7. Gabriel et Cléa

Trois ventilateurs. C'était ce dont Gabriel avait besoin pour rafraîchir son petit atelier. Une semaine avait passé depuis la sortie à l'aquaparc et la température n'avait pas baissé d'un degré. Les oreillers passaient leur journée au frigo, les volets restaient fermés pour empêcher le soleil de s'engouffrer et les jeunes adolescents suaient tout ce qu'ils pouvaient.

Et il n'y avait rien à faire.

C'était ainsi que fonctionnait le monde. Pendant toute l'année, de septembre à juin, les gens travaillaient sans relâche pour mettre un peu d'argent de côté et, l'été, ils allaient tout dépenser à la mer ou à la montagne, désertant leurs magasins et échoppes. Mais pour ceux condamnés à rester, commençait alors une longue traversée du désert où tout ou presque était fermé. Et quand en plus, le soleil s'y mettait, les jeunes finissaient rapidement par se croire en plein Sahara. Ne manquait que le sable et les mirages.

Forcément, Gabriel avait essayé de peindre les rues vides, mais elles faisaient des modèles moins appréciables et sexy que ses partenaires habituels. Il s'ennuyait ferme. Puis il s'était rappelée qu'il avait une petite amie, et qu'en prime, elle partageait ses passions. Il ne lui en fallait pas plus pour organiser son petit bunker à lui dans son duplex, non pour se protéger des bombes mais simplement de la chaleur.

Plusieurs fois jusqu'à ce premier mercredi du mois, Cléa était donc venue dessiner et poser, selon son humeur du moment. Les deux artistes s'étaient lancés dans une petite guerre des pommes. C'était à qui réussirait le mieux à reproduire le fruit en nature morte. Le gagnant remportait le droit de le manger. C'était déjà mieux que rien. Souvent, la bataille se terminait en démonstration, avec de nombreuses feuilles posées sur le sol. Tout pouvait servir de pinceau tant que cela servait l'art, même des corps. Il ne fallait surtout pas avoir peur de se salir, c'eut été reculer devant l'inspiration. La matinée finissait souvent dans la baignoire. Le jet presque glacé de la pommette de douche rendait le toilettage commun assez torride. Mais là, les deux amoureux s'en fichaient bien d'avoir un peu chaud. Au moins passaient-ils un très bon moment ensemble.

Ensuite, ils mangeaient. Le mercredi, Gabriel proposa sa nouvelle spécialité : des sushis livrés à mobylette recouverts de sauce soja, de wasabi et du fond de sirop d'érable qu'il avait ramené du Canada. C'était imbouffable. Sa mère en vacances pour quelques jours avec son petit ami, il avait la charge de s'occuper du duplex et des courses. Pour pallier ses faiblesses culinaires, Cléa se mit aux fourneaux pour préparer le dessert, une tarte aux pommes maisons. Elle adorait cuisiner. Petite fille, alors que ses parents étaient toujours de ce monde, elle pouvait passer des heures à préparer moult gâteaux. Adolescente, elle s'était spécialisée dans le space-cake, avant de laisser tomber. Reprenant goût à la vie, elle avait ressorti ses principaux livres de recettes. Au moins le repas se finissait-il sur une touche sucrée agréable.

