5. Tendresse et jeux vidéo - Souvenirs de Lucas

« Franchement, il est trop bien ce manga ! Tu devrais le lire, Chouchou. J'suis sûr que ça te servirait pour ton concours ! »

Avachi sur le lit King Size de son amoureux au milieu des chats, Kilian dévorait les différents tomes de Cesare de Fuyumi Soryo que lui avait prêtés Martin. Ce dernier le lui avait assuré : ce truc-là, c'était de la bombe en barre ! Un seinen intelligent qui parlait d'Histoire. Cela changeait des mangas pour ado que Kilian avait l'habitude de dévorer, One Pièce en tête, mais le blondinet ne pouvait que faire confiance à son rouquin. Ils avaient les mêmes goûts, les mêmes passions. Ils avaient dévoré l'un et l'autre tout Urasawa et Death Note. Si l'un disait que c'était bien, l'autre devait obligatoirement lire pour pouvoir confirmer ! C'était la règle.

Pourtant, au début, Kilian avait hésité. Une adaptation de la vie de Cesare Borgia, le « héros » de l'essai Le Prince de Machiavel, cela ressemblait un peu trop à des devoirs. Il ne pouvait pas vraiment dire que ses premiers cours de philosophie l'avaient particulièrement marqué, dans le bon sens du terme. La faute à une prof pas forcément passionnante ni ouverte à la pensée blondiniène, pourtant un courant plein d'avenir. Lui, il aurait largement préféré suivre les cours de Renée, la mère de Gabriel, mais elle ne s'occupait que des L et des ES, en plus d'une classe de seconde en français.

Heureusement, Kilian aimait bien l'histoire, et à ce niveau-là, Cesare était passionnant. Documenté jusqu'aux plus imperceptibles détails, le manga offrait des reproductions d'œuvres fidèles et prenait le temps de présenter les tenants et aboutissants de la politique de l'époque. L'adolescent avait dévoré les premiers tomes et savourait les suivants avec un sourire assumé. Après tout, ce n'était pas de sa faute s'il arrivait si bien à s'identifier aux personnages. Le héros, Angelo, était aussi blond que lui. C'était à travers ses yeux naïfs qu'on découvrait la vie de Cesare, brun comme son homme. Par bien des aspects, le jeune Borgia lui faisait penser à son mec : même sourire, même intelligence et même capacité à manœuvrer en douce pour manipuler son monde. Aaron avait bien un petit côté machiavélique, mais dans le bon sens du terme. Le seul regret de Kilian, pendant sa lecture, avait été de voir que Cesare ne se tapait pas Angelo. Ça, ça avait été décevant. En même temps, c'était un seinen sérieux, pas un yaoï. L'auteur cherchait plus à respecter l'Histoire avec un grand H qu'à offrir une tranche de fanservice à une frange un poil extrémiste de son électorat. Ce n'était pas grave. Il chercherait sur internet. Mais en attendant, il fallait absolument que son mec le lise...

« J'ai lu le Prince au collège, tu sais... Il était dans la bibliothèque de mon père. Et j'ai dû le relire deux fois depuis. Alors je ne doute pas que ton manga soit super sympa, et ça me fait super plaisir que tu te passionnes pour l'Histoire, mais j'pense que je vais concentrer mes révisions sur autre chose, m'en veux pas. »

Courbé sur sa table aussi blanche que les murs, Aaron avait soupiré sa réponse sans même relever le nez de ses cahiers. Cela faisait une semaine maintenant que les vacances avaient commencé, et il avait l'impression de piétiner et de ne rien retenir d'intéressant. Le seul point positif de ces derniers jours avait été de constater que Kilian n'était plus fâché. Sa colère avait disparu aussi rapidement qu'elle était apparue, et aucune dispute n'avait éclaté depuis celle suivant la dernière compétition d'escrime.

Entre son entorse et Lucas, le blondinet avait complétement occulté ce qui l'avait chagriné. C'était sa logique à lui. Il prétendait ne pouvoir garder que cinq informations en même temps dans sa tête. Les mangas, l'escrime et les jeux vidéo prenaient toujours trois slots réservés. Ces deux évènements soudains avaient chassé d'un coup les problèmes.

Un passage rapide chez le médecin avait confirmé la foulure. Heureusement, comme diagnostiqué par le grand blessé lui-même, elle n'était pas trop grave. Kilian avait eu droit à une petite attelle et à quinze jours de repos sans sport. Cela l'avait ennuyé sur le moment, surtout qu'il avait prévu de s'entraîner intensément pendant les vacances, mais il avait très rapidement fait contre mauvaise fortune bon cœur et trouvé du positif à la situation. Son petit bobo était l'occasion parfaite de glander devant ses jeux vidéo et de faire des caprices à son mec pour qu'il s'occupe de lui.

Et puis Lucas, donc. Kilian avait été particulièrement surpris de le revoir ! La dernière fois, cela avait été au camp de vacances « Sport & Fun », entre la troisième et la seconde. Pas forcément un excellent souvenir, en réalité, vu toutes les mésaventures qui lui étaient tombées dessus pendant cette colo. Mais Lucas restait un des camarades qu'il avait le plus apprécié. Petit, frêle, gentil et intelligent, il possédait presque toutes les qualités qu'on pouvait attendre d'un petit frère à protéger. C'était peut-être pour ces raisons qu'Aaron l'adorait. Lâchant ses mangas – il ne voulait pas tout lire d'un coup –, Kilian lança la discussion. Il y avait des questions qu'il n'avait jamais pris le temps de poser :

« Lucas, Il est important pour toi, non ? Tu lui parles toujours ? »

Se balançant sur sa chaise, un stylo dans la bouche, le brunet acquiesça. Il y avait des choses qu'il ne servait à rien de nier. Même si Lucas n'avait été finalement qu'une amitié de vacances, il avait suffisamment marqué et touché Aaron pour que ce dernier le considère comme spécial.

« Des fois sur Skype, mais c'est rare. Je savais qu'il avait de la famille ici, des grands parents, mais pas qu'il viendrait y passer ses vacances. Il vit à Paris, maintenant ! »

Tout cela était intéressant, mais pas suffisant. D'un grognement félin, Kilian se dressa sur le lit à quatre pattes, non sans piailler en sentant sa cheville lui tirer, puis s'approcha d'Aaron tel un fauve pour mieux l'enlacer, lui griffer le torse et lui mordiller l'oreille. Il ne connaissait pas de meilleures manières pour attendrir son petit copain afin de lui soutirer des informations.

« Dis m'en plus ! Tu l'as intégré dans tes histoires au même titre qu'Aké et Juju en tant que petit chaton ! J'veux savoir pourquoi ! »

Comprenant qu'il n'aurait pas la paix avant d'avoir répondu à toutes les interrogations de Kilian, Aaron referma ses cahiers puis laissa ses paumes glisser sous le t-shirt de son blondinet préféré. Le coinçant sur la chaise entre ses cuisses, il lui huma longuement le cou avant de se lancer dans de longues explications qu'il tenta de condenser au maximum.

C'était l'été entre sa cinquième et sa quatrième. Il venait de rentrer du Japon, laissant derrière lui un jeune garçon et de nombreux regrets. Aaron avait à cette époque une petite mélodie dans la tête, une qu'Akémi adorait. Il lui avait laissé une lettre, un poème. Une mission, en fait. Il souhaitait que son petit nippon, qu'il n'avait jamais trouvé la force de vraiment aimer, puisse trouver le bonheur en tenant dans sa main son ou sa partenaire destiné devant un coucher de soleil.

L'astre brillant du levant, Aaron l'avait laissé derrière lui. De retour en France, il avait terminé en colonie de vacances. Le sport ne lui faisait pas peur. C'était un an avant de rencontrer Kilian. Au collège, le petit brun se sentait las, comme à côté de la plaque. Il ne s'était pas accompli. Les questions dans sa tête se faisaient plus nombreuses que les réponses. Puis il l'avait vu. Ce frêle garçon de son âge, aux cheveux d'un jaune très pâle et à la peau de la douceur d'une pèche. Son petit sourire et ses yeux bleu clair. Il avait à peine treize ans et demi, il n'en faisait que douze. Ses parents l'avaient inscrit là pour palier à son caractère timide et craintif et l'aider à se développer, lui dont la croissance s'était montrée particulièrement lente.

« Je sais déjà tout ça ! », grommela Kilian en se dandinant entre les jambes de son homme. « Lucas me l'avait raconté l'année d'après pour prendre ta défense alors que je te traitais de gros con ! Et je sais aussi que tu l'as protégé d'une bande de cons encore plus gros qui cherchaient à le martyriser, et que c'est pour ça qu'après il te suivait comme un chiot, accroché à ton bras ! C'que je veux savoir, c'est pourquoi ! Pourquoi lui ? Qu'est-ce qu'il représentait ? »

Un demi-sourire en coin, Aaron étouffa un rictus. Lui qui essayait pourtant de faire court, voilà qu'il se faisait couper sans ménagement.

« J'y viens... »

Le manque. Le vide. Un regard. C'étaient toutes ces choses qui avaient poussé Aaron à observer Lucas et à monter sur une table dans le réfectoire pour le protéger. Certes, son dégout de l'injustice avait toujours été sa principale motivation. De tyrannisé au primaire, il s'était mué en tyran des tyrans. Rien ne lui faisait plus plaisir que de leur faire la guerre. Mais il y avait là aussi tout autre chose. Ces yeux, cette pudeur, cette douceur. Lucas lui faisait penser à Akémi. Il possédait les mêmes gestes et attitudes. Et pourtant, ils étaient si différents...

« Lucas, c'est une crème, c'est tout. Jamais vu quelqu'un d'aussi gentil que lui ! Même Juju est plus chiant quand il s'y met, et pourtant, t'as vu comme il peut être adorable ? La différence, c'est simplement que Lucas est plus sauvage et indépendant. Mais il compte pour moi. Il m'a rappelé à l'époque ce qui était vraiment important, alors que j'étais en train de déprimer dans mon coin après avoir dû quitter le Japon. Il ne le sait pas, mais il m'a le plus aidé... C'est comme Aké et Juju. Ils sont tous importants pour moi parce qu'ils m'ont apporté quelque chose. Lucas, c'est différent parce qu'on n'est pas resté super proche, mais voilà. Je ne sais pas si j'aurais eu le courage de te draguer si je ne l'avais pas rencontré. Parce qu'en me souriant, parce qu'en me regardant alors qu'il souffrait, il m'a donné de la force et de l'assurance et l'envie de me battre pour ce que je pensais juste. C'est pour ça que je lui suis reconnaissant et que je le considère comme un de mes chatons dans mes histoires... Même si pour l'instant, j'ai pas écris de nouvelles spécialement sur lui. Mais j'étais quand même obligé de l'intégrer dans la mythologie... »

C'était mignon. Un peu énervant, mais mignon quand même. Kilian aurait bien aimé être le seul et l'unique, mais il ne pouvait nier l'importance que d'autres garçons avaient pour Aaron. Il préférait leur en être reconnaissant. D'une certaine manière, c'était grâce à eux s'il pouvait aussi facilement faire voler son t-shirt et glisser à genoux sur le sol, la tête doucement positionnée entre les cuisses de son homme. Le rythme lent était sa spécialité. Là où certains aimaient se vanter de leur tour de mains, lui excellait plutôt avec la langue. Les râles d'Aaron n'en étaient-ils pas la preuve ? Quand en plus son brun l'attrapait ainsi par les cheveux, c'était réellement le signe que tout allait bien. Au moment où il sentit sa bouche devenir plus pâteuse, Kilian ne put s'empêcher de sourire. Une excellente idée venait de lui traverser la tête. Il attendit cependant l'autorisation de déglutir avant de l'exprimer. Faire un tout petit peu durer à la fin restait un des gros kiffs d'Aaron. Après avoir bien montré sa langue toute propre d'un air particulièrement fier, il se releva et se jeta sur le lit, faisant fuir les pauvres chats. Il voulait triper :

« Dis, tu penses qu'on pourrait demander à Lucas de faire un plan à trois avec nous deux ? En plus il est trop beau ! J'suis sûr qu'il voudra bien ! »

Un peu surpris, le brunet reboutonna nerveusement son jean. Encore cette foutu lubie qui reprenait son homme !

D'un côté, il n'était pas forcément contre. Un chaton comme Lucas, cela ne se refusait pas. De l'autre... Il convenait quand même de demander l'avis du concerné. Et l'adolescent aux yeux bleus n'avait jamais fait état d'une attirance marquée pour son propre sexe. Le plus sage était de ne pas forcer, de laisser faire. Si une opportunité existait, pourquoi pas, mais il ne voulait pas la créer.

En attendant, il n'était pas question de laisser Lucas rentrer chez lui à Paris sans le revoir. Kilian était résolument contre ! Maintenant qu'il était retombé sur ce garçon qu'il aimait beaucoup, il voulait au moins passer une soirée avec lui ! Il fallait qu'Aaron organise ça au plus vite !

« Attends, pourquoi c'est à moi d'organiser ? »

« Parce que c'est un de tes chatons, et c'est ton rôle, rho ! Fais pas chier ! », grogna Kilian. « Tu vois bien que moi, j'suis trop occupé à câliner tes vrais chats ! »

Le bon terme aurait plutôt été « faire chier ». Les trois félins avaient suivi Gérard dans son déménagement. Même si Aaron ne les adorait pas autant que son chien, il y restait très attaché. Les voir se laisser écraser sans miauler par les bras de son blond lui causa un petit pincement au cœur. Pauvres bêtes ! Ils étaient quand même bien gentils, pour ne pas dire cons, pour se laisser faire ainsi sans sortir griffes et dents. Enfin, voyant que son petit ami était bien décidé à ne pas bouger un orteil – son entorse lui faisait étrangement mal sur commande –, Aaron ouvrit son ordinateur et envoya un message à Lucas afin de lui demander ses disponibilités. La réponse fusa presque immédiatement :

« Y a un rassemblement 3DS in Lyon mercredi ! Devant Fourvière ! D'habitude ils font ça dans une boutique, mais là, la météo prévoie du super beau temps ! On peut s'y retrouver, non ? Kilian aime beaucoup jouer à la console, si je me souviens bien ! »

Si la proposition fit grimacer le brun, elle enchanta le blond, qui sautilla sur place d'excitation en oubliant qu'il était censé avoir horriblement mal au pied. Oui, il adorait les jeux vidéo et ne voyageait jamais sans sa petite portable chérie ! Il avait même forcé Aaron à s'acheter une 2DS – le modèle pas cher pour les gosses – afin de pouvoir jouer contre lui. L'appareil était resté dans sa boite au fond d'un tiroir. Là, c'était enfin l'occasion de rentabiliser l'investissement ! Lucas venait d'avoir une idée géniale ! Depuis le temps que Kilian voulait aller à une de ces réunions, sans jamais oser !

« Dis-lui oui ! Allez, vite ! »

Un vrai gosse. Aaron était tombé amoureux d'un putain de gamin. Enfin, il accepta, à condition de ne pas être obligé de se trimbaler Martin. Non pas qu'il n'aimait pas le rouquin – il l'appréciait plutôt pas mal, même s'ils n'avaient pas grand-chose en commun –, mais il ne voulait pas mélanger sa vie du lycée avec Lucas. Haussant les épaules, Kilian ne contesta pas. Au pire, si son meilleur ami et partenaire de jeux vidéo se montrait jaloux, il lui raconterait qu'il y était allé pour se faire une opinion avant de lui proposer de l'accompagner.

Le jour venu, Kilian s'habilla de son plus bel ensemble vert. C'était avec un jogging de cette couleur qu'il avait le plus fréquenté Lucas, en vacances. Arrivant un peu après l'heure indiquée sur l'évènement Facebook, les deux amoureux cherchèrent leur camarade du regard. Ce fut le blondinet qui le remarqua le premier.

Assis sur une marche, concentré sur sa partie en cours, Lucas ne se rendit pas immédiatement compte qu'il était observé. De loin, comme ça, Kilian le trouvait particulièrement élégant. Un véritable jeune homme. Le garçon portait une chemise à carreaux blanche et bleue, protégée par une petite veste en jean aux nombreux boutons épais. Son pantalon slim en toile grise le rendait encore plus maigre. Le plus intriguant, peut-être, se trouvait dans son sourire et son regard. Ses lèvres étaient lisses et roses sans la moindre coupure. Ses joues se coloraient d'un mélange de blanc, de rouge et d'orange, le rendant plus mignon et enfantin encore qu'il ne l'était. Pourtant, il avait tellement grandi ! Depuis deux étés, les centimètres s'étaient ajoutés les uns aux autres, le menant à une taille qui n'avait plus grand-chose à envier à celles d'Aaron. Ses cheveux pâles et plutôt courts qui lui tombaient en bataille sur le front n'avaient, eux, pas changé. Ils semblaient toujours posséder le même toucher et sentir cette douce odeur de pèche, celle de son shampoing préféré. Lucas était un lycéen, clairement, avec une maturité qui transparaissait de son look et de sa grâce. Et pourtant, quand il jouait, il faisait toujours un petit enfant.

Kilian resta ainsi de longues secondes à le contempler avant de se jeter à son cou pour le saluer. Il était vraiment heureux de le voir ! Quelques mètres derrière à peine, Aaron lui emboita le pas. Le brunet avait préféré rester en recul, histoire de ne pas se montrer trop envahissant. C'était avant tout pour Kilian qu'il était là. Enfin, c'était ce qu'il avait aimé se répéter pour ne pas à avoir à avouer que c'était aussi et surtout pour lui qu'il avait fait le déplacement.

Tout de suite, Lucas proposa à Kilian une petite partie conte les autres, histoire de jauger de son niveau. Plusieurs dizaines de joueurs avaient profité des derniers jours de beau temps pour faire le déplacement. Le lycéen aux yeux verts choisit son jeu de course préféré, celui-là même où il avait chopé trois étoiles et où il écrasait Martin à chaque fois. Son camarade aux iris bleus rigola, puis inséra sa cartouche dans le port prévu à cet effet, et enfin cria :

« Mario Kart ! 6... non... 5 PLACES ! »

En quelques minutes seulement, plusieurs joueurs rejoignirent la room, qui afficha complet. La partie débuta. Lucas choisit mécaniquement quatre courses au hasard en 150cc, le mode de jeu le plus rapide, le seul qui valait un peu la peine. À la fin, il termina premier, avec 36 points. Kilian se retrouva seulement quatrième, au pied du podium. Grognon, le pauvre perdant demanda sa revanche à un jeu de baston. Là, il était sûr de l'emporter, il avait le même sur sa console de salon. Aaron fit la moue. Lui, il avait fini bon dernier à la course, et il n'avait pas forcément envie en plus de se prendre des baffes. Là, il avait plutôt envie de se faire un petit « cérébral académie » que d'autres proposaient. La partie de smash bros se lança quand même, sans lui. Kilian ne put rien faire. La faute à son personnage, un boxeur qui tapait fort mais qui avait tendance à se comporter comme une enclume dans les airs ! Comment, dans des conditions pareilles, aurait-il pu l'emporter face à ce Kirby cheaté ? En plus sur un terrain qui bougeait ?

Amusé, Lucas profita de sa victoire pour vanner un peu son adversaire. C'était de bonne guerre.

« Si t'as ce niveau-là à Lyon, ne viens jamais à Paris, tu vas te faire massacrer ! Nous, c'est tous les jeudis qu'on se fout sur la tronche. T'as des types, tu les voies jouer, juste tu pleures ! »

Bougon, Kilian grimaça. Le problème, quand il perdait, c'était que ça lui donnait envie de bouder. Et là, franchement... Vu ce qu'il se prenait, il était mal barré. Enfin, il s'amusait quand même, et c'était le plus important. Il connut même son petit moment de gloire en lançant une partie d'un jeu musical, basé sur l'univers de Final Fantasy, une de ses licences préférées. Chez lui, il l'avait torché. Du coup, c'était plus facile.

Bombant fièrement le torse, il entendit son ventre gargouiller. Ce n'était pas très gracieux, mais il n'y pouvait rien s'il avait faim. Plusieurs joueurs proposèrent de bouger et d'aller au Mac do. La bouffe dégueulasse, cela restait quand même une des choses les plus délicieuses ! Kilian prit une grosse boite de nuggets et un Happy Meal, uniquement pour récupérer le jouet. Un Mario en plastique. Aaron choisit un menu un peu plus évolué et Lucas craqua pour la nouveauté du moment, sans oublier une glace en dessert. Ils passaient quand même une chouette soirée.

Tout en mangeant, Kilian observa son frêle camarade, comme subjugué. C'était un sentiment qu'il n'avait pas connu à l'époque de leur rencontre. Ils s'étaient simplement bien entendus. Rien pourtant n'avait changé. Seule l'appréciation qu'il avait des choses différait. Il était moins dans sa bulle. Plus ouvert aux autres. Plus conscient aussi de ce que pouvait ressentir Aaron. Le blondinet comprenait très bien pourquoi son homme s'était mécaniquement installé à côté de Lucas et pourquoi il se montrait si complice en lui caressant les cheveux entre deux potatoes. Il y avait des choses qui ne changeaient pas. Les sentiments d'un brun un peu orgueilleux devant un garçon mignon et sensible faisaient bien partie de ce grand tout immuable. Certaines complicités ne disparaissaient jamais, quel que soit le temps qui passe.

D'un coup, Kilian secoua la tête. Il n'était pas venu ici pour s'attendrir. Une envie ne l'avait pas quittée. Faussement naïvement, il essaya de lancer Lucas sur plusieurs sujets. La vie, le lycée, l'amour... Déballant sa propre expérience dans l'espoir que son camarade lâche à son tour quelques informations.

« Moi, c'est Aaron qui m'a tout appris ! Avant lui, je savais rien, et maintenant, on m'appelle la langue magique ! »

Particulièrement gêné par quelques rires, Aaron plongea son visage dans ses mains. Son petit ami n'était quand même pas obligé de gueuler aussi fort ces choses qui ne se disaient pas ! En plus, la vérité était un peu différente... Il ne lui avait rien appris ! Ils avaient progressé ensemble. Cela n'avait rien à voir ! Amusé par la tournure de la discussion, Lucas piqua une frite au garçon d'en face, puis s'esclaffa. Certains souvenirs proches remontaient comme des petites bulles à la surface. Son regard mélancolique en était la preuve. Lui aussi était tombé amoureux. L'information étonna le couple. Lucas les dévisagea.

« Quoi ? Vous ne pensiez quand même pas que j'allais rester un môme toute ma vie ? Elle était géniale... Elle l'est toujours d'ailleurs. J'aimerais tellement la revoir... Quoi ? Arrêtez de me regarder comme ça, rho, c'est bon, j'vais vous raconter... »

*****

Lucas n'aimait guère la fin de l'été. Pour lui, c'était souvent le symbole d'un renouveau qu'il n'appréciait pas et dont il n'avait pas besoin. Timide, il avait subi son collège sans faire de vagues. Pour la troisième fois, il avait passé ses vacances à Sport & Fun. Cette fois-ci, c'était forcément la dernière. Le cœur un peu serré, il avait fait ses adieux à ses camarades. Certains ne lui manqueraient pas. D'autres, sans forcément le savoir, laisseraient un vide. C'était la vie. C'était ainsi qu'était Lucas.

Jamais il n'avait demandé à entrer au lycée, lui. On ne lui avait pas vraiment laissé le choix. C'était de son âge, que disaient ses parents. Un âge qu'il avait bien du mal à faire. Cela ne le dérangeait pas d'être plutôt chétif. Cela ne changeait rien à ce qu'il était au fond. Un garçon intelligent, réfléchi et calme aimant lire et s'amuser, aux yeux très bleus et aux cheveux très jaunes. Voilà tout.

Le premier jour de la seconde, il s'était senti mal à l'aise. Alors que toute sa famille avait toujours vécu en petite banlieue lyonnaise, un déménagement soudain l'avait projeté en plein milieu d'un grand lycée parisien. D'un côté, des dizaines de classes, des centaines d'élèves, des salles à perte de vue et une armée de professeurs plus concernés par la qualité du café de leur petite machine que de l'avenir de toute une génération. De l'autre, lui. Une angoisse l'avait immédiatement pris. Il ne connaissait personne, n'avait aucun ami ici, et même pas de rêves. En discutant un peu avec le garçon assis à côté, il avait découvert que son nouveau lycée avec de très bonnes classes prépas, et c'était la raison qui avait poussé de nombreux jeunes à s'y inscrire le plus tôt possible, dans l'espoir que cela facilite les choses et favorise leur avenir. Lucas s'était senti encore plus petit. Il ne savait même pas quelle section demander l'année prochaine ! Bon en tout, mauvais en rien, il n'avait ni préférence, ni dégoût pour la moindre matière. Son père lui avait souvent répété que pour réussir, il fallait faire S à tous prix. L'argument ne lui faisait ni chaud ni froid. Si encore cela se mangeait ! Mais même pas. Il préférait encore la glace à la vanille et le Nutella. Au moins, la pâte à la noisette avec un petit quelque chose de grisant et de délicieux. Alors que la réussite, c'était impalpable, sans sucre, sans goût, sans saveur particulière. Cela lui semblait fade.

Plutôt que de se concentrer sur son inintéressante réalité, l'adolescent préférait rêver. C'était là son domaine de prédilection. Toujours dans la lune, il s'imaginait astronaute. Ou star de cinéma. Ou cow-boy. Ou pilote de course. Ou n'importe quoi d'autre tant que cela n'impliquait pas de rester entre six et huit heures les fesses collées à une chaise trop petite et inconfortable et se luxer le poignet en prises de notes.

Parce qu'il préférait la solitude, les autres s'imaginèrent qu'il déprimait. Ce n'était pas forcément faux. Lui-même ne savait pas très bien. Un rêveur plutôt chétif dans un lycée de merde pouvait-il aller bien ? Ses amitiés de vacances lui manquaient. Ses anciens copains de collège aussi. Rien ne semblait pouvoir le faire sourire. Ni ce qu'il apprenait, ni ceux qu'il fréquentait, ni la nourriture douteuse du self. Celle-là, c'était peut-être même la pire. Même en étant de bonne humeur le matin, il suffisait d'un simple passage à la cantine pour trouver une excellente raison de tirer la gueule toute l'après-midi.

Lucas se sentait seul, et il ne savait pas s'il devait s'en plaindre. Après tout, il ne faisait aucun effort pour aller vers les autres, se mettant de lui-même à l'isolement pour dévorer quelques bouquins. Lire, c'était encore quelque chose qui l'intéressait. Ça et le cinéma. Il aurait même pu parler de passion, s'il s'était rendu compte d'à quel point il avait acquis une culture rare en la matière pour son âge.

Internet avait été un atout pour découvrir un grand nombre de titres dont presque personne n'avait jamais entendu parler. Mais cela gênait Lucas. Regarder un film sur son écran d'ordinateur avait quelque chose d'impersonnel. C'était comme observer une belle femme par le trou de la serrure au lieu de la serrer contre lui. