L'ogre aux mille dents (2/2)

— Qu... qu'est-ce qu'une femme seule peut faire contre une armée de bandits ?! protesta Ugos.

Cassandre ne s'embarrassa pas du caractère désobligeant teinté de misogynie dans ses propos. Après tout, il lui adressait à nouveau la parole.

— Je ne suis pas venue seule. Ma mission consiste à vous escorter dehors et à vous protéger pendant qu'une troupe attaque le camp. C'est pour cela que nous devons nous presser. Sans quoi, ces brigands se serviront de nous comme otages.

Les enfants se considérèrent quelques secondes que Cassandre daigna leur accorder malgré son impatience. Ce fut ensuite la courageuse petite Iria qui fit le premier pas hors de leur cellule. Honorée par sa confiance, Cassandre lui ébouriffa affectueusement ses longs cheveux noirs.

— Merci !

—... u... oi... 'il a fini ?

L'écho d'une discussion entre deux Monstrueux résonna sur les parois de la forteresse jusqu'aux geôles. En tendant l'oreille, Cassandra décela qu'elle était le sujet de leur échange, mais, « curieusement », elle ne sentit pas honorée d'être la cible de tant de convoitises.

— Merde ! Faut vraiment qu'on soit en manque pour accepter de passer derrière ce dégénéré de Mogor ! se plaignait l'un des deux hommes.

— M'en parle pas ! Heureusement, j'ai les bourses bien trop pleines pour penser à ce demeuré quand je baiserai cette putain, assura l'autre, hilare.

— AU SECOURS !!!

Ce cri de détresse figea un bref instant les deux hommes avant qu'ils ne prennent le pas. Arrivés à la porte menant aux cachots, ils se contentèrent toutefois d'y coller leurs oreilles, peu enthousiasmés à l'idée de surprendre leur camarade en plein ébat.

— N – non ! Pi... pitié... lâch... lâchez-moi ! continua la voix féminine, de plus en plus faiblement ! J'é... j'é... j'étou...

— Bordel ! Ce dégénéré de pervers s'amuse à l'étrangler !

Furieux à l'idée de perdre leur « putain », les deux brigands se lancèrent enfin à sa rescousse et déboulèrent à toute vitesse dans la pièce. Dans la précipitation, le premier trébucha contre la ceinture de cuir tendue à l'entrée, entraînant son camarade dans sa chute. Ventre à terre, ils se retrouvaient tous deux à la merci de Cassandre. La dague de Mogor fermement empoignée, elle avait cessé de feindre la détresse pour venir les égorger l'un après l'autre avant qu'ils n'aient eu la moindre chance d'alerter qui que ce soit. Sa sanglante besogne accomplie, la mercenaire appela ensuite les enfants :

— C'est bon, vous pouvez venir ! Par contre, jusqu'à ce que nous soyons sortis, vous devez écouter chacun de mes ordres et obéir sans discuter. Compris ?

Tous acquiescèrent.

— N'ayez crainte ! On va tous s'en sortir !

Si Cassandre se voulut rassurante, le regard qu'elle ne put s'empêcher de lancer en direction des deux corps fragiles toujours étendus l'un contre l'autre dans leur cellule trahit une inquiétude que même de jeunes enfants pouvaient percevoir. Pourtant, ils lui accordèrent malgré tout leur confiance et suivirent docilement la mercenaire sans discuter à travers le dédale rocheux de la forteresse.

Ayant pris soin de mémoriser le trajet à l'aller, Cassandre mena sa troupe vers la sortie, non sans s'accorder un léger détour par une cache d'armes qu'elle avait repérée. Elle en profita ainsi pour échanger sa courte dague contre un messer, un long couteau forgé dans les contrées nordiques, et équipa à son bras gauche une rondache en métal. Avec son troisième et dernier butin, une arbalète, elle neutralisa sans bruit un vigile d'un carreau fiché en pleine tête.

Derrière Cassandre, son escorte était pressée de revoir le ciel. Cependant, malgré la peur, ils se montrèrent bien plus disciplinés que beaucoup d'adultes dans une situation semblable. Même arrivés dehors, les enfants acceptèrent de patienter le temps pour leur protectrice de repérer les enfants. En dessous de cette nuit sombre, dans la cour extérieure du fort, les Monstrueux festoyaient en compagnie leur leader, l'imposant Sanctijio Ghosta. Cassandre repéra le chemin le plus sûr vers la forêt.

La forteresse en ruine comportait de nombreuses fissures d'une taille suffisante pour que de jeunes enfants s'y faufilent. Cependant, malgré l'état avancé d'ébriété de la troupe de brigands, il était hautement incertain qu'un si grand groupe parvienne malgré tout à les dépasser sans être repéré. Il leur fallait à présent une diversion. Par chance, désormais dehors, dans un espace dégagé, la mercenaire pouvait à présent faire appel à des renforts. Elle pressa ainsi l'appareil qu'elle avait toujours gardé accroché à son oreille et murmura en sur articulant :

— Lieutenant, ici Cassandre ! Je suis en position, prête à évacuer les enfants ! Vous pouvez y aller !

Au bout de quelques secondes, elle ne reçut comme seule réponse qu'une bouillie inintelligible de syllabes entrecoupées de parasites.

— Lieutenant, je vous reçois très mal. Répétez !

Après une attente infructueuse, Cassandre maugréa entre ses dents :

— Foutue machine !

Elle se rappela néanmoins que sa faible qualité était sans doute le prix à payer pour sa si petite taille. Il aurait en effet été impossible à la jeune femme d'avaler pour conserver dans son estomac un émetteur-récepteur plus efficace, mais alors beaucoup plus grand. À présent, il ne lui restait plus qu'à espérer que de l'autre côté au moins, la réception serait meilleure.

Répondant à sa prière, d'autres parasites furent suivis cette fois-ci de bribes de mots presque compréhensibles :

— ... éparez-vous... courir !

Soudain, un projectile invisible fendit l'obscurité, brisa la chope en terre cuite d'un Monstrueux avant que le carreau d'arbalète ne termine sa route dans la poitrine de son compagnon de beuverie. Assis à quelques mètres, Ghosta, éprouvé par une vie entière faite de guerre et brigandage, réagit en un instant :

— ON NOUS ATTAQUE !!! hurla-t-il de sa voix tonitruante. DANS LA FORÊT !

Hélas, ces hommes, bien moins aguerris et au temps de réaction émoussé par tout l'alcool ingéré, perdirent de précieuses secondes durant lesquelles d'autres carreaux abattirent trois d'entre eux. Peu de Monstrueux étaient encore équipés que, surgissant de derrière les chênes, des chevaliers en armures de couleurs sombres chargèrent armés de lances et d'épées.

— Les soldats de Fort Capricorne, reconnut Ghosta, horrifié. Comment ?!

Pris par surprise dans un état d'ébriété très avancé, les Monstrueux n'avaient pas la moindre chance contre des adversaires organisés, supérieurs à la fois en nombre et en armement.

Cassandre n'avait plus à présent qu'à profiter de l'assaut pour escorter les enfants hors du champ de bataille au plus vite avant que l'un d'eux ne soit pris en otage ou prise dans un combat.

— Les hommes du marquis nous ont ouvert la voie ! Dépêchez-vous et courez vous cacher dans les bois ! ordonna-t-elle.

Après avoir indiqué à Ugos l'itinéraire à prendre, elle laissa à l'aîné du groupe le soin d'ouvrir la marche tandis qu'elle comptait ses protégés pour s'assurer qu'elle n'en ait perdu aucun en chemin. Fort heureusement, elle en compta bien treize quand la dépassa Viviane avec la jeune Daphnée blottie dans ses bras.

— Allez, on y va !

Cassandre s'apprêta à les suivre quand elle entendit des pas précipités dans son dos. Elle se retourna pour faire face à Sigven le long qui, armé de sa masse cloutée, la chargeait en hurlant. Il espérait ainsi effrayer celle qu'il prenait toujours pour une simple paysanne. Ainsi fut-il surpris quand cette femme qui, une heure auparavant, gémissait en suppliant ses ravisseurs de la relâcher pare avec autant d'efficacité son assaut avec une rondache. Ses yeux exorbités de stupeur fixèrent ceux d'« Émilie » tandis qu'elle transperçait son estomac de la lame de son messer. Dans un râle, Sigven s'effondra au pied de l'impitoyable mercenaire.

— SALE PUTAIN !!!

Un cri de rage surplombant le vacarme des luttes interrompit une seconde fois Cassandre tandis qu'elle s'apprêtait à partir à la poursuite des enfants.

Sanctijio Ghosta, le redoutable Ogre aux mille dents, l'avait repérée. Et, en découvrant celle qu'il pensait être sa prisonnière munie d'une épée couverte du sang de son plus fidèle lieutenant, ses jeunes otages également libérés, mit peu de temps pour recoller les morceaux. Il comprit que la frêle paysanne n'était qu'un rôle, l'interprétation d'une actrice destinée à le duper. Il ignorait comment, mais il savait que c'était elle qui avait mené les soldats du marquis jusqu'à la cache des Monstrueux. Et maintenant, il s'apprêtait à tout perdre : sa fortune ainsi que toute sa bande. Se découvrant le seul Monstrueux encore debout, l'Ogre laissa exploser un hurlement de rage et de désespoir. Une colère qu'il destinait toute entière à cette femme qui l'avait dupée. Drapés sous un voile sanglant, les yeux de Sanctijio Ghosta ne voyaient plus qu'elle.

Comprenant qu'elle était à présent la proie d'un redoutable prédateur, Cassandre dévala à toute vitesse les escaliers menant à la cour intérieure, espérant trouver refuge parmi les chênes de la forêt d'Ambroisie. Derrière elle, un vrombissement puissant raisonna dans les ruines de la forteresse. La célèbre épée dentelée de l'Ogre elle-même hurlait au monde toute sa fureur vengeresse. Sa violence se déchaînait sans pitié sur tous les malheureux soldats qui entreprirent de barrer la route du colosse. L'arme qui vibrait dans ses mains déchiquetait leurs armures de métal comme du papier avant de s'attaquer à la chair et aux os. Après son passage, ne subsistait plus que de la bouillie sanguinolente.

Heureusement pour elle, Cassandre était plus agile et rapide que ce mastodonte aux muscles hypertrophiés. Sans grande difficulté, la femme se faufila à travers les murailles érodées par les batailles et les intempéries pour se retrouver à l'orée de la forêt à distance de l'Ogre.

— Cassandre !

— Les enfants ! soupira-t-elle de soulagement en les découvrant au point de rendez-vous.

La plupart s'agglutinèrent contre elles. Elle leur offrit un bref instant de réconfort avant de leur rappeler qu'ils n'étaient pas encore sortis d'affaire.

— Allez ! On retourne dans les bois ! ordonna-t-elle à voix basse. Nous devons rester cachés le temps que les brigands soient vaincus !

— Attends ! l'appela Iria en tirant sa robe.

— Qu'est-ce qu'il y a, Iria ?

— C'est Léonce !

Le jeune garçon qui se destinait à servir l'église était accolé contre un arbre et pleurnichait en se tenant la cheville.

— Il a trébuché contre une racine, expliqua son cousin, Noé. Et depuis, il dit qu'il peut plus se relever.

Cassandre se pencha au chevet du blessé. Hélas, si elle supposait une entorse, il lui était impossible dans cette obscurité d'établir un diagnostic fiable et encore moins d'administrer les premiers soins. Sans parler du temps qui manquait. Le vrombissement de l'épée de Ghosta se faisait de plus en plus proche. Il la poursuivait toujours et les soldats du marquis échouaient apparemment à l'arrêter. La mercenaire considéra leurs chances de fuir : contre un combattant aussi expérimenté et avec un groupe d'enfants parfois très jeunes, dont un blessé, elles étaient extrêmement réduites.

— Bon... Vivianne, Ugos, Sébastien, vous êtes les plus âgés, les responsabilisa-t-elle. Montrez à vos copains où se cacher, mais ne vous éloignez pas trop. Attendez mon retour ou celui des soldats du marquis !

Tous acquiescèrent et s'enfoncèrent avec un courage que Cassandre trouva admirable pour des enfants dans la forêt sombre d'Ambroisie.

— Et... et moi ? s'inquiéta le pauvre Léonce, prêt à fondre en larmes. Je... je ne peux pas marcher !

Cassandre s'agenouilla face à lui.

— Toi, tu restes là, je m'occupe de tout, lui assura-t-elle d'une voix douce. En attendant, ferme les yeux et, quoiqu'il se passe, pas un bruit, compris ?

Le garçonnet acquiesça d'un hochement de tête. Puis, bien qu'effrayé, il clôtura ses paupières à se les fendre et, en silence, se fondit dans l'ombre du vieux chêne qui le protégeait de ses immenses racines. Seules ses lèvres bougeaient à toute vitesse sans émettre le moindre souffle. Il priait son Dieu. Si Cassandre ne croyait pas en les formidables capacités que l'Église attribuait à l'être appelé Primordial, elle lui fut néanmoins reconnaissante d'insuffler à un si jeune garçon la foi qui lui permettrait de tenir.

