homme s'apprêta malgré tout à décliner l'invitation. Hélas, lorsqu'il croisa les iris verts luisant dans le noir profond des yeux de l'ambassadrice, sa volonté lui fit soudain défaut et, après s'être assuré que personne ne les observait accepta d'entrer dans la chambre.

Bien que ce fut la première fois qu'il entrait dans cette pièce du vaisseau, Marek ne se sentit pas pour autant dépaysé. Si le décor à dominante bleu-gris portait encore les traces de sa prédécesseure avec, sur les murs, ces tableaux de peintres yun'tlybes côtoyant d'autres offerts par des humains de différents pays, le garçon reconnut les premières touches personnelles apportées par la nouvelle ambassadrice. Pour ses draps de lit recouvrant son gigantesque matelas rond à mémoire de forme, elle avait ainsi opté pour sa couleur préférée : un rose saumon bien trop criard aux goûts de Marek. Sur le bureau lisse en nacre blanc trônait une enveloppe ouverte récemment portant le cachet de sa famille, ainsi que le coquillage fétiche d'Ael'ys, une corne d'abondance provenant de sa planète d'origine. Le garçon aperçut également quelques photos accrochées avec dessus son père, sa mère, et ses meilleurs amis yun'tlybes et terriens.

Marek était d'ailleurs présent sur deux d'entre elles. L'une avait été prise deux semaines auparavant, lors de la cérémonie où il avait eu l'immense honneur d'obtenir son diplôme de Héraut première classe, faisant de lui le plus jeune à ce jour à avoir obtenu cette certification. Invitée à l'évènement en tant que nouvelle ambassadrice, Ael'ys avait tenu à prendre en photo son ami dans sa belle tunique de diplômé, toute bleue et couverte de motifs yun'tlybes tissés avec un fil argenté.

La seconde photographe datait quant à elle d'il y a sept ans. C'était le jour où Pary'll, la mère d'Ael'ys, l'avait recueilli pour l'emmener sur la Lune Opale. Marek avait alors treize ans, des cheveux longs et emmêlés et une silhouette amincie par des années de malnutritions qu'on avait recouvert d'un vêtement un peu trop grand. À ses côtés, Ael'ys, dix-huit ans, le prenait par la main en souriant avec bien plus d'aisance et de naturel que ce gamin misérable qui ignorait encore tout, y compris à quoi servait cette petite boîte grise devant laquelle on lui avait proposé de poser.

— Assieds-toi, l'invita l'actuelle Ael'ys en s'installant devant son miroir pour se recoiffer.

Marek hésita, se demandant encore une fois si tant d'aise avec l'ambassadrice serait bien perçue par ses camarades. Devinant son trouble, Ael'ys insista :

— J'ai dit : asseyez-vous, Messire Jaral, c'est un ordre de votre ambassadrice !

Cette parodie d'une noble sèche et autoritaire eut au moins en partie l'effet escompté : Marek prit place immédiatement. Hélas, la plaisanterie n'avait pas réussi à le détendre.

— Oh, je t'en prie, calme-toi, Marek. C'est moi, Ael'ys. Nous ne sommes que tous les deux.

— C'est que... vous êtes l'ambassadrice et j-je suis votre escorte.

— Et alors ? Cela fait plus de sept ans que nous sommes amis. On peut même dire que tu es comme un frère pour moi. Alors, je t'en conjure, cesse ce vouvoiement distancié.

— Très bien, concéda-t-il en soupirant. Comme vous... si tu veux.

Satisfaite, la Yun'tlybe reprit en souriant l'arrangement de sa coiffure. Marek s'assit quant à lui sur la chaise de bureau, droit comme un i, les jambes fermement plantées sur le sol. Il resta ainsi de longues secondes, ne sachant que dire, jusqu'à ce qu'Ael'ys, après avoir repéré et essuyé la bave qui s'était agglutinée à la commissure de ses lèvres durant sa sieste, brise enfin le silence.

— Alors, Marek. Dis-moi. Comment te sens-tu pour ta première mission au sein de l'escorte Héraut ?