L'après-midi commença par un thé ou un café accompagnant une discussion à bâton rompu entre modernisme et académisme. Chacun défendait sa vision des choses et sa définition de l'art. Puis, allongée sur le clic-clac, Cléa posa. C'était quelque chose qu'elle trouvait finalement assez agréable. Avec ses cheveux teints de toutes les couleurs et plutôt courts, elle n'avait pas souvent l'occasion de faire état de sa féminité. Elle, elle était plutôt du genre garçon manqué. Pour sortir avec des filles et mener des mecs à la baguette, elle s'était sentie obligée de masquer ce qui en montrait trop sur son genre. Pourtant, ses courbes arrondies la rendaient belle. Quand son visage était souriant, on pouvait lire la malice au fond de ses yeux marron. Quand elle tirait légèrement la langue, ce qui avait pour effet de gonfler ses pommettes roses, elle devenait succube, objet de désir et d'adoration prête à aspirer l'âme de ceux qui s'en approchaient trop. Au fil des mois, sa poitrine s'était légèrement développée. En forme de poire, elle était courbe et sensuelle jusqu'aux alvéoles et jusqu'au bout des tétons, sans vulgarité. Elle-même se complaisait parfaitement dans cette apparence qui ne se révélait que lorsqu'elle laissait choir ses sous-vêtements en dentelle blanche à côté d'elle, entre les draps et le sol. Pour se rendre plus désirable, elle avait suivi les conseils de son frère quant aux bienfaits de l'épilation comparé au rasoir. Elle en avait souffert, mais d'un autre côté, elle ne détestait pas du tout la douceur de ses jambes et de ses bras. Seule la zone la plus intime de son anatomie n'avait pas eu le droit à ce léger traitement de faveur. C'était le seul endroit où elle souhaitait affirmer sa bestialité. Cela ne la rendait que plus femme.

Pourtant, alors même qu'elle prenait les meilleurs poses, à faire rougir Courbet lui-même, cela n'ébouillantait que peu le sang de l'artiste qui la dessinait. Quand Gabriel se plaçait derrière son chevalet, il s'offrait tout entier à son art. Rien n'avait plus d'importance que l'étude des formes et des muscles, à l'exception peut-être du travail sur les couleurs, les ombres et les jeux de lumières. Avec les volets fermés, une lueur tamisée venait tomber en des lignes striées sur le corps de la belle adolescente. Cela apportait une touche de quiétude au tableau. Tenant son pinceau ou son crayon du bout des doigts, Gabriel s'amusait à dessiner et redessiner la même scène, comme un pianiste pouvait jouer à l'infini le même morceau jusqu'à le maitriser complétement. L'air des ventilateurs – reliés à un système bricolé de vaporisation d'eau à intervalles réguliers – rafraichissaient suffisamment l'atmosphère pour que l'après-midi soit agréable. Cléa s'abandonnait complètement en souriant, la tête penchée sur le côté. Son camarade la regardait, soupirait de plaisir, et se remettait à son ouvrage.

Quand il y pensait, Gabriel se faisait la réflexion qu'il était peut-être bien amoureux. Cette fille lui avait fait passer son goût et son envie d'aller voir ailleurs. Aucune cuisse n'avait autant d'importance à ses yeux que celles qu'il dessinait. Il en avait visité un certain nombre, il n'en avait réellement aimées que très peu. Cléa était folle, tout comme lui. Elle avait besoin de sa présence, tout comme il recherchait la sienne. Ils souffraient des mêmes passions et des mêmes désirs. Il avait beaucoup à lui offrir, il ne s'était pas imaginé qu'elle eut tant à lui donner. Cléa avait besoin de lui pour vaincre ses démons. Il s'était fixé comme mission de lui faire découvrir un nouveau monde, le sien, ou l'air frais remplaçait la fumée, où le jus de pomme valait toutes les bières et où le simple plaisir de vivre dominait toutes les scarifications. Pour créer, il n'y avait nullement besoin de chercher des substances euphorisantes. Il suffisait de rire, de se battre et de pousser jusqu'au bout son imagination et sa folie naturelle. Si quelque chose semblait irréalisable, il fallait absolument le faire. À ses côtés, elle apprenait, elle se posait, elle se voyait grandir, et elle brillait d'autant plus fort que sa seule drogue avait pour nom « tendresse ».

À côté de cela, Gabriel avait aussi beaucoup appris de sa petite amie. Si ce n'était pas la première fois qu'il ressentait des sentiments d'affection aussi marqués, et si ce n'était pas non plus la première qu'il se glissait dans le rôle du mâle protecteur et attentionné, cette fille était différente de tout ce qu'il avait connu jusqu'alors. Cette passion qui l'animait n'était commune à aucune autre. Elle n'était pas purement platonique comme avec un certain blondinet ; elle n'était pas non plus tournée uniquement vers le cul comme avec certaine de ses conquêtes, souvent plus âgées ; et elle n'était même pas destructrice, comme l'avait été sa première réelle histoire de cœur. Elle était philosophique, onirique, intellectuelle, culturelle et sensuelle. Ils parlaient des grands peintres, échangeaient leur point de vue sur la vie et la nature humaine et s'embrassaient passionnément. Gabriel y avait trouvé un équilibre nouveau et une raison de réellement sourire qu'il n'imaginait pas exister dans la sphère de sa réalité. Quand il la voyait rire, ses yeux bleu maya pétillaient d'une nouvelle envie. Elle lui apportait énormément. Leurs jeux de regards signifiaient beaucoup.

Enfin, parfois, Cléa lançait un sujet de conversation. Celui de ce mercredi fut rapidement trouvé. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas vu un certain blondinet :

« Au fait, tu as des nouvelles de Kilian ? »

Souriant, Gabriel posa son pinceau à côté de lui, puis hocha la tête en repensant à certaines choses amusantes.

« Oh oui. J'l'ai vu lundi. Il était rentré la veille de Suisse et il crevait de chaud, donc il est venu se foutre à poil ici avec son chien. Réflexe caniculaire, qu'il m'a-t-il expliqué. Son père et son frère l'engueulent quand il se promène chez lui le cul à l'air, alors que chez moi, il a une bonne excuse, vu que j'le dessine. Sinon, bah il a été insupportable à chialer parce que son Aaron lui manquait déjà et à râler contre ce foutu soleil et contre mes draps qui lui collaient au dos. Alors qu'entre nous, c'était quand même sa faute s'il transpire autant, pas la mienne ! Mais c'est Kilian, hein. Tu lui fous un cookie dans le bec et c'est bon, il se calme. Un vrai gosse. Et hier, il s'est envolé pour la Corse avec Martin pour quinze jours, comme tous les ans en aout. »

Une chose que Cléa avait remarqué, c'était que lorsque Gabriel parlait de Kilian, même pour le critiquer, c'était toujours avec une profonde tendresse dans l'intonation. Cela le faisait à chaque fois, et là encore, le châtain avait laissé son visage afficher de nombreuses expressions tendres, sans même s'en rendre compte. Cela intriguait l'adolescente. Si elle savait que le blondinet était particulièrement important pour son petit ami, elle n'avait jamais vraiment compris pourquoi. Certes, elle ne pouvait nier que Kilian était une réelle source d'inspiration et qu'il possédait une personnalité hors du commun. Elle avait elle-même pu remarquer son abnégation à faire le bonheur autour de lui-même quand il s'en prenait plein la gueule, et avait largement constaté ses colères et crises de nerfs qui balayaient tout sur son passage. Mais que Gabriel y soit à ce point attaché malgré son mauvais caractère, cela restait encore légèrement obscur. Elle lui posa la question.

« Pourquoi tu tiens autant à lui ? Je veux dire... tu n'es jamais sorti avec, et tu n'en as jamais eu envie, mais tu sembles l'aimer encore plus que ta propre mère... »

Songeur, Gabriel posa son menton sur ses mains. Cléa disait vrai, et il n'avait pas grand mal à l'admettre. L'artiste avait été présent pour le blondinet pendant l'année de seconde, mais c'était déjà une conséquence de son attachement, et non pas une cause. Leur correspondance lorsqu'il était à Paris lui avait fait beaucoup de bien, mais on ne trouvait là que la confirmation de certains sentiments. Kilian, il l'avait observé sous toutes les coutures dès la sixième, mais il était alors trop tôt pour parler de révélation. Quand, donc, était née cette étrange affection ? Après plusieurs longues secondes de réflexion silencieuse, Gabriel répondit enfin :

« Des raisons, il y en a plein, mais j'dirais que le moment où j'ai réalisé qu'en effet, il était spécial, c'était en cinquième. C'est une petite anecdote, et je crois que lui-même l'a oubliée avec le temps, mais pour moi, ça a été une révélation. »

*****

En cette période, un professeur de Français terrorisait les élèves de la 5ème3 du collège Voltaire. Parce qu'il ne quittait jamais son manteau vert, même en classe, et qu'il faisait presque deux mètres de haut, les jeunes l'avaient surnommé « Gozilla ». Quand il se mettait en colère, sa voix grondante faisait vibrer les murs. Malgré le fait qu'il n'ait jamais mangé personne, de folles histoires circulaient sur lui. Des pré-adolescents mauvais en dictée auraient ainsi disparu du jour au lendemain, sans que personne ne s'en émeuve. Celui qui racontait le plus de ces bobards censés impressionner ses camarades se nommait Adrien. Forcément, la tête de classe voyait dans ces histoires un bon moyen de se payer la tête de ceux suffisamment naïfs pour y croire. Et dans sa cinquième, ils étaient nombreux. Entre les fraicheurs menées par Magalie et son ami Victor, plusieurs étaient persuadés qu'en cas de mauvaise moyenne, ils y risquaient leur peau.

Rêvant au fond de la classe en observant les oiseaux voler par la fenêtre, Gabriel n'avait jamais prêté la moindre attention à ces sornettes. Sa mère connaissait bien ce professeur, un confrère, et en avait toujours dit le plus grand bien : avec lui, les élèves travaillaient et progressaient, sans doute parce qu'il avait un talent particulier pour obtenir le calme. Le pré-ado voyait surtout dans ces fantasmes une bonne occasion de se marrer un bon coup. Quand on lui demandait son avis, il ne démentait jamais et se contentait de hausser les épaules. Tout juste se permettait-il d'appuyer lourdement sur le fait que, celui qui s'amusait le plus à faire courir ces rumeurs étaient un jeune connard prétentieux et imbu de sa personne, mais se faisant, toutes les pauvres âmes en peine le regardaient en écarquillant les yeux. Victor, surtout, cancre par excellence réputé pour sa « gentillesse ». Sa bêtise était telle qu'elle faisait passer les réflexions naïves de Kilian pour du Kant ou du Spinoza.

« Bah oui, c'est Adrien, et alors ? »

Agacé par autant de stupidité, Gabriel ne cherchait pas à relever et s'en allait en soupirant. Il avait bien autre chose de plus important à faire. Fier de l'épithète « Magnifique » que lui avait donné Kilian, il aimait passer ses cours et son temps libre à dessiner dans les marges de ses cahiers. Ses dessins faisaient toujours l'admiration du blondinet et lui avaient permis de gagner son amitié.

Ce couillon aux cheveux dorés, aux yeux verts et au grand cœur, il l'appréciait vraiment. Ses remarques le faisaient hurler de rire. Son manque de pudeur qui masquait une franche sincérité l'impressionnait toujours. Sa totale innocence le touchait en plein cœur. Kilian n'était jamais du genre à chercher des noises aux autres. Quand il se battait – cela arrivait fatalement –, c'était toujours pour voler au secours d'un bon copain. Et derrière ses airs d'éternel benêt, il était loin d'être le plus stupide de la classe. Sous ses airs de ne pas y penser, le blondinet avait une profonde intelligence humaine, à même de faire craquer le châtain. Et ses excellentes notes en mathématique impressionnaient Gabriel et le rendaient presque jaloux.

Kilian, lui, il ne croyait pas un seul instant aux conneries racontées par Adrien. Candeur n'était pas synonyme de bêtise. Au contraire, même. Voir les autres plonger tête la première dans ces absurdités l'énervait au plus haut point. Ça, s'il avait pu, il aurait bien voulu montrer à Adrien sa façon de penser. Ses meilleurs amis l'en avaient découragé : leur camarade était de loin bien trop vicieux pour qu'on ose l'attaquer de front. D'ailleurs, si Martin, Gabriel et Yun-ah n'avaient pas été là pour faire tampon, Adrien ne se serait pas gêné pour causer du tort à l'innocent blondin. Ce n'était pas faute d'avoir essayé. Dès qu'il le pouvait, le meilleur élève de la classe rabaissait Kilian, le critiquait et essayait de l'humilier. Souvent, ses assauts se terminaient par les larmes sincères du candide pré-adolescent qui vivait plutôt mal ce harcèlement. En effet, s'il n'hésitait pas à montrer les poings pour défendre les autres et ses principes, Kilian était bien incapable de riposter pour lui-même. Dès qu'il devenait la victime de la méchanceté humaine, il courbait le dos et se recroquevillait. C'était ainsi. Sans ses potes autours de lui, il aurait eu à subir un flot ininterrompu d'emmerdes. Parce qu'ils étaient là, Adrien lui foutait une paix relative et mesurait ces propos. Certains, quand même, avait fait mal.

Un jour, une nouvelle absurdité réussit à faire sortir Gabriel de ses gongs. Pour la première fois depuis le début de l'année, le professeur de Français était absent depuis plusieurs jours, et de multiples rumeurs s'étaient mises à courir sur son compte : maladie, dépression nerveuse, fainéantise... toutes les raisons pour justifier cette anomalie étaient bonnes. Ce fut une fois de plus celle inventée par Adrien qui fit le plus de vagues :

« Il a dû être mis en garde à vue pour s'en être pris à des mineurs, j'vois que ça. La manière dont les pions nous cachent la véritable raison, c'est presque une preuve. »

C'était vicieux et pervers. Gabriel connaissait la vérité, lui. Sa mère le lui avait expliqué quand il le lui avait demandé. Son professeur avait simplement fait une mauvaise chute et, bloqué par une bien vilaine entorse, il avait dû s'absenter plusieurs jours. Tous les profs étaient au courant et lui avaient même envoyé un petit mot pour lui souhaiter un prompt rétablissement. Mais étrangement, dans la classe n'avait écouté les explications du châtain. La force de persuasion de son camarade sur les esprits faibles était telle qu'ils préféraient de loin croire à des conneries évidentes plutôt que de réfléchir. Et cela l'avait énervé au plus haut point.

Dans la cour de récréation, seul Kilian et sa petite bande lui avaient témoigné leur confiance. Eux, ils savaient bien que la mère du châtain était prof au lycée et que ses infos étaient donc fiables. Le blondinet s'autorisa même une réflexion dont lui seul avec le secret :

« Même tout l'art du monde ne fera jamais changer d'avis les imbéciles ! »

Gabriel explosa de rire. Son camarade s'était emmêlé les pinceaux dans une expression bien connue, « toute la volonté du monde », et l'avait naïvement ressortie à sa sauce. Cela ne voulait rien dire, mais le châtain le prit comme un défi. Lui, il adorait l'art, et il ne supportait pas que les idiots puissent camper sur leurs positions. Surtout, le petit sourire sadique d'Adrien avait trôné bien trop longtemps sur son visage. Il était largement temps de le faire disparaitre.

Alors, sans en parler à personne, le châtain réfléchit dans son coin à un merveilleux petit plan dont Kilian serait l'innocent et incrédule complice. Pour cela, il se renseigna sur la date de retour de son professeur, puis, le midi du jour en question, il traina le blondinet à l'écart. Il avait une proposition malhonnête à lui faire. Il voulait dessiner sur son visage.

« Hein ? Mais... pourquoi faire ? »

« T'occupe, le maquillage, c'est de l'art ! On va faire une blague aux autres, on va leur faire croire que tu t'es pris une porte dans la figure. »

« Comme dans les films ? »

« Oui, comme dans les films ! Allez, ferme les yeux que j'te dessine un gros coquard ! »

Kilian avait trouvé l'idée amusante. Certes, on était toujours en mars et donc pas encore le premier avril, mais au moins comme ça, cela serait plus simple pour piéger les autres. Et le pinceau de Gabriel lui chatouillait agréablement la joue. À ses yeux, ce n'était qu'une simple petite plaisanterie : son camarade lui avait assuré que tout partirait à l'eau et qu'il pourrait se débarbouiller avant le prochain cours. Peut-être aurait-il aussi dû lui parler de son plan foireux qui visait à ridiculiser Adrien.

Devant la classe, Kilian mima parfaitement la douleur et la tristesse. Apprécié par presque tous, il se retrouva rapidement entouré des autres élèves, sincèrement compatissants. Se tenant volontairement à l'écart, Adrien avait observé la scène de manière dubitative. Cela sonnait faux. Aucun coup ne pouvait marquer à ce point un visage en aussi peu de temps. Il était à deux doigts d'emmètre cette hypothèse. Le regard de Gabriel fixé sur lui l'en dissuada. Le piège était prêt. Il s'était déjà refermé sur lui. Ce fut Victor qui, sans s'en rendre compte, le scella, en parlant un peu trop fort devant le reste de la classe.

« Adri, tu crois que c'est Boucheux qui lui a fait ça ? Il parait qu'il est revenu ce matin, il semblait de mauvaise humeur. Putain, s'il cogne sur les élèves, ça voudrait dire que t'as complétement raison ! Moi, j'reste pas dans une classe avec un taré qui va aller en prison ! »

Consterné, Adrien avait dévisagé son imbécile de sbire. Qu'est-ce que cet idiot racontait devant toute la classe ?

Simplement les quelques mots que Gabriel lui avait glissés en lui montrant l'adulte parcourir en boitant la cour de récréation. Entre l'allure monstrueuse du professeur et l'état de Kilian, son illusion était parfaite. Son histoire aussi. Il lui avait suffi de faire croire au mec le plus crédule du groupe que leur blondinet de camarade s'était rendu en salle des profs au début de la pause, et s'en était ramassé une pour avoir osé poser des questions indiscrètes. Simplet comme il l'était, Victor avait gobé ce bobard comme une mouche et était allé le répéter à qui voulait bien l'entendre comme preuve définitive et totale du bienfondé des hypothèses de son ami Adrien. Poussé discrètement par le châtain, il alla même jusqu'à prévenir Madame Stricker, la surveillante en chef.

« Madame, y a Monsieur Boucheux, il a tapé sur Kilian ! Et même, d'après Adrien, c'est pas la première fois qu'il fait des choses à des élèves ! »

Il croyait vraiment bien faire. La tête de classe, sommée de se justifier, fut à deux doigts de l'étrangler. Mis au courant de l'ensemble de conneries qui circulaient sur son compte, Monsieur Boucheux profita de son cours pour se mettre dans une rage folle et menacer d'horribles représailles l'ensemble des élèves qui avaient osé faire courir ces ragots. Gabriel se défendit de manière sournoise d'avoir quelque chose à voir avec cela. Lui, il avait passé son temps à dire la vérité, à savoir que son professeur souffrait d'une vilaine entorse et était un homme qui avait la sympathie de sa mère. Tous pouvaient en témoigner. Quant au visage de Kilian à présent débarbouillé, il ne s'agissait que d'une petite blague à destination de ses camarades. Avec son blondinet de complice, ils avaient essayé de faire croire que ce dernier s'était pris une porte. Celle de la salle des professeurs. Ce n'était vraiment pas sa faute si Victor avait tout compris de travers ! Ni s'il était allé raconter toutes les absurdités qu'un certain élève faisait circuler et auxquelles, à ses yeux, personne de censé ne pouvait croire.

Adrien était complétement piégé. Ou il niait de toutes ses forces, et démontrait à tous ses camarades présents qu'il n'était qu'un lâche menteur, ou il assumait ses paroles et risquait de prendre très cher. Dans tous les cas, il était fait et se sentait bon pour le conseil de discipline. Il fut cependant sauvé in extrémis par l'intervention d'un autre élève qui avait levé la main. Le plus douloureux pour Adrien ne fut pas d'être aidé par un autre élève, lui qui les méprisait tous, mais la couleur dorée des cheveux de celui qui avait volé à son secours.

