6. Cléa et Manon

« Ça tente quelqu'un, une sortie à l'Aquaparc mercredi ? #yfaitchaudputain. C'est cher, mais c'est fun. Distribution gratuite de trucs à bouffer pour les présents ! #madeincanada »

La région du Rhône connaissait un de ses mois de juillet les plus bouillants. Sa dernière semaine, surtout, était torride. Jeunes comme vieux, tous ceux qui n'avaient pas eu la chance de pouvoir partir en vacances sur la côte ou à l'étranger recherchaient un petit peu de fraicheur. Gabriel, surtout, étouffait dans son petit atelier non climatisé. Lui, à la différence de ses modèles, il ne posait pas à poil. Il devait donc supporter la lourdeur moite de ses vêtements.

Son séjour au Québec avec son oncle avait été magique. Sur place, il avait découvert la région des grands lacs, fait son baptême d'hydravion et s'était levé à l'aube pour profiter de la brume épaisse et fraiche afin de mieux titiller le poisson chat. La nature, merveilleuse et luxuriante, l'avait inspiré sur des pages et des pages de carnets, croquant les arbres, les feuilles d'érables et parfois même quelques animaux sauvages de la pointe de son stylo. Même la nourriture avait été délicieuse. Dans le petit hôtel de campagne dans lequel il logeait, chaque petit déjeuner était un véritable miracle. Manger du pain perdu au réveil recouvert d'une épaisse couche de sirop, c'était déjà le pied. Mais se remplir la panse avec du bacon frit, des œufs brouillés et quelques saucisses, cela n'avait aucun équivalent. Il avait définitivement adoré ces vacances qui lui avaient permis de graver des centaines de souvenirs dans sa tête.

Puis il était rentré chez lui. Et il avait chaud. Il fallait absolument qu'il bouge au plus vite. Sa meilleure idée avait été de créer un évènement sur Facebook et d'inviter ses meilleurs potes à le rejoindre à l'Aquaparc, situé à une petite heure de route de son patelin. Dans son entourage, il avait déjà réquisitionné un ou deux adultes pour servir de chauffeur. Il n'y avait plus qu'à attendre.

La première réponse qui s'afficha sur l'écran de son téléphone fut celle de Kilian. Elle était particulièrement négative :

« Enflure ! J'voulais trop y aller, et toi, t'organises ça pendant que je suis coincé en Suisse ? MÉCHANT ! J'vais l'dire à mon Aaron... Deux minutes... J'lui dis... Bon, en fait, il n'en a rien à foutre, il dit que l'eau, ça lui donne l'air con, surtout quand je m'accroche à son cou et que je le noie. Mais méchant quand même ! :-( »

En la lisant, Gabriel lâcha un soupir amusé. Du pur Kilian. Il y rétorqua aussitôt.

« Ouais, bah excuse-moi de vouloir vivre et de m'amuser même quand t'es pas là ! #nombrildumonde #crétindesalpes. Mais t'en fait pas, j't'ai ramené un pot de sirop d'érable rien que pour toi ! »

À cela, le blondinet avait simplement répondu : « Bon, ça ira alors ! #miamdumanger. Amusez-vous bien les copains ! ». Si on pensait à son ventre, il n'avait pas de réelles raisons de se plaindre. Et il préférait encore être au sec avec son mec que mouillé sans.

Pour finir, Gabriel réussit à mobiliser une petite équipe, composée de Cléa, Manon, Cléo et Camille. Les autres étaient en vacances, loin, trop loin pour rentrer faire trempette avec eux. De toute façon, cela suffisait amplement au châtain. Dans ce genre d'endroit, il était toujours préférable de ne pas être trop nombreux, histoire de vraiment en profiter en bande. Et puis, il appréciait tous les présents. Cléa était sa petite amie, il n'allait pas se plaindre. À côté, Manon, qui était restée très proche d'elle, était une bonne camarade. Et puis, Camille et Cléo étaient craquants ensemble. Même si le plus jeune de cet étrange duo ne put s'empêcher de râler dès le pédiluve. Ce qui irrita un peu Gabriel.

« On peut savoir pourquoi tu fais la tronche ? Ça ne fait même pas deux minutes qu'on a quitté les douches, et déjà tu grognes... »

Un peu vexé de devoir justifier un problème pourtant évidant à ses yeux, Camille lâcha un simple « ça » en pointant son entrejambe.

« Bah quoi ? Il est très bien ton boxer de bain... », rétorqua Gabriel. « T'allais quand même pas venir en Bik... Aaaah, ouais, ok, pardon. Cléo ne voulait pas ? »

Forcément. Et cela irritait particulièrement Camille. Il était même furieux. S'il ne chialait pas, ce n'était pas l'envie qui lui manquait.

« NON il voulait pas ! Et pourtant, j'en avais un super. Mais môssieur Cléo, avec ses beaux yeux gris, son air calme et ses cheveux noirs qui me rendent fous a décidé que non, que ça serait ridicule, que j'étais trop plate pour ça. Tu m'étonnes que je suis plate, c'est pas comme si j'avais choisi mon corps ! Bon, on fait quel toboggan ? J'm'emmerde, là... »

Un peu en retrait, Cléo souffla de dépit. S'il adorait Camille, il n'avait pas choisi le numéro le plus simple à gérer. Enfin. Pour le rassurer, il glissa discrètement dans son dos et l'enlaça au niveau des hanches. Il avait quelques soupirs à lui murmurer à l'oreille. Ils suffirent largement à faire rougir son camarade jusqu'au bout des lobes. En quelques secondes, Camille disparut au fond de la piscine à vagues.

« Tu lui as raconté quoi ? », demanda, intriguée, Cléa à son frère.

« Oh, trois fois rien... », répondit le concerné, un sourire cynique aux lèvres. « Juste que s'il continuait à me faire chier à la ramener, il n'aurait pas droit au petit bonus que je lui ai réservé pour plus tard. Là, je suis sûr qu'il a plongé dans l'eau pour cacher son érection. Il ne se rend pas compte, mais s'il avait eu ce genre de réactions en maillot féminin, ça aurait été la honte complète. Et vu comment j'ai prévu de le câliner toute l'après-midi, ça aurait été invivable pour lui. Bon, on le rejoint ? Ils viennent de lancer la sirène, ça va secouer ! »

Un des réels avantages de l'Aquaparc, comparé à une piscine traditionnelle, tenait dans ses nombreuses attractions. Quand les vagues déferlaient sur les vacanciers, les plus faibles buvaient la tasse, les plus fous grimpaient sur d'énormes matelas en mousse et essayaient de surfer. C'était naturellement le cas de Gabriel. Il devait absolument faire honneur à son titre de mec le plus cinglé du lycée. Pour cela, les sports extrêmes ne lui faisaient pas peur. Pas même quand il devait inventer ses propres disciplines. Non, le plus dur n'était pas de faire le pitre, mais de réussir à masquer le plus possible son nombril quand il s'écrasait dans l'eau. Simple réflexe hérité de l'enfance qu'il essayait de gommer peu à peu avec l'âge. Enfin, ce léger complexe ne l'empêcha pas de s'amuser, bien au contraire.

Faisant fi des principales règles de sécurité, le châtain dévala tous les toboggans la tête en avant et poussa ses camarades à en faire de même. Ne voulant pas paraitre lâches ou faibles, Cléo et Camille s'exécutèrent. Cléa et Manon, elles, préférèrent rester ensemble à barboter entre filles au bord du bassin principal et à se laisser porter par le courant de la « rivière sauvage », une des attractions les plus amusantes. Enfin, pour les garçons, rien ne valait les bouées, qu'elles soient d'une ou deux places. Une petite rivalité les poussa à se chronométrer : prime à celui qui dévalerait le plus vite le tube principal. Pour passer sous les dix secondes, tous les risques étaient permis. Forcément, plus d'une fois, les adolescents se virent expulsés de leur support et finirent leur course à plat ventre, plusieurs mètres derrière leur embarcation.

Mais l'attraction préférée de Gabriel, celle qui lui apporta le plus de plaisir et qui lui brula les mains, ce fut naturellement la corde. Tel un Tarzan humide et moderne, il se jeta à plusieurs reprises au milieu du bassin en multipliant les figures stupides et les plongeons ratés. Parfois, se loupant dès le début, il se rétamait dans l'eau avec un magnifique plat, ce qui ne lui donnait qu'une seule envie malgré la douleur : recommencer !

Observant de loin l'énergumène avec qui elle sortait, Cléa passa le plus clair de son temps à discuter avec Manon. Elle avait des choses à lui dire. Depuis qu'elle fréquentait l'artiste, elle se sentait apaisée et n'avait presque pas retouché aux substances récréatives dont elle avait eu si souvent besoin. Ensemble, ils créaient, ils parlaient, ils rêvaient. Les yeux bleu maya du châtain étaient sa nouvelle drogue.

« Tu l'aimes à ce point ? », demanda, intriguée, sa meilleure amie.

Un rire aux lèvres, l'adolescente répondit sans réfléchir.

« Au moins comme je t'ai aimée. »

Forcément. La phrase était directe et franche. Manon se souvenait très bien de cette époque où elle n'avait pas à rougir ni à avoir peur des jalousies quand elle embrassait Cléa dans le cou. C'était un geste normal. Passionné, mais normal. Là, son ex-petite amie n'était plus vraiment à elle. Même si les deux filles continuaient à se câliner et à laisser leurs mains se balader, c'était tout autre chose. De l'amitié, pure et sincère, mais de l'amitié quand-même. De l'amitié seulement. Enfin, ce n'était pas de la faute de Manon si elle avait pour Cléa et son frère autant d'affection. D'ailleurs, en y repensant, cela faisait un moment qu'elle n'avait plus vu Cléo. Après son dernier saut raté à la suite de Gabriel, il avait comme disparu des radars. Et ce n'était pas le seul.

« T'as vu les garçons ? Enfin, ton frangin et le machin qui lui sert de copine-copain, on sait pas trop. »

Gabriel, il était dur de le perdre de vue. Il venait de se prendre d'affection pour un môme de dix ans et le coachait pour l'aider à réaliser de belles figures à la corde, sous l'œil avisé des moniteurs. Pour les deux autres, introuvables, Cléa avait sa petite idée.

« Ils ont dû aller chercher un truc dans les vestiaires, peut-être un téléphone pour prendre des photos. Cléo a une protection étanche. Viens, on va les chercher ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait. En l'espace de même pas deux minutes, les deux filles se retrouvèrent derrière les douches à la recherche de leurs camarades. Et elles ne les trouvèrent pas du tout, ce qui énerva passablement Manon. Il faisait frais dans les couloirs. Elle grelotait. S'en rendant compte, Cléa l'enlaça tendrement pour la réchauffer, comme elle l'avait si souvent fait avant. Leurs deux poitrines se rencontrèrent et s'aplatirent au contact l'une de l'autre. D'un seul coup, il faisait bien plus chaud.

« Arrête, Cléa. T'es en couple, maintenant. C'est fini entre... »

Manon ne réussit pas à terminer sa phrase. Sa camarade, du haut de ses quelques centimètres de plus, avait fondu sur ses lèvres. C'était un baiser. Un baiser étrange et agréable, riche de souvenirs d'un passé pas si lointain. Fermant les yeux, l'adolescente se souvint. La première fois, c'était vers la fin de la troisième. Elle avait aimé ça.

*****

Ce connard n'avait pas de nom. Il n'en avait pas besoin. Quelle utilité à nommer un connard ? Manon n'en avait trouvé aucune. Ce type, ce sale type, elle l'appelait « la vermine ». Pour Cléa, c'était « le chef ».

Cléa l'avait rencontrée en cinquième. Il était une petite frappe de troisième d'un autre collège. Il avait déjà redoublé plusieurs fois. Elle le trouvait attirant. Il avait quelque chose de différent. Plus grand, plus mature, déjà un sacré duvet dégueulasse au visage... il faisait presque homme. Il parlait business. Il avait du fric et le montrait. Il ne respectait personne, ni les profs, ni les autres élèves. Il était libre. Cléa était encore une gamine, qui sortait à peine de l'enfance et qui n'avait pour elle que sa rage et sa peine. Orpheline, elle vivait chez son oncle avec son frère. Elle détestait sa vie. Elle haïssait le monde, avec un désir ardent d'exprimer ce qu'elle avait au fond des tripes, quelle qu'en soit la manière. Les portes des voitures devinrent ses planches à dessin. La haine son mode de pensée. Le chef savait parler. Ce n'était pas pour rien si, autour de lui, s'agglutinaient les gamins pommés en échec scolaire et social. Ce type avait tout appris auprès de ses frères. Certains avaient fait de la prison, d'autres y étaient toujours. Il en récoltait une grande fierté. Ils étaient ses héros. Des combattants, des résistants qui luttaient contre ce pays de merde raciste et injuste. La vie, c'était la jungle. Il fallait se battre et écraser l'autre. Cléa admirait sa façon de parler. Elle aussi souffrait. Ils n'avaient pas la même couleur de peau, mais la même colère aux lèvres. La société avait rejeté le chef. Elle, c'était ses parents qui l'avaient abandonnée. Bien malgré eux, certes, mais le résultat était là. Malgré la tendresse de son frère, l'amitié de Manon et la compréhension de son oncle, elle se sentait seule.