— Ça va aller, mentit nonchalamment le jeune homme, se refusant encore une fois à parler de son angoisse de revenir sur Terre et du cauchemar avec sa mère.

À travers le reflet du miroir, l'ambassadrice l'observa quelques secondes en silence.

—... Je t'admire ! finit-elle par s'exclamer sans être dupe quant à son véritable état d'esprit.

Ayant fini de se recoiffer, la Yun'tlybe arrangea à la main sa robe pour en ôter les plis disgracieux.

— Et... et toi, ça va ? questionna timidement le jeune homme.

Ael'ys laissa s'échapper un soupir. Elle se tourna ensuite vers Marek en souriant difficilement :

— Moi, je suis terrifiée. C'est ma première mission sans ma mère et...

— Pourquoi donc ?

La Yun'tlybe, surprise par la question de son ami, se figea la bouche entrouverte. Lorsqu'elle reprit, elle murmura dans un souffle presque inaudible.

—... Merci...

— Hein ?!

— Je te remercie, car... tu avais l'air sincèrement surpris. Tu penses que je n'ai aucune raison d'être terrifiée ?

— Pas la moindre, affirma Marek avec assurance. Tu travailles dur depuis des années pour devenir ambassadrice. Sans doute certains pensent-ils que si tu es arrivée là, c'est uniquement grâce à la position de ta mère. Laisse-les parler. Ceux-là ignorent toutes ces nuits que tu as passées à apprendre l'Histoire, les modes de vie, les rites et les coutumes des principales sociétés humaines. Ils ignorent combien tu t'es investie dans le programme Héraut au point de connaître les prénoms et dates d'anniversaire des cent trente-six étudiants de la Lune Opale. Tu n'es en rien une imposteuse, Ael'ys. Tu mérites ta place.

Ael'ys fit soudain volte-face, dos à Marek. La tête penchée face à son miroir, elle dissimula ainsi son visage. Le garçon crut un moment à une maladresse de sa part. Quand enfin elle se retourna, acceptant de révéler ses yeux brillants d'émotion, elle balbutia d'une voix légèrement éraillée :

— C... c'était parfait. C'était... exactement ce que j'avais besoin d'entendre. Je savais que tu étais l'homme de la situation. Merci Marek.

À cet instant, Marek éprouva une telle joie qu'il crut s'envoler. Il eut alors la certitude que tous les efforts qu'il avait également fournis afin de rejoindre à temps l'escorte de la nouvelle ambassadrice n'avaient pas été vains. Il allait pouvoir tenir cette promesse secrète : protéger à jamais l'être le plus précieux à ses yeux.

— Tu peux retourner auprès des autres, si tu veux, proposa la jeune Yun'tlybe en revenant face au reflet de son miroir. Le temps de finir de me préparer, et je passerai vous rejoindre au salon.

— Très bien, ambassadrice.

Ael'ys décida de ne pas relever cette distanciation, ayant compris que Marek en avait besoin pour reprendre son rôle d'escorte professionnelle.

Le jeune homme s'apprêtait à franchir la porte quand il vit son amie se saisir un pot de fond de teint. Si ses connaissances en cosmétique yun'tlybe s'avérait limité, il savait la crème destinée à dissimuler les nombreuses écailles bleues parsemées telles des taches de rousseur sur le visage d'Ael'ys. À cet instant, sa main frôlant l'interrupteur de la porte, Marek aurait voulu lui dire de rester au naturel, d'afficher fièrement ses écailles plutôt que d'en faire un complexe.

Il aurait voulu lui dire qu'elle était belle.

Hélas, que ce soit le « professionnel » ou le garçon transi d'amour, aucun n'eut le courage de prononcer le moindre mot.

En silence, Marek quitta ainsi la chambre de l'ambassadrice pour retourner au salon, honteux de sa lâcheté. Il y fut accueilli par quelques regards curieux ou amusés, rien de plus, y compris de la part de Burn qui s'abstint du moindre commentaire, le noble jaggercastien se contentant de l'ignorer avec son habituel mépris.

