L'armée aux yeux verts (2)
***
Pendant ce temps, au sein de la forteresse servant de quartier général à la garde de Capricorne, le lieutenant Homère Lézalie rassemblait et organisait au mieux ses compagnons arrivés à bon port. Hélas, l'attaque rapide et imprévisible de cette puissante armée adverse n'avait permis qu'à trente d'entre eux de rejoindre le bastion. Non seulement l'ennemi était parvenu nul ne sait comment à franchir les légendaires murailles entourant la ville, mais il s'était également rendu maître incontesté des ténèbres, imprégnant confusion et peur dans l'esprit des rescapés.
Invoquant son courage, Homère Lézalie s'adressa à la pointe effilée de sa sa lance à laquelle il réitéra son serment : dût-il y risquer sa vie, il protégerait la cité des Promesses et tous ses habitants. Un gantelet de métal se posa alors sur ses épaules.
— Êtes-vous prêts, lieutenant Lézalie ?
— F-fin prêt, c-c-capitaine Chariott !
Le lancier frappa vigoureusement le plancher de bois de sa hampe, exhalant d'une force et d'une détermination qui plut à son supérieur.
— Très bien !
Ils se rendirent ensuite dans la grande pièce d'à côté où les attendait une trentaine de sentinelles lourdement armées. Le capitaine Octave Chariott, le plus gradé en ces lieux, prit le temps de les jauger un par un. La plupart d'entre eux étaient, comme son lieutenant, trop jeunes pour avoir connu la dernière guerre avec d'autres yeux que ceux d'un enfant. Pourtant, ce n'était pas eux que cette invasion perturbait le plus. Les vétérans, ceux-là mêmes qui, une quinzaine d'années auparavant, avaient vaillamment combattu et sans cesse repoussé les troupes de l'Empereur Armstark XX, refusaient à présent de concevoir qu'une armée ait pu franchir les « imprenables » murailles de Capricorne. Le capitaine Chariott dut d'ailleurs infliger une légère gifle à la joue de l'un d'entre eux pour qu'ils comprennent enfin que tout ceci n'était hélas pas un mauvais rêve. Puis, après avoir éclairci sa gorge, il s'adressa à eux d'une voix forte et assurée.
— Comme vous le savez, nous subissons actuellement une attaque ennemie. Nous ignorons encore qui et combien sont-ils. Nous ignorons également comment ils sont parvenus à traverser nos murailles sans se faire repérer. Je viens pour ma part d'envoyer des messagers au château. Dès qu'ils les auront avertis, les chevaliers du marquis arriveront en renforts. En attendant, il est de notre devoir de protéger notre cache d'armes. Il est hors de question que l'ennemi se serve dans nos réserves pour tuer nos voisins, nos amis, nos familles. La nuit sera longue, mais nous tiendrons ! Capricorne ne tombera pas durant notre garde !
— Capricorne ne tombera pas durant notre garde ! répéta avec ferveur et sans le moindre bégaiement le lieutenant Lézalie, bientôt suivi par ses vingt compagnons.
Leur courage retrouvé grâce aux mots de leur capitaine, tous ces fiers combattants se mirent en position pour défendre chaque entrée. Par chance, le quartier général de la garde de Capricorne avait été conçu pour pouvoir constituer une place forte dans le cas — qui apparaissait alors comme peu probable — où un envahisseur aurait atteint la cité.
La simple activation de leviers disposés à l'intérieur détacha ainsi les rangées de planchers amovibles entourant la tour fortifiée, dévoilant de larges et profondes douves. Une escouade ennemie tenta malgré tout de s'approcher, espérant que la nuit se reflétant sur leurs armures polies dissimulerait leur progression. Une nuée de flèches et de carreaux, lancés par des archers et arbalétriers postés entre les créneaux du chemin de garde vint cependant calmer leurs ardeurs.
— Quelle bande d'idiots ! se moqua la sous-lieutenante Shena. On ne voit peut-être pas aussi bien que vous dans le noir, mais vos yeux verts luisants forment une cible facile.
Une vantardise que la redoutable archère n'eut pas à ravaler de sitôt, démontrant à cinq autres adversaires son incroyable précision au tir. Ses prouesses et celles de ses camarades empêchèrent quiconque d'approcher à moins de dix mètres de la forteresse. Au bout d'un certain temps, les minutes s'écoulèrent sans qu'aucun nouvel ennemi ne vienne tenter sa chance.
— Pssst ! Shena ! l'interpela Danve, l'arbalétrier à ses côtés. Tu... tu penses qu'ils ont abandonné ?