Leur rencontre s'était faite dans une cage d'escaliers. Dans sa classe, Cléa avait eu de nombreux problèmes avec un mec qui faisait partie de cette bande de petites frappes et qui n'avait que le mot « respect » à la bouche. Suivant les conseils d'un cousin, Cléa se décida de l'écraser, lui et ses potes. Elle réussit, sans trop de problèmes. L'information remonta cependant jusqu'aux oreilles du chef. Choppée par le col par des cadres de la bande, elle fut jetée à ses pieds, pour qu'elle s'explique. Il fumait. Il se prenait clairement pour un petit caïd, à défaut d'en être réellement un. Cléa trouvait cela amusant. Il essaya de l'impressionner, l'appela la blanchaude, parce qu'elle était blanche, qu'elle était chaude, et que cela sonnait comme « noiraude ». Il était fier de son coup. Elle ne se laissa pas déstabiliser. Elle, ce qu'elle voulait, c'était s'amuser. Elle lui expliqua qu'elle valait plus que les autres merdeux qui se divertissaient en terrorisant les faibles. Il l'écouta. Il trouvait sa verve intéressante. Il lui laissa sa chance.

Malgré sa condition, Cléa se révéla une membre de la bande assez admirable. Jeune, blanche et fille, elle possédait toutes les tares. Cela ne la rendait que plus spéciale. Le chef ne voulait pas qu'on y touche, il souhaitait la protéger. Cette petite était sa proie, son plaisir coupable. Avec elle, il se la jouait mentor, pour mieux manipuler son esprit. Elle le voyait comme un grand frère, avec qui il pouvait peut-être se passer quelque chose. Il y aurait eu quelque chose, sans aucun doute, si le chef n'avait pas été en couple avec une garce ultra jalouse. Quand ses potes lui demandaient pourquoi il continuait avec sa salope au lieu de cueillir la p'tite Cléa, il répondait toujours en écrasant sa semelle sur la tronche des impudents. Il n'était pas question qu'on insulte sa gonzesse. Puis, lorsqu'un peu plus tard, il était de meilleure humeur, il donnait de plus amples informations. Cléa n'était qu'une gamine, de l'âge de sa sœur. Il souhaitait la former d'abord. Il la gardait en seconde main, pour le moment où enfin il se déciderait à casser. C'était pratique. Elle jouerait à merveille le rôle de la meuf de remplacement. Mais pour cela, il fallait déjà l'abrutir et la tenir en laisse. C'était qu'elle avait du caractère...

En un an et demi, la très jeune adolescente avait en effet réussi à faire son nid et à dominer toutes les petites raclures de son collège. Elle était passée en quatrième et usait de son frère comme d'une arme secrète, un émissaire docile, l'objet de ses plus mauvais coups. Comme ils n'avaient pas les mêmes fréquentations, elle pouvait l'utiliser à loisir sans éveiller les soupçons. Parce qu'il tenait à elle plus qu'à tout, il se mettait volontiers aux ordres. Dans l'ombre, il menaça tous ceux qui lui voulaient du mal, et organisa quelques opérations vengeresses, jamais violentes mais toujours sournoises, entre deux discussions avec son prof de sport qui couvrait ses mauvais agissements.

Ainsi, Cléa s'imposa dans la cour de récréation. Avec ses jeans troués, ses piercings réalisés dans le dos de son oncle, sa grande taille pour une fille et son manque total de limite, elle menait à la baguette un certain nombre de merdeux – dont principalement ceux qui l'emmerdaient avant –, avec lesquels elle multipliait les conneries. Ratonades, petits larcins, dégradations, insultes... C'était sa manière à elle de crier son mal-être. Rien de plus. Ce n'était qu'un jeu, avec des potes qui la comprenaient et qui l'écoutaient. Cléo n'avait pas la force de la raisonner. Manon, elle, essaya.

« Je suis sure que tu peux trouver un autre moyen d'exprimer tes sentiments. »

Poussée par sa meilleure amie, Cléa se laissa tenter. Manon avait toujours vu en elle un talent étrange, dès qu'elle se saisissait d'un crayon. Elle s'inscrivit à un cours d'art. Elle découvrit un nouveau monde. Elle y mena une double vie. La nuit, avec ses mauvaises fréquentations, elle jouait les petites racailles. Le jour, appliquée dans ses créations, elle faisait de beaux rêves qu'elle crachait sur le papier. Tout le monde reconnaissait son talent inné. Mais cela ne lui allait pas. Il manquait quelque chose. Elle n'arrivait pas à voir toutes les couleurs. Son spectre chromatique était pâle. Son esprit était trop sombre pour que ses œuvres brillent. Elle se sentait limitée. Elle ne le supportait pas.

Ce mal-être, le chef en profita sournoisement. Vers la fin de l'année, alors qu'il organisait une soirée dans une cave, il invita la blanchaude. Il voulait lui montrer quelque chose. Lui faire découvrir la vérité. Il lui expliqua que cette pute de société ne voulait pas que les jeunes soient heureux. Elle faisait exprès de les enfermer dans la pauvreté. Tout ce qu'on entendait aux infos n'était que mensonge. C'était le grand complot des riches, des juifs et des blancs. Elle lui fit remarquer que c'était justement sa couleur de peau. Il lui passa la main sur le visage.

« Toi, t'es différente. T'es comme nous. Tiens... Il est temps qu't'essaies... »

Si le chef avait autant de pognon à dépenser, ce n'était pas grâce aux aides que touchait sa pauvre mère sans emploi. Ils étaient bien trop nombreux dans la famille pour vivre avec si peu. Non, ses frères en prison, il avait simplement repris leur petite entreprise. Ce qu'il faisait, c'était principalement du négoce. Acheter par cher à des mecs plus importants qui l'avaient à la bonne, revendre à bon prix. Ses meilleurs clients étaient les p'tits bourgeois culs serrés des collèges et lycées environnants, des pigeons hypocrites. Ils payaient bien. Et comme il livrait directement à domicile à sa petite clientèle, il n'avait pas à craindre les guerres de territoire. La résine de cannabis et quelques pilules par ci par là l'avaient rendu riche. Pour un gosse. Enfin, plus que la majorité. Cette herbe et toutes les saloperies qui servaient à la couper étaient sans danger, prétendait-il. C'était là le premier des mensonges des classes dirigeantes. Ils les avaient interdites pour empêcher les gens d'être eux-mêmes. Si Cléa voulait se trouver, il fallait qu'elle tire sa première tafe.

L'adolescente n'était pas stupide. Elle connaissait très bien la composition de ce qu'on lui tendait. Elle savait très bien que le chef se foutait de sa gueule. Mais elle ne voulait pas mourir bête. Se saisissant du cône qu'il lui tendait, elle fuma pour la première fois, et quelque chose changea en elle.

Elles étaient-là, les couleurs qui lui manquaient. C'était cette fumée étrange qui pouvait combler le vide en elle. C'était cette chose, la clé de sa créativité.

Quand Manon découvrit que Cléa était accro, c'était déjà trop tard. Elle pouvait bien traiter le chef de pauvre type, cela n'y changeait rien. La religion de sa camarade était faite.

Armée de différentes substances euphorisantes, Cléa laissa éclater son art. Elle était en troisième. Elle créait comme elle ne l'avait jamais fait avant. Elle croyait vivre, elle se détruisait. Elle pensait dominer ce qu'elle consommait, elle en était devenue l'esclave.

Puis un beau jour, le chef lui demanda de sortir avec elle. Il venait enfin de quitter sa meuf et n'était pas contre s'afficher avec une belle jeunette. Cléa vécut la plus grosse période de défonce de sa courte vie. Cela ne lui coutait presque rien. Il lui fournissait quasiment gratuitement toute l'herbe et toutes les autres saloperies qu'elle consommait. Tout du moins le croyait-elle. Jusqu'à ce qu'il lui demande de passer à la caisse, un soir, chez lui.

« Quoi ? Tu croyais que j'faisais ça pour tes beaux yeux ? Allez, fous-toi à poil ! Ça fait un mois que tu me balades, j'en ai marre, là. Tu veux fumer, t'écarte les cuisses, c'est tout. »

Le chef était un véritable connard. Découvrir cette ignoble vérité fit exploser Cléa d'un rire nerveux. Elle avait été stupide. Elle en pleura, puis se saisit d'un couteau qui trainait sur la table basse. Là, avec un air provocateur, elle lui balança « approche » à la figure. Une idée de toile couleur sang venait de lui traverser l'esprit. Elle avait envie de créer. Il en voulait à son trou ? Elle gloussa de malice. Et si, elle, lui en faisait un, en plein dans le bide ? Le chef cria de rage. Elle était folle. Ce n'était qu'une petite pute soumise qui avait oublié qu'elle était sa place et tout ce qu'elle lui devait. Après la première éraflure, il changea de ton. Sa douce et petite Cléa ne pouvait quand même pas se comporter comme cela ? Elle ne pouvait pas le forcer à lever la main sur elle ? Le deuxième petit coup qu'il se prit sur le flanc et qui déchira son t-shirt lui fit comprendre quel monstre il avait créé.