Sans dire un mot, le jeune Héraut alla se rasseoir à sa place depuis laquelle il observa la mer de nuages en contrebas, le temps pour qu'Ael'ys vienne comme promis rejoindre les membres de son escorte. Arborant son éternel sourire chaleureux et un visage impeccablement lissé sous une couche de fond de teint, l'ambassadrice dissimulait à la perfection toute trace de son trouble de tout à l'heure. Elle prit ensuite le temps de saluer et discuter avec chacun de ses protecteurs. Marek put ainsi s'apercevoir que, malgré sa récente prise de poste, Ael'ys était déjà parvenue à bien s'entendre avec tous les membres de ce groupe pourtant hétéroclite. Même Burn se montrait bien moins caustique que d'ordinaire avec celle qu'il se contentait d'appeler « la petite princesse », un sobriquet tout à fait sympathique compte tenu du personnage.

Marek n'en fut pas pour autant étonné.

Sans doute plus que quiconque, il savait qu'il était extrêmement difficile de détester Ael'ys. La Yun'tlybe avait toujours su s'y prendre avec tous les types de personnalités, une qualité qu'elle possédait d'ailleurs depuis bien longtemps avant de devenir ambassadrice. D'ordinaire, Marek n'appréciait pas ce genre de personnes aimables avec tout le monde tant elles lui semblaient hypocrites.

C'était cependant différent avec Ael'ys. Car, à l'instar de ce qui s'était passé précédemment dans la chambre de l'ambassadrice, la Yun'tlybe lui offrait régulièrement ce privilège de se montrer pleine et sincère avec lui. Et uniquement avec lui. Ainsi se moquait-il bien de la voir aussi familière avec d'autres. Lui seul connaissait la véritable Ael'ys.

— Excusez-moi, « petite princesse », j'aurai une question ?

Tous les passagers du vaisseau retinrent leur souffle en entendant Burn interpeler ainsi l'ambassadrice. Chacun redoutait la prochaine impertinence du Jaggercastien qui ignora ostensiblement tous ces regards hostiles à son égard. Sans attendre d'approbation, il poursuivit :

— Notre mission d'aujourd'hui consiste à vous escorter jusqu'au château de Capricorne pour votre entrevue avec le marquis Iskander de Bravelion. Une entrevue à l'issue de laquelle le marquis est supposé vous restituer une technologie yun'tlybe récemment volée dans un laboratoire de la Lune Rubis, est-ce exact ?

L'ambassadrice acquiesça d'un hochement de tête, sans se départir de son masque de sérénité.

— Quant à notre mission secondaire, elle se déclenche en cas d'échecs des négociations et consiste à récupérer par la force si nécessaire la technologie volée. Ai-je bien résumé ?

— Tout à fait, merci pour ce rappel, messire Owan.

— Ce fut un plaisir, ma chère petite princesse, même si tout ceci avait simplement pour but de révéler un manque évident dans l'ordre de mission. Un simple « oubli » sans aucun doute.

— Raaaah ! Accouche, Burns ! s'agaça Sorah, l'ex-brigande en faisant craquer les jointures de ses mains. Arrête de faire des manières.

Sans lui prêter la moindre attention, le noble jaggercastien scruta les yeux de l'ambassadrice qui demeurait imperturbable. Ayant échoué à la faire faillir, il posa expressément sa fameuse question.

— Quelle est donc cette...

—... Cette information est classée confidentielle, le coupa Ael'ys. Je regrette, messire Owan, mais les membres de la Grande Élé'sia m'ont strictement interdits de vous divulguer quoi que ce soit quant à la technologie volée.

— La Grande Élé'sia ?! s'exclama Elrus. L'affaire est donc à ce point sérieuse qu'elle implique l'Assemblée des dix Lunes ?!

Ael'ys confirma d'un léger hochement de tête.

— Tsss, c'est ridicule ! pesta Burns en grinçant des dents, perdant pour la première fois son sourire narquois. Comment sommes-nous censés mener à bien notre mission si l'on nous dissimule des informations aussi cruciales ?!

— Restez à votre place, Burns, tonna le capitaine Tigger. Trouvez-vous réellement étonnant que les Yun'tlybes se refusent à nous révéler, à nous, des humains, des secrets sur une technologie avancée ?! Après tout ce qui s'est passé ? Après l'Atroce Guerre ?