Comme toute réponse, Shena se contenta d'un grognement intimant à Danve de se taire. Ses sens toujours aux aguets, elle détecta soudain du mouvement du côté de la rue des forgerons, à sa gauche. Deux lumières, rouges celles-ci, progressaient en zigzaguant dans leur direction.
— Oh ! Ils les font également en rouge ? railla la sentinelle en bandant son arc. Je suis sûr que tu dois être un chef, toi.
Un carreau provenant de son compagnon trop pressé manqua son but. Shena voulut prendre à contre-pied l'assaillant, mais l'agilité et la rapidité de ce dernier lui firent rater son tir pour la première fois de la soirée.
— Fais chier ! pesta-t-elle tout en se saisissant d'une autre flèche dans son carquois.
Le soldat aux yeux rouges en profita pour avaler les derniers mètres le séparant de la forteresse des sentinelles capricornaises. Juste avant d'atteindre les douves, il fit une brusque accélération, esquivant ainsi un second carreau d'arbalète, puis pris son élan pour bondir droit sur la muraille. Sitôt qu'il eut touché la surface en pierres lisses, ses mains et ses pieds y adhérèrent et, telle une gigantesque araignée menaçante, l'ennemi rampa en direction de l'archère.
— C'est un monstre ! Un démon ! s'exclama Danve, effrayé par les déplacements surnaturels de l'envahisseur.
— Non, mais tu vas la fermer ! lui somma Shena en crachant par terre, rendue furieuse par son camarade superstitieux, mais surtout par son précédent échec.
Gênée dans son angle de tir, l'archère bondit sur le créneau de la muraille. Faisant fi d'être à découvert, elle banda son arc et visa de la pointe de sa flèche pile entre les deux orifices écarlates qui la fixaient.
— Descends de là, fils de —
Clôturant prématurément sa réplique, le crâne du sous-lieutenant Shena éclata en une gerbe de sang mêlé de cervelle. Juste en dessous, le soldat-araignée au regard rougeoyant qui avait momentanément stoppé son ascension tenait à présent dans sa main droite une épée qui était jusque-là accrochée dans son dos. À l'extrémité de la lame, une fumée dégageant une forte odeur de poudre s'élevait d'un canon fondu directement sur le métal tranchant.
— Ah... Aaaaah !
Le gémissement plaintif de Danve, légèrement éclaboussé par les restes sanguinolents de sa camarade, attira un second coup de feu qui détruisit son arbalète, lui emportant trois doigts au passage. N'ayant plus le moindre obstacle susceptible de perturber son ascension, le soldat aux yeux rouges atteignit sans encombre le chemin de garde. Sa première action fut alors d'achever impitoyablement de son épaisse lame le pauvre Danve juste avant de bondir dans les escaliers menant au niveau inférieur du bastion, esquivant de justesse une volée de flèches tirées depuis les autres murailles.
— INTRUSION ! hurla l'un des archers. ESCALIER SUD-OUEST !
En bas, le lieutenant Homère Lézalie dépêcha trois de ses hommes pour accueillir l'intrus en bas des marches. De là ils purent entendre ses pas d'abord précipités avant qu'ils ne ralentissent progressivement jusqu'à un arrêt complet. Les trois soldats n'en baissèrent pas pour autant leurs épées et lances, toujours pointées en direction de l'unique issue. Quand l'ennemi reprit finalement sa descente, ses bottes métalliques claquèrent sur la pierre, marquant son avancée lente et régulière. De l'escalier en colimaçon surgit alors une silhouette petite et gracile, les mains dressées au-dessus de sa tête en signe de soumission.
À l'instar des envahisseurs repérés en ville, l'armure de cette unité était composée de pièces toutes polies comme un miroir. Toutefois, contrairement à celles portées par ses autres congénères, celles-ci arboraient des arabesques dorées finement réalisées par un forgeron consciencieux. Cet accoutrement ainsi que son masque d'argent aux yeux d'une couleur incandescente très distinctive, ne laissèrent pas le moindre doute quant à son grade supérieur au sein de l'armée inconnue.
— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? tonna la voix et charismatique du capitaine Chariott en dépassant ses hommes. Parlez !
En réponse à cette tentative d'intimidation, l'ennemi baissa lentement ses mains et dégrafa une à une les fixations à l'arrière de son heaume. Il le laissa ensuite tomber au sol dans un claquement aigu et la révélation de son visage suscita de bruyantes exclamations de la part de tous les soldats capricornais.
— Une... gamine ?!
Le capitaine Chariott observa avec surprise, mais surtout dédain, cette jeune fille âgée d'une vingtaine d'années à peine. Malgré ses cheveux courts à la garçonne, ses traits fins trahissaient sans méprise possible son appartenance au beau sexe. Son air provocateur, dépourvu de la moindre trace de peur, considérait avec un sourire goguenard tous ces fiers soldats qui la menaçaient de leurs lances et leurs épées.