Le chef possédait un véritable défaut par rapport à ses aînés. S'il roulait souvent des mécaniques, il était plutôt lâche. Les yeux injectés de sang de Cléa lui faisaient peur. Alors, pour ne pas perdre la face et pour ne pas montrer que son caleçon avait commencé à se gorger d'un liquide jaunâtre, il lui gueula dessus et lui intima de partir et de ne jamais revenir, ce qu'elle fit aussitôt.

De ce pauvre type, l'adolescente ne garda qu'une seule chose : un besoin total et incompressible de planer. Elle était tombée dans un gouffre sans fond. Elle devait entrainer les autres dans sa chute, pour ne pas se retrouver seule. Elle essaya, avec Cléo. Elle lui fit tirer une taffe, puis deux. Son frère devait la comprendre, ils étaient du même sang. Mais quelque chose se brisa ce jour-là. Sous l'effet de la drogue, l'adolescent réalisa un geste qu'il regretta toute sa vie. Un baiser, qui laissa Cléa sous le choc, interdite.

Pendant tout le collège, Manon avait observé ses deux meilleurs amis se détruire chacun de leur côté. La seule chose qu'elle haïssait plus que cette situation, c'était son impuissance. L'adolescence avait amenée avec elle certaines révélations. Une particulièrement était dure à accepter. Elle avait des sentiments. Énormément de sentiments. Trop de sentiments. Elle aimait Cléa. D'un amour sincère et puissant.

Il y avait un mot qui permettait de désigner cela, ce qu'elle était, ce qu'elle ressentait. Elle le rejeta. Il importait peu. Tout ce qui comptait à ses yeux était d'aider Cléa, de l'aider, de s'en occuper, et d'être pour elle une bouée de sauvetage. Alors elle passa plus de temps à ses côtés et multiplia les petites attentions, cherchant toujours une ouverture pour lui faire diminuer ses doses.

Malheureusement, depuis sa rupture avec le chef et sa brouille avec son frère, l'adolescente les avait plutôt augmentées. Cela la mettait toujours dans de drôles d'états. La drogue la rendait plus sensuelle. Mais les hommes lui avaient fait mal. Ils avaient essayé de le forcer à des choses qu'elle ne désirait pas. Les filles étaient différentes. Manon était douce. Manon était attentionnée. Manon était aimante. Manon embrassait bien.

Ce premier baiser, échangé devant un Cléo vert de jalousie, se déroula lors de la fête venant célébrer la fin du collège et du brevet. Manon le vécut comme un des plus beaux jours de sa vie, Cléa comme une normalité. Elle était libre. Elle faisait ce qu'elle voulait. Et là, elle avait envie de sortir avec sa meilleure amie. Cela lui offrait de nouvelles perspectives : braver un interdit, trouver de nouvelles inspirations, chercher une nouvelle façon de créer. Peut-être qu'ainsi, en devenant addict aux lèvres de Manon, le serait-elle moins au chanvre.

Ce soir-là, les deux adolescentes passèrent la nuit ensemble. Leur première nue. La poitrine de Cléa était mesurée, celle de Manon avait profité des derniers mois pour pousser d'un seul coup. Elles y passèrent leurs mains et leurs lèvres respectives. L'air était chargé de fumée. Une petite lumière tamisée provenant d'une lampe en forme de cloche posée sur la commode avait instauré une ambiance douce et feutrée, presque irréelle. Elles transpiraient. Leurs sueurs s'associaient l'une à l'autre, créant une nouvelle odeur, mélange de miel, de vanille, d'herbe et de cannelle.

Maladroites, elles ne savaient pas réellement comment faire. C'était nouveau pour chacune d'entre elles. Personne n'avait songé à leur expliquer de quelle manière fonctionnait ce type d'amour. Il fallait embrasser, forcément. Sur le front, dans le cou, jusqu'au bout des tétons. Ce n'était qu'un commencement. Par gourmandise, Cléa laissa sa bouche glisser jusqu'au nombril. S'offrait à elle un monde broussailleux tout à fait nouveau. Il cachait forcément un trésor. Pouvait-il en être autrement ? Tout en levant les yeux vers sa compagne, elle passa de manière provoquante sa langue entre ses dents, puis l'utilisa comme outil d'exploration. C'était humide et étrange, chaud et vallonné, unique et perturbant. Elle y prenait du plaisir, Manon aussi. Cela se voyait parfaitement à sa poitrine gonflée plus volumineuse et résistante, à ses mains qui tremblaient jusqu'au bout de ses ongles décorés de toutes les couleurs et à sa voix perturbée qui mélangeait cris de plaisir, de surprise et d'extase.

À son tour, l'adolescente voulut goûter à ce fruit défendu. Elles étaient deux Eves croquant la pomme. Poussées par le Malin, elle désobéissait au Seigneur, sans même savoir s'il existait vraiment. Elles s'en foutaient. Les caresses, étreintes et baisers qu'elles s'échangeaient leur permettaient de voyager, loin, très loin de cette planète triste et polluée. Leur lit dévoila sa nature de jardin d'Éden. Leurs corps tout entier se retrouvaient irrigués d'une toute nouvelle connaissance.

Leur tendresse réciproque dura des heures. Les heures durèrent la nuit. Quand les langues ne suffisaient plus, les phalanges les remplaçaient. Toutes deux recherchaient la même chose, une réaction que les hommes ne pouvaient pas connaitre, une qui était réservée à leur sexe et qu'elles seules pensaient pouvoir s'offrir. L'orgasme féminin, unique et réel plaisir. Il arriva plusieurs fois, à chaque fois comme une vague qui emportait tout sur son passage. La déferlante était violente et puissante. Elle faisait tourner la tête plus que n'importe quelle drogue. Cléa y perçut une nouvelle réalité, une nouvelle couleur. Celle de l'amour.

À bout de souffle, la belle se laissa tomber la tête sur un oreiller. Son corps semblait paralysé. Son esprit était prisonnier ailleurs, dans les bras de sa partenaire. Elle n'arrivait même pas à mettre de mots sur ce qu'elle venait de vivre. L'effet sur son âme avait été encore plus poignant que son premier joint. Dans deux mois, elle entrait au lycée. Une nouvelle vie s'offrait à elle. Elle en lâcha un soupir d'envie et de dépit mêlés.

« J'vais arrêter de fréquenter toutes ces baltringues, et je vais me consacrer un peu plus à mon art. J'vais diminuer les dosages, aussi. Là, j'déconne trop... »

Ces simples paroles firent pleurer Manon de joie. L'idylle entre les deux adolescentes dura plus d'un an, jusqu'à ce qu'une grande dispute la veille de la rentrée de première, dont l'objet était une fois de plus – et de trop – la drogue, ne vienne mettre fin à cette belle histoire. Cléa replongea de plus belle. Et puis, il y eut Gabriel.

*****

« Arrête Cléa, s'il te plait... »

Après être restée plusieurs longues secondes perdue dans ses pensées, Manon avait violemment repoussé sa partenaire contre les casiers. Ce baiser, c'était une mauvaise chose. Une très mauvaise chose. La preuve, elle en pleurait. Trop de sentiments étaient encore enfouis en elle. Trop de souvenirs et de regret remontaient à la surface.

En réaction, Cléa avait simplement souri en lui passant la main dans ses longs cheveux châtain bouclés. L'émotion se lisait aussi sur son visage humide. Son nez reniflait d'affection.

« Ça ira... C'était un simple souvenir du bon vieux temps. Et puis, même si je sors avec Gaby, je voulais que tu saches que tu auras toujours une place particulière dans mon cœur. Je sais bien tout ce que tu as fait pour moi, après la mort de papa et maman, et quand j'ai commencé à faire n'importe quoi. Tu as toujours été là pour moi et Cléo, et on t'a vraiment mené la vie dure avec nos conneries. »

Surprise, Manon se recula d'un pas et rougit de plus belle. C'était la première fois que Cléa lui faisait ce type de déclaration. Et elle était particulièrement touchante. Dans sa tête, la jeune lycéenne chercha des mots pour y répondre. Ils restèrent coincés dans sa gorge. Elle aurait bien voulu les prononcer, mais Gabriel ne lui en laissa pas le temps. Étonné que plus personne ne le regarde jouer à Tarzan, l'artiste s'était rué dans les vestiaires à la recherche de ses camarades.

« Bon, vous foutez quoi les filles ? Vous v'nez ? J'veux vous montrer une nouvelle figure ! Et après, y a les vagues qui reviennent ! »

Quelques minutes plus tard, toute la petite bande se retrouva réunie dans un jacuzzi. Cléo et Camille avaient, eux aussi, fini par rejoindre les autres. Le plus jeunes des deux, d'ailleurs, semblait particulièrement ravi. Il sifflotait de joie en barbotant, se collant tour à tour à Gabriel qui était plutôt bien foutu et à son adorable Cléo en sucre qu'il adorait tant. Cet étrange état de réjouissance qui tranchait avec les premières minutes à l'Aquaparc étonna Cléa. Discrètement, elle interrogea son frangin :

« Vous étiez où ? »

Gêné, Cléo plongea son visage dans l'eau jusqu'au nez, puis répondit en détournant la tête.

« Dans une cabine. »

« Et vous faisiez quoi ? »

« Des trucs ! »

« Quoi comme trucs ? Slurp ou bang ? », demanda l'adolescente, piquée d'une malsaine curiosité ?

La question provoqua l'immédiat grognement du jeune homme. Quand même, sa sœur manquait parfaitement de finesse. S'il rougissait, c'était de gêne, pas à cause de la température du bain !

« Mais tais-toi, putain ! Des trucs du genre qui le font piailler, voilà, t'es contente ? J'te demande c'que tu faisais à galocher Manon, toi ? Non, on vous a pas vu, on était trop occupé pour ça, mais Gaby si. Il m'en a parlé y a deux minutes, il a attendu caché derrière un casier pour pas vous interrompre, il trouvait ça mignon. Et fous-moi la paix avec Cam, j'aime l'entendre gémir, ses gémissements sont supers féminins, c'est tout. Merde, quoi... »

Alors que Cléo s'était enfoncé presque entièrement dans l'eau, Gabriel sauta du bord entre lui et sa sœur, éclaboussant ainsi quelques vieilles femmes aigries qui ne manquèrent pas de râler. Après des excuses polies à défaut d'être sincères, l'artiste se tourna vers ses camarades, embrassa Cléa sur les lèvres et invectiva les autres.

« Bon, arrêtez de vous disputer, ça va finir par s'entendre ! J'ai encore été obligé de faire le con pour couvrir vos arrières. Et faites-moi un beau sourire, c'est l'heure de la photo souvenir. J'veux en envoyer une à Kilian pour le faire rager. Sérieux, il est trop mignon quand il s'énerve, le jaloux ! »

Une fois la photo prise grâce au téléphone de Cléo, Gabriel l'envoya immédiatement au blondinet en vacances en Suisse, qui répondit par un très naturel « Je vous merde ! » indiquant qu'il l'avait bien reçue et qu'elle avait eu l'effet escompté.

L'après-midi étant déjà bien avancée, l'artiste invita ses camarades à le suivre à l'extérieur pour le goûter. Il avait rapporté énormément de sirop d'érable et d'autres confiseries du Canada qu'il voulait partager. Installés sur l'herbe, les adolescents firent ripailles puis profitèrent du soleil pour bronzer un peu. Allongée à côté de Manon, Cléa lui adressa timidement la parole.

« Par rapport au bisou tout à l'heure, je suis désolée si ça tu as trouvé ça déplacé et si ça t'a fait de la peine, ce n'était pas le but. J'espère que tu ne m'en veux pas... Je ne t'ai jamais demandé si tu m'aimais encore. »

Observant Gabriel faire le poirier sur la pelouse, l'adolescente aux cheveux bouclés soupira. Oui, elle aimait toujours sa camarade. Bien entendu. Mais elle s'était déjà depuis longtemps avouée vaincue.

« Même si c'était le cas, tu es à un autre maintenant. Et quand je te vois sourire comme cette après-midi, je me dis que c'est une bonne chose. Il a réussi là où j'ai échoué. »

Étonnée, Cléa posa ses doigts sur sa bouche. En effet, elle souriait. Elle avait passé presque toute la journée à sourire de la sorte. Même si elle n'avait pas touché à ses substances récréatives préférées depuis plusieurs semaines, elle se sentait bien. Tout simplement bien. Jetant à son tour un regard vers l'artiste qui, avançant sur les mains, essayait de battre son propre record de distance, elle se fit la remarque que, définitivement, il n'était pas comme les autres.

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