C'est alors que le sol se mit à vibrer au rythme des pas lourds de Ghosta, l'Ogre aux mille dents. Cassandre rengaina son long couteau dans son fourreau, puis se saisit de l'arbalète volée dans la cache d'armes de la forteresse des Monstrueux. Le rugissement si caractéristique de son étrange épée trahissait la position de l'Ogre. Cassandre inspira pour détendre ses muscles et pointa son arme en direction du point d'arrivée estimée de son poursuivant. Quand son ombre gigantesque se dessina parmi les ombres, elle pressa la gâchette de l'arbalète sans la moindre sommation. L'arbrier relâcha la corde, propulsant le carreau à près de deux-cents mètres par seconde. S'il manqua de peu la tête du géant, il se logea en plein dans son épaule droite. Ghosta poussa un cri de douleur qu'il étouffa dans sa rangée de dents. Un regard lui suffit pour remonter la trajectoire du projectile et apercevoir Cassandre, l'arme toujours pointée vers lui. La mercenaire, bien qu'elle ait préféré que le coup soit mortel, n'en était pas moins satisfaite : à présent, il n'y avait plus la moindre chance que l'Ogre aux mille dents songe aux enfants.

Sans se laisser décontenancer par sa rage que les ténèbres d'une nuit en forêt ne suffisaient pas à dissimuler, Cassandre rechargea son arbalète. Ghosta accéléré le pas en sa direction, son propre rugissement bestial se joignant à celui de son épée infernale. Les mains de l'arbalétrière se mirent à trembler sans toutefois faillir à leur tâche minutieuse. Son carreau en place, elle le décocha immédiatement sur son adversaire presque à bout portant. Hélas, le guerrier expérimenté avait anticipé l'habileté au tir de son adversaire et protégé son visage à l'aide de son solide gantelet de métal. Et à présent, sa proie était à portée de sa lourde épée dentelée.

Le gémissement effrayé d'un enfant — Léonce — surprit heureusement Ghosta. Il hésita un très bref instant qui fut néanmoins suffisant à Cassandre pour s'écarter hors de l'attaque, laissant seulement son arbalète broyée par l'impact. La mercenaire s'enfonça ensuite dans la forêt d'Ambroise, invitant l'Ogre à la poursuivre ce qu'il fit. Les jambes démesurément musclées de Ghosta écrasaient le sol tapi de feuilles mortes. Cassandre, elle zigzaguait avec légèreté parmi les arbres. Comme elle l'avait espéré, leur différence de carrure jouait ici en sa faveur : les larges épaules de la brute percutaient sans cesse les troncs épées des chênes centenaires, ralentissant considérablement sa charge. De colère, Ghosta finit même par s'en prendre à l'un d'eux en découpant ses branches de son épée dentelée, laissant Cassandre le distancer encore un peu plus. La mercenaire progressa encore deux minutes à toute allure, son cœur prêt à exploser, quand, en franchissant une haie, elle émergea dans une partie clairsemée de la forêt baignée par la douce lumière de la Lune Opale.

Le corps de Cassandra lui signala alors par la douleur qu'elle était à bout de force. La respiration lui était pénible tandis que la sueur gorgeait et alourdissait sa chemise en laine. La mercenaire serra les dents et décida qu'il était temps pour elle d'arrêter de fuir. Après avoir arraché les manches de son vêtement pour plus de liberté de mouvement, elle tira son messer hors du fourreau et, sa rondache en avant, attendit son adversaire en reprenant son souffle.

Suivant le rugissement de son épée et le bruit de ses pas lourds, Ghosta surgit à son tour de la haie. D'abord surpris de voir cette femme lui faire face, il ne commit pourtant pas l'erreur de son défunt lieutenant de la sous-estimer :

— Sale... PUTAIN ! lui hurla-t-il en se jetant sur elle.

Les assauts de l'Ogre se montrèrent à la hauteur de leur réputation : rapides et démesurément puissants. S'ils s'étaient retrouvés face à face sur un champ de bataille, il ne faisait aucun doute que Cassandre aurait été pulvérisée par cette montagne de muscles. Par chance, la mercenaire n'avait pas non plus sous-estimé son adversaire, et ils ne se trouvaient pas sur un champ de bataille.

Ainsi avait-elle pris en compte qu'alimenter une telle carrure nécessitait en grande partie une énorme quantité d'oxygène. Et si ce sprint à travers la forêt avait salement essoufflé Cassandre, Ghosta, lui, se retrouvait au bord de l'asphyxie. De plus, contrairement à l'Ogre, la guerrière ne manipulait pas en ce moment une épée devant peser au minimum une vingtaine de kilos. Concentrée sur l'esquive de chaque attaque, Cassandre le laissait alors s'épuiser en vain, son corps ralentissant de seconde en seconde.

— Qu'est-ce que... tu fais ? demanda-t-il avec difficulté en s'arrêtant un instant de frapper pour contempler les étranges gestes de son adversaire. Tu... danses ?!

La méprise quant à la nature exacte des mouvements de Cassandre était compréhensible. Elle était même à la base de sa technique de combats. Par des pas souples et équilibrés, Cassandre poursuivait incessamment le dos de son adversaire, chassant ses angles morts pour réduire à néant toute tentative d'agression de sa part. Sans s'en rendre compte, Ghosta avait été entraîné au centre d'un ballet tourbillonnant. Il estima à tort que tout ceci n'était qu'une simple tentative de distraction, car à mesure qu'il fatiguait, Cassandre décela de plus en plus d'ouverture dans sa garde. De son long couteau, elle se mit à entailler successivement l'épaule gauche et chacun de ses mollets avant de rater de peu la gorge pour balafrer son menton. Cependant, ce n'était pas par plaisir sadique qu'elle faisait durer le combat. Malgré les rayons lunaires traversant la frondaison, l'obscurité toujours présente empêchait l'épéiste de viser avec précision pour asséner un coup mortel.

Essuyant ses premiers sangs, l'Ogre hurla et fit à nouveau vibrer son épée qui produisit des étincelles. Il espérait ainsi effrayer son adversaire. Une tentative vaine, d'autant que Cassandre connaissait à présent la nature exacte de son arme. Sa lame dentelée se composait d'une chaîne où, à chaque segment, était fixé un croc métallique aux arrêtes tranchantes. L'épaisseur anormale de la garde et la présence d'une gâchette avaient permis à la combattante expérimentée de déduire que, derrière ce rugissement, se cachait en réalité le bruit d'un moteur à huile de roche. L'appareil servait à entraîner la chaîne à toute vitesse, la rendant capable de déchiqueter les armures les plus solides. N'en portant pas, Cassandre avait bien plus à craindre du poids élevé de la lame. Un poids qui, à mesure que le combat durait, continuait de désavantager surtout son propre porteur. En combattant expérimenté, Ghosta aurait d'ordinaire compris qu'il lui aurait mieux valu lâcher rapidement son épée dentelée. Mais son sang, propulsé à toute vitesse par son cœur qui s'emballait, coulait à flots des entailles infligées par son ennemie. L'hémorragie et la colère l'empêchaient de réfléchir.

Un état de faiblesse qui amena Cassandre à armer son long couteau pour cibler sa gorge et mettre un terme à ce combat où elle aussi s'épuisait. Hélas, elle commit par imprudence l'erreur mortelle de sous-estimer le légendaire Ogre aux mille dents dont l'instinct de combattant ne s'était pas totalement éteint. Enfin lâcha-t-il son arme trop lourde avant de jeter ses mains épaisses vers le cou fin de son adversaire. Son allonge lui permit d'agripper Cassandre avant que la lame de cette dernière n'ait atteint son but. Le souffle coupé par les doigts épais serrant à présent sa gorge, la femme put à son tour sentir ses forcer la quitter.

— Tes yeux, marmonna faiblement Ghosta. Je sais à présent pourquoi je les aimais tant !

Cassandre ignora si cela était dû à cette soudaine réalisation ou bien à l'ascendance qu'il venait de reprendre, mais qu'importe la raison, le sourire carnassier qu'affichait à présent l'Ogre aux mille dents la fit frissonner.

— Tu as connu la guerre n'est-ce pas ? posa-t-il rhétoriquement la question. En tant que combattante ! Tes yeux... je peux y voir toutes les atrocités que tu as commises, le plaisir de moins en moins coupable que tu as ressenti à tuer toujours plus ! Tu le ressens toi aussi, n'est-ce pas ? Ce vide qui s'est installé en toi et que rien ne peut combler ! Hein ? Dis-moi !

Cassandre se refusa de répondre quand bien même l'aurait-elle pu. Tandis que Ghosta agrippait toujours fermement ses mains contre son cou, elle préservait ses forces pour ne pas lâcher son messer, attendant ce moment où la puissance colossale de l'Ogre atteindrait ses limites. Quand enfin ! Enfin sentit-elle la pression qu'il exerçait sur elle s'atténua suffisamment pour que Cassandre puisse à nouveau serrer sa garde. Elle envoya alors sa lame perforer le poignet gauche de son agresseur qui, sous la douleur, la relâcha offrant à la guerrière une opportunité cette fois-ci réelle de lui trancher la gorge. Tout de suite après, elle prit ces distances, préférant prendre ses précautions face à cet homme aux prouesses surhumaines.

En sécurité, elle contempla avec dédain les derniers instants de Sanctijio Ghosta, l'Ogre aux mille dents. S'il existait quelque part un enfer, elle pria pour que l'âme de ce salaud aille y brûler pour toutes les atrocités qu'il avait commises. Sans doute effrayé par ce qui pourrait l'attendre de l'autre côté, Ghosta se raccrochait à la vie de toutes ses forces. Il tenta de ramper vers Cassandre qui l'entendit lancer des monceaux d'insultes à son encontre dans sa langue natale. Puis il se maudit d'avoir échoué dans son entreprise de vengeance. Cependant, malgré ses efforts et sa puissance prodigieuse, Ghosta ne pouvait rien contre le baiser glacial de la faucheuse. Le légendaire Ogre aux mille dents cracha sa dernière gerbe de sang et son supplice s'acheva.

Cassandre poussa alors un profond soupir de soulagement pour relâcher la tension. Malgré le bon déroulement de son plan de bataille, elle ne s'était pas imaginé sortir finalement victorieuse d'un duel contre un tel adversaire. Éreintée, les jambes flageolantes, elle planta la lame de son couteau dans l'humus de la forêt rendu mou par les récentes pluies. Puis elle s'assit contre un tronc d'arbre depuis longtemps abattu et recouvert à présent d'une mousse confortable. Elle reprit son souffle avec difficulté, à la fois car son cœur s'était emballé, mais également, car sa gorge souffrait encore du contact avec les doigts musclés de l'Ogre.

La femme ferma les yeux et songea aux dernières paroles qu'avait prononcées Ghosta à leur sujet. Il avait eu raison. L'Atroce Guerre et toutes les sauvageries dont elle avait été témoin ou même actrice. Ils avaient créé un vide en elle. Toutefois, contrairement à l'Ogre, elle avait tenté de le combler. Durant ces treize dernières années, elle s'était ainsi évertuée à vivre d'autres choses, à enchaîner les expériences dans le but de faire de la guerre une simple composante de son être parmi d'autres, une souffrance qui ne la définirait pas. Hélas, comme l'avait constaté Ghosta, ce vide restait présent en elle et quelque soit la solidité de ce qu'elle tentait de bâtir, il finissait un jour ou l'autre par tout avaler. Pourtant, elle se refusait à abandonner et persévérait. Que pouvait-elle faire d'autre ? Mettre fin à ses jours ? Les fantômes de son passé ne le permettrait jamais.

En attendant, les paupières toujours closes, Cassandre s'autorisait à apprécier le doux clapotis du cours d'eau coulant à proximité. Un léger bruissement vint lui frôler l'oreille. Un bruissement émis par de toutes petites boules de lumières voletant dans ce recoin de la forêt, à proximité du ruisseau.

— Il semble que j'ai l'immense honneur de recevoir la visite des fameuses fées de cette forêt, murmura-t-elle pour ne pas les effrayer, un discret sourire aux lèvres.

Après s'être cachées du tumulte du combat, les lucioles peuplant ces bois osèrent de nouveau reprendre leur place en ces lieux. L'une d'elle se posa même sur la garde du messer, toujours plantée dans l'humus. Une brise légère provoqua toutefois son envol et glaça la peau humide de sueur de Cassandre.

Frissonnante, elle se releva, estimant qu'il était temps pour elle de rejoindre les autres au plus vite avant d'attraper froid. Elle s'apprêtait à sortir le messer de son fourreau végétal quand la lame se mit à briller. Le vent de tout à l'heure avait écarté les nuages, révélant derrière l'éclat de la Lune Opale qui brillait aux côtés de ce que les anciens appelaient encore la « bonne vieille lune blanche ».

À bientôt trente-cinq ans, Cassandre n'avait pourtant jamais connu d'autres cieux, elle qui était à peine née quand les dix nouvelles lunes sont apparues près de la Terre.

Quand avaient surgi ces gigantesques vaisseaux abritant à leur bord des visiteurs d'une planète lointaine.

Quand, ce jour-là, la race humaine fit la rencontre des Yun'tlybes.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top