L'attention de la femme guerrière se porta toutefois avec une certaine insistance sur le lieutenant Homère Lézalie. La jeune sentinelle maintenait envers elle une défiance bien plus importante que les autres à son égard. Elle ignorait alors qu'elle lui évoquait une femme dont il avait dernièrement pu constater la redoutable efficacité. Le genre de femme qu'il n'aurait pas souhaité avoir de sitôt comme ennemie.
— Je vous aime bien vous. Vous êtes très mignon ! minauda-t-elle à son encontre, sans se départir de cet agaçant rictus provocateur.
Faisant peu cas des armes autour d'elle, elle voulut s'avancer vers Homère, mais sa progression fut immédiatement stoppée par une gifle puissante assénée par le lourd gantelet en métal du capitaine Chariott.
— Je t'ai posé des questions, sale gamine ! Je t'ordonne de me répondre sur-le-champ !
Frottant sa joue endolorie, la jeune fille demeura immobile, agenouillée sur le plancher en bois. Son corps fut soudain pris de légers soubresauts, puis des larmes roulèrent sous le masque de cheveux roux lui couvrant alors les yeux. Cette faille dans la cuirasse de l'impétueuse ne provoqua pourtant pas le moindre émoi dans le cœur endurci du capitaine Chariott. Le militaire éprouvait par contre un intérêt pour les mots qu'il crut l'entendre murmurer entre deux sanglots.
— Qu'es-tu en train dire, sale putain ? Parle à voix haute !
Son ordre n'étant pas immédiatement suivi d'effets, l'agacement du capitaine Chariott ne fit que croître. Il s'avança vers l'ennemie, la surplombant de son imposante carrure et de son regard impitoyable et acéré. Fort de sa supériorité physique qui lui donnait l'air d'un père grondant avec la plus ferme sévérité sa petite fille, il lui agrippa violemment le poignet pour la relever et les gémissements de sa captive gagnèrent alors en intensité.
— Capitaine, m-m-méf-f —
Son instinct lui hurlant à l'en étourdir à quelle point, malgré les apparences, cette jeune soldat était dangereuse, Homère Lézalie tenta d'en avertir son supérieur. Hélas, le stress ne fit qu'accroître son bégaiement et la colère du capitaine Chariott le rendit sourd aux faibles suppliques de son second.
— Combien de fois devrais-je me répéter ? Vas-tu parler plus fort à la fin ?!
C'est alors qu'un éclair brillant jaillit du ceinturon de sa prisonnière et acheva sa course dans la gorge du capitaine.
— Tu vas baisser ces putains de leviers, oui ?! hurla la meurtrière, son couteau toujours fermement planté dans le corps de sa victime.
Figés de stupeur par la mort instantanée de leur respecté leader, un moment bien trop long fut nécessaire aux gardes capricornais pour comprendre que les paroles de la jeune fille ne leur étaient pas adressées. Et Homère, bien qu'il fut le premier à se retourner, n'aperçut que trop tard le soldat aux yeux verts. Ayant profité de la distraction offerte par sa cheffe, il s'était faufilé par un autre chemin jusqu'à l'intérieur du bastion pour atteindre les leviers commandant aux défenses de la forteresse. Le lieutenant Lézalie se jeta sur lui pour l'arrêter, mais le corps lourd et encore chaud de son capitaine propulsé par la démoniaque guerrière le fit chuter.
Immobilisé ventre à terre sous un poids mort, Homère ne put qu'assister effaré à la désactivation du mécanisme régissant les douves qui se refermèrent tandis que le portail principal révélait la cinquantaine d'ennemis qui avaient patiemment attendu cet instant. Une vague argentée submergea soudain l'ultime bastion de la cité de Capricorne
Une détonation forte provoqua un sursaut chez Homère juste avant qu'un de ses camarades ne s'effondre à quelques centimètres à peine, un immense trou fumant au niveau de sa poitrine. Derrière, la jeune fille qu'ils pensaient naïvement avoir acculée s'esclaffa d'un rire dément. Au final, c'était elle qui les avait piégés. Et à présent, elle se délectait du sang qu'elle faisait couler, de la chair qu'elle tranchait et de leur crâne brûlé par les projectiles de son étrange épée explosive.
Galvanisé par la fureur et son serment de protéger la ville toujours ancrée dans la pointe de sa lance, Homère gonfla ses muscles et parvint ainsi se dégager du cadavre de son regretté capitaine. Une fois relevé, il empoigna fermement la hampe de son hast et, après avoir poussé un hurlement, se jeta à corps perdu dans la bataille.
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