Marek hocha machinalement la tête, satisfait d'entendre son supérieur exprimer si parfaitement ses propres pensées. Burns, lui, se renfrogna sans qu'il soit possible à quiconque de déterminer si l'exploit de lui clouer le bec revenait à la voix tonitruante du capitaine Tigger ou à la pertinence de ses propos.

— Je comprends que ce secret puisse vous paraître blessant, intervint Ael'ys, souhaitant comme à son habitude apaiser les tensions. Soyez néanmoins assurés que ma confiance, elle, vous reste acquise, n'en doutez pas un seul instant. Permettez-moi de vous en fournir une preuve. Marek ?

Surpris d'être interpelé ainsi, le jeune Héraut bondit hors de son fauteuil et se dressa au garde-à-vous, droit comme un i, déclenchant l'hilarité non seulement de ses compagnons, mais également d'Ael'ys.

— Du calme, détendez-vous ! Repos ! Il s'agit simplement d'une question que je souhaiterai vous poser.

Les joues cramoisies, Marek tenta de retrouver une posture plus naturelle sans réellement y parvenir.

— Pourriez-vous me rappeler les mots inscrits à la toute fin de votre ordre de mission ?

Le jeune Héraut ayant lu et relu une cinquantaine de fois au moins les instructions communiquées ce matin sur son COMIBRIS, le défi lui paraissait a priori facile à relever. D'autant que ces mots, mis à l'écart des autres par plusieurs lignes vierges, ne pouvaient qu'intriguer. Cependant, le stress d'être ainsi observé par ses pairs provoqua chez lui une telle confusion qu'il dut y réfléchir quelques secondes avant de bafouiller :

— C... c'est... je crois que c'était « Iliaque Droite 191... non, je veux dire « Iliaque Droite 171197 »

— Bien ! valida Ael'ys en tapant délicatement ses mains gantées l'une contre l'autre.

— Bravo Marek, le félicita amicalement Elrus.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? questionna Bishop, l'ex-bourreau.

— C'est un code.

— Exactement, lieutenante Khaïll, confirma l'ambassadrice. Il est important que chacun d'entre vous s'en souvienne. Il s'agit d'une précaution supplémentaire que j'ai proposée et validée auprès du Grand Élé'sia. « Iliaque Droite 171197 » vous offre une chance de désactiver la technologie volée si hélas il devait m'arriver malheur.

Marek rejeta cette perspective de son esprit, repoussant la peur de perdre Ael'ys en réaffirmant intérieurement son serment de la protéger coûte que coûte.

— Cependant, gardez également en mémoire ce dernier point : seul, ce code ne vous servira à rien. Je demeure la clé nécessaire à son utilisation.

Tous les membres de l'escorte se considérèrent mutuellement, cherchant à savoir si l'un d'entre eux avait compris le sens des paroles cryptiques de l'ambassadrice. Pourquoi leur confier un code de désactivation s'il leur était inutile sans elle ? Si la question était sur toutes les lèvres, personne n'osa la poser. D'une part, car chacun savait que l'ambassadrice yun'tlybe refuserait d'en révéler plus, de l'autre, car tout comme Marek, aucun membre de l'escorte ne souhaitait envisager une seconde l'échec de leur mission de protection avant même qu'elle n'ait commencé.

— Préparez-vous, on est presque arrivés à Capricorne, hurla soudain Généka depuis le poste de pilotage.

Sans attendre, le capitaine Tigger se dirigea vers la grande table centrale, rejoint immédiatement par l'ambassadrice et la lieutenante Yasmine Khaïll.

— Affichez-moi une image de la cité et ses alentours, ordonna-t-il à sa seconde.

— Tout de suite !

Yasmine alluma sans attendre le gigantesque moniteur tactile installé sur toute la surface plane. Elle accéda ensuite aux images actuellement filmées et retransmises par les caméras du vaisseau et, avec deux doigts, zooma jusqu'à obtenir une image nette de l'ensemble de la majestueuse cité portuaire delitanne et des prés environnants. Ils n'y aperçurent rien d'autre que des champs de blé et des pâturages de porcs, de chèvres et de moutons exploités par quelques paysans.

— Bien, agrandissez sur la ville !

En éloignant ses mains l'une de l'autre, Yasmine indiqua aux caméras de faire le point sur Capricorne. Même de près, tout semblait calme. Dans les ruelles grouillaient de civils vaquant à leurs occupations quotidiennes. Quant aux sentinelles capricornaises, si une partie continuait de patrouiller en ville, le gros des troupes bloquait l'une des artères allant de l'entrée Ouest de la ville jusqu'au château. Comprenant qu'il s'agissait du comité d'accueil de l'ambassadrice, le capitaine Tigger observa quelques secondes le dispositif de sécurité avant de lâcher :

— Parfait ! Généka, fais-nous atterrir à cinq-cents mètres de la porte Ouest.

— Très bien, capitaine ! Mes chers compagnons, je vous enjoins de retourner immédiatement à vos places et d'attacher vos ceintures.

Obéissant sans attendre à la pilote du Bannière, chacun retourna immédiatement à son siège. L'ambassadrice prit quant à elle place aux côtés du capitaine Tigger. Généka entama ensuite la procédure d'atterrissage.

Environ deux minutes plus tard, un couple de paysans observait ébahis et légèrement apeurés une sorte de gigantesque grenouille bleue poser ses pattes de métal dans la clairière derrière leur demeure.

À l'intérieur, au niveau de la soute, les passagers finissaient de s'équiper, enfilant leur casque de protection avant de récupérer leurs armes. Ces dernières étaient issues d'une technologie bien moins avancée que leurs armures Gells-T. Il s'agissait en effet d'armes blanches classiques en apparence telles des lances, des haches et des épées. À cela près qu'elles avaient toutes bénéficié du savoir-faire des ingénieurs yun'tlybe pour offrir une solidité et un équilibre sans commune mesure avec ce que pouvaient produire les artisans terriens. À son poignet gauche — le droit étant occupé par son COMIBRIS —, Marek enfila un gantelet métallique équipé de deux épaisses lames rétractables sur le dos de la main. Si cette arme ne constituait pas son premier choix — le jeune Héraut ayant une préférence pour les armes d'hast —, il s'était laissé convaincre par le capitaine Tigger. Son supérieur avait en effet estimé que le gantelet Katar était bien plus adapté à sa position d'éclaireur, position pour laquelle il avait obtenu les meilleurs scores lors des entraînements virtuels en groupe.

Ainsi équipé, Marek s'apprêta à enfiler son casque, mais avant, voulut, comme le prévoyait la procédure, activer le bouclier magnétique de son Gells-T pour en vérifier le bon fonctionnement. Marek frappa l'interrupteur présent sur son épaule gauche. Hélas, rien ne se produisit. La protection refusa de s'allumer. Le jeune homme répéta l'opération, frappant de plus en plus fort, sans plus de résultat. Tandis qu'il commençait à paniquer, une main amicale se posa sur son dos :

— Calme-toi, Marek ! Tu vas finir par te blesser.

C'était la lieutenante Yasmine Khaïll.

— Laisse-moi regarder ça !

— Que se passe-t-il ? s'inquiéta le capitaine Tigger qui était déjà descendu du vaisseau avec tous les autres.

— Il semblerait que le module « Coquillage » de Marek rencontre une panne. Je me charge de le remplacer par un de secours. Cela ne devrait prendre qu'une minute. Commencez à y aller. On vous rejoint au plus vite !

Le groupe se mit alors en marche, laissant en arrière les deux Hérauts caladoriens. Tandis que Yasmine fouillait dans une des étagères de l'armurerie du vaisseau pour y récupérer un module « Coquillage » de réserve, Marek entreprit une nouvelle fois d'activer son bouclier sans plus de succès.

— Je ne comprends pas ce qui a pu se passer, s'agaça-t-il en scrutant dans sa mémoire pour déterminer quelle maladresse il avait pu commettre pour expliquer ce dysfonctionnement.

— Cesse de t'en faire. Aussi avancée soit-elle, il arrive parfois que la technologie yun'tlybe se casse elle aussi. Ne bouge pas !

La lieutenante Khaïll plaça le canon d'une sorte de revolver derrière l'épaule droite de Marek qui resta immobile. Un appui sur la gâchette et une décharge électrique vint fluidifier une partie du gel composant l'armure Gells-T. La jeune femme put alors extraire la spalière contenant le module « Coquillage ».

— Parfait, constata-t-elle avant de jeter la pièce défaillante dans un emplacement dédié. Maintenant, je vais insérer la nouvelle.

Yasmine tira une seconde de son pistolet sur l'armure qui s'était déjà resolidifiée. Ainsi put-elle mettre en place un module de remplacement.

— Très bien, fais un essai, lui proposa-t-elle en se reculant de quelques pas.

Marek claqua à nouveau son épaule en faisant cependant preuve de plus de délicatesse que précédemment. Le choc provoqua cette fois-ci l'apparition tout autour du Héraut d'une sphère composée d'hexagones orange quasi translucides.

— Merci lieutenante Khaïll !

Soulagé et incroyablement reconnaissant envers sa supérieure, le jeune homme faillit en oublier le grief qu'il éprouvait jusque-là à son égard. Il finit même par ressentir du remords pour cette hostilité qu'il avait pu avoir à l'encontre de celle qui l'avait pourtant toujours soutenue, et cela, depuis ses débuts au sein du programme Héraut.

Quand personne ne voulait croire qu'un gamin analphabète puisse devenir Héraut Première Classe en seulement sept ans, Yasmine Khaïll, elle, avait accepté de répondre le plus sérieusement du monde à ses questions sur la manière de devenir une escorte de l'ambassadrice. Par la suite, elle avait régulièrement pris de ses nouvelles et continué de lui fournir de précieux conseils et encouragements. Ainsi Marek songea-t-il qu'il aurait au moins pu laisser à sa bienfaitrice le bénéfice du doute.

Tandis que Yasmine remettait à sa place le pistolet qui lui avait servi au dépannage des modules, Marek chercha comment il pouvait s'excuser d'un reproche encore non exprimé. Il réfléchissait encore quand il la vit fouiller dans sa sacoche personnelle pour y ressortir deux objets qu'elle lui lança sans attendre.

— Tiens !

Le Héraut parvint par réflexe à se saisir des projectiles avant même d'en avoir identifié leur nature. Ses yeux s'écarquillèrent toutefois en apercevant dans le creux de ses mains des capsules métalliques qu'il reconnut immédiatement :

— Des grenades incapacitantes ?!

Il considéra Yasmine dans l'attente d'une explication. Cette dernière baissait la tête en signe de contrition :

— Je dois t'avouer la vérité, Marek : je suis responsable du dysfonctionnement de ton module « Coquillage ». Ce matin, je suis passé dans les vestiaires pour le remplacer par une pièce défaillante. C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour être sûr de te voir seul à seul avant le début de la mission.

Cette révélation fut une telle surprise pour le garçon que sa mâchoire s'affaissa. Pour autant, la lieutenante Khaïll n'attendit pas qu'il digère l'information pour poursuivre, les yeux dans les yeux désormais :

— Nous avons très peu de temps, Marek, alors je serai brève : il est important qu'à tout moment, tu te tiennes prêt à t'enfuir seul avec Ael'ys.

— Hein ?!

— J'ai... j'ai un très mauvais pressentiment sur cette mission. Cette technologie secrète, la requête du marquis de la restituer en échange d'un entretien avec l'ambassadrice à une date qu'il a lui-même déterminée. Et le Grand Élé'sia qui est impliqué et qui accepte de telles conditions ! Peut-être qu'il ne se passera rien, mais...

— Et donc pour un « pressentiment », tu es prêt à me faire risquer ma place de Héraut ?!

La rapidité avec laquelle Marek avait repris pied, mais surtout l'agressivité qui émanait soudain de lui surprirent Yasmine.

— Tu... vous n'avez pas le droit de me faire ça ! J'ai travaillé très dur pour devenir escorte de l'ambassadrice.

— Ce n'est pas mon...

— J'ignore quelles sont vos motivations, mais je ne vous laisserai pas tout gâcher.

— Qu'est-ce que tu racontes ?

Après lui avoir rendu ses deux grenades incapacitantes, le jeune homme s'expliqua d'une voix se voulant la plus calme possible sans toutefois parvenir à contenir entièrement une colère bouillonnante :

— Vous n'êtes pas sans savoir, lieutenante Khaïll, que nous n'avons pas l'autorisation de l'Élé'sia d'amener ce type d'équipement sur Terre. Sortir des grenades incapacitantes hors du Bannière équivaut à une violation grave du traité des Lunes ! Une faute qui pourrait valoir notre expulsion du programme Héraut !

— Je fais uniquement ce qui est nécessaire pour protéger la vie de l'ambassadrice. C'est mon unique objectif !

— Vraiment ? Votre « unique objectif » ?

— Qu'y a-t-il ? Que veux-tu dire à la fin ?!

Marek se demanda un bref instant s'il devait poursuivre. Il estima cependant qu'il en avait déjà trop dit pour s'arrêter en si bon chemin et décida de faire fi des conséquences éventuelles de ses prochaines paroles :

— Ce matin, j'étais si excité pour ma première mission que... j'en ai mal dormi. Et pour cette même raison, je me suis retrouvée à l'air de décollage une heure à l'avance. Du coup, en attendant les autres, je me suis installé dans un coin, histoire de prendre du repos...

Il laissa en suspens son histoire, le temps pour la lieutenante Khaïll de comprendre ce que cela impliquait. Les yeux noirs de la jeune femme eurent tôt fait de refléter que non seulement elle avait compris, mais qu'elle craignait de devoir assumer ses récents propos :

— Tu... tu étais là quand... ?

— Oui. J'étais là. Ce n'était pas mon intention, toutefois j'ai entendu votre conversation avec le capitaine Tigger. « Marek n'est pas prêt pour cette mission », « il est trop jeune, trop immature », « sa seule expérience consiste à s'amuser à des jeux virtuels », « ses bonnes notes dans le Programme ne valent rien ».

— Attends ! Ce n'est pas... je cherchais uniquement à te protéger !

— Je n'ai pas besoin que tu me protèges ! Cesse de me rabaisser, Via Caladorienne !

La violence de se voir asséner ses origines choqua Yasmine Khaïll bien plus encore que le haussement de ton. Elle savait les Zia Caladoriens élevées dans la haine des Vias, leurs anciens compatriotes du Sud, qu'ils voyaient comme des impies se croyant supérieurs aux dieux eux-mêmes. Elle-même avait vécu ses jeunes années avec la conviction que le peuple des Zias était seulement composé de barbares belliqueux vouant un culte irraisonné à leur Roi-Dynaste, Sagilanto Kula le dément.

Malgré cette crainte de l'autre distillée depuis sa naissance, Yasmine avait vu en l'arrivée de Marek sur la Lune Opale l'opportunité de vérifier par elle-même la véracité de ses préjugés, de nouer un dialogue avec ces voisins qui, sur Terre, lui paraissaient si proches et pourtant si inatteignables.

Si leur relation avait démarré par une inévitable appréhension réciproque, le lien de confiance, d'amitié même, que Yasmine la Via crut avoir construit au fil des années avec Marek le Zia l'avait amené à rêver. Rêver que le programme Héraut des Yun'tlybes puisse, à l'avenir, amener leurs deux peuples à se reparler, à s'entendre à nouveau.

Ainsi, le mur que Marek venait de dresser face à elle l'avait découragé au point de la vider de ses forces avant le coup de grâce.

— Je te croyais différente des autres. Pourtant, au final, je constate que tu n'es rien de plus qu'une humaine.

Sur ces paroles dures et acerbes, le jeune Héraut enfila son casque sur la tête puis descendit du vaisseau sous le regard peiné de la lieutenante Khaïll qui, avant de partir à sa suite, murmura tristement :

— Mais... Marek... Toi aussi... tu es un humain.

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