« Monsieur, je crois qu'Adrien rigolait, rien de tout ça n'était sérieux. Ce... c'est ma faute, si je n'avais pas maquillé mon visage pour faire une blague aux autres, Victor ne serait pas allé raconter des bêtises. Alors si vous punissez Adri, faut me punir aussi... »

Touché par cette adorable candeur et bien incapable de mettre une heure de colle à un de ses élèves préféré, le professeur lâcha un profond soupir d'épuisement puis somma ses apprenants d'ouvrir leur livre à la page cent-vingt-trois. Ils avaient pris du retard sur le programme, et ils n'avaient plus de temps à perdre avec de veine plaisanterie de gamins immatures.

Ainsi se conclut l'affaire dite du « Gozilla del Voltaire ». Gabriel, lui, vissé à sa chaise, avait observé d'un air irréaliste la scène qui venait de se dérouler sous ses yeux. Son cœur battait à fond dans sa poitrine. L'excitation s'était mêlée à la surprise avant de laisser place à une profonde subjugation.

Sans rien y comprendre et persuadé de sa propre culpabilité alors qu'il n'avait jamais été qu'un outil dans ses mains, Kilian venait innocemment de foutre son plan en l'air. Le blondinet avait défendu Adrien. Son sens de la justice était tel qu'il s'était senti obligé de prendre la défense du mec qui le faisait le plus chier. C'était irréaliste. Irréaliste, mais d'une certaine manière, poignant. Gabriel venait de se prendre une violente leçon d'humanité dans la tronche. Il voulait écraser Adrien en le prenant à son propre jeu, Kilian venait de l'aplatir au sien. Le jeune pré-ado avait la capacité unique d'être à la fois triste, touchant et drôle à la fois. Son innocence, sa gentillesse et sa droiture le rendait unique. Il était la meilleure des sources d'inspiration. Naquis en Gabriel un désir fou et incontrôlable : celui de protéger et de veiller sur tout cela. C'était la première fois qu'il ressentait cet étrange sentiment pour un de ses semblables. De l'admiration.

*****

« C'était à la fois le problème de Kilian et sa principale force. Il est incapable de vraiment penser à mal, de vraiment être méchant. C'est pour ça qu'il boude tout le temps. Il intériorise ses sentiments, il s'énerve et ensuite, quand la tempête est passée, il essaie de récoler les morceaux, même avec les connards qui lui ont vraiment fait du mal. Toi par exemple. Tu t'es comportée comme la pire des merdes avec lui. Trois mois après, il mobilisait tout le lycée pour qu'on t'aide. C'est Kilian. Je crois qu'il n'y a qu'à sa mère qu'il ne pardonnera jamais, et encore, je n'en suis même pas sûr. C'est pour ça que je l'adore. Il est spécial. Malgré tous ses défauts, il reste unique en son genre, et j'ai toujours voulu préserver ça. L'observer me pousse à réfléchir et à me dépasser pour le rattraper. Il n'a jamais réalisé à quel point il méritait plus le surnom de Magnifique que moi. En tous cas, à mes yeux, il l'est, vraiment. C'est tout con, mais je crois que c'est ce jour-là que je l'ai compris. »

Forcément. En y repensant, Cléa ne pouvait nier que le blondinet était un sacré numéro. Même si cela lui faisait mal de devoir l'admettre, elle ressentait presque un peu de reconnaissance pour lui, pour ce qu'il avait naïvement essayé de faire. S'il n'avait pas été là, elle n'aurait peut-être pas fini allongée nue sur le clic-clac de Gabriel, qui sait. Et alors, elle n'aurait pas non plus pu se plaindre de l'étouffante chaleur et de certaines courbatures, ni pu jouer les grandes jalouses en tirant de manière provocante la langue.

« Je savais que tu le préférais à moi ! Tu n'es qu'un putain d'animal. Grrrr »

Le message était clair. Gabriel en ronronna d'envie. Il était un tigre, elle était une tigresse, et ils n'avaient plus envie de peindre. En même pas quelques secondes, l'ambiance s'était faite plus électrique. Le petit atelier torride et humide, avec toutes ses feuilles volant ici et là, étaient leur jungle. L'heure était aux rugissements. Cléa voulait de la bestialité ? Elle allait en avoir. Arrachant son caleçon, roulant des mécaniques et se léchant les lèvres, Gabriel essaya de lui montrer qui était le mâle. Se jetant sur le matelas à quatre pattes au-dessus d'elle, il la renifla et mordilla comme une bête en manque, lâchant ici et là quelques mugissements animaux. Elle rigola. Il était stupide et ridicule. Pourtant, sa peau légèrement bronzée, ses biceps formés par une pratique intensive du handball, son ventre plat et sa virilité frétillante lui donnait un air adulte. Avec les filles, Gabriel savait toujours mettre en avant ses charmes. Il était désirable. Elle, en tout cas, elle le désirait. Follement. Mais elle n'était pas du genre gazelle. Il n'était pas question qu'elle se laisse dévorer sans rien faire. Elle adorait prendre les devants. L'atelier pouvait encore prendre quelques degrés. Se retournant d'un coup sec, elle plaqua son partenaire contre le matelas, puis, à l'aide des draps défaits, elle noua ensemble ses deux poignets au montant. Gabriel sourit, puis grogna. Il adorait ça. Sa meuf était folle. Surtout quand elle se jetait comme une furie sur son entre-jambe, et qu'elle le dévorait d'un désir ardent. Si les petits coups de dents piquaient un peu, au moins avaient-ils la qualité d'être excitants. Et quand, en plus, elle utilisait ses ongles pour lui griffer le torse des pectoraux aux abdominaux, l'adolescent ne pouvait que rugir de plaisir. Sa copine était délicieusement animale. Personne ne pouvait lui faire cela mieux qu'elle.

Le plus agréable, c'était qu'elle ne se sentait jamais rassasiée. À peine eu-t-elle terminé avec sa mâchoire qu'elle enchaina avec le reste de son corps. Amazone des temps modernes, elle considérait Gabriel comme un jouet à sa disposition. Assise sur lui, elle s'en donna à cœur joie. Décider du rythme lui donnait un véritable sentiment de contrôle. Observer le visage rouge et hargneux de son partenaire lui servait d'aphrodisiaque. L'artiste se laissa faire, nan sans multiplier les mimiques provoquantes et les sourires. Il bouillait d'envie. Il se retenait de bondir. Bête en cage, il n'attendait qu'une seule chose : qu'on dessert ses liens pour, enfin, reprendre le contrôle de la situation et gratifier sa petite amie de toute sa fougue.

Après une longue et feinte hésitation, Cléa lui libéra les poignets. C'était le signal du début du troisième round. Sautant sur sa proie et partenaire, Gabriel la traîna sur le sol avec les draps, puis lui bouffa les lèvres. Il était un tigre enragé. À même le parquet, les mains accrochées à ses cheveux, il joua de son plus bel instrument, celui des bruits nés de son gosier enragé. Un genou et un pied par terre, la tenant par les hanches, il mugit à chaque coup de rein. Il voulait l'entendre hurler de plaisir, par tous les moyens, même s'il finissait inanimé au pied de son clic-clac. Dehors, il faisait plus de quarante degrés. À l'intérieur, les deux adolescents avaient encore plus chaud. Leur désir avait fait bouillir leur sang.

Allongés sur le lit, transpirants, il leur fallut bien plusieurs minutes pour se remettre du fol instant. Pour le coup, ils n'avaient pas fait semblant. Cléa ne sentait plus son bassin, Gabriel avait perdu l'usage de ses jambes. Ils se regardèrent. Ils explosèrent de rire. Ils étaient bien faits l'un pour l'autre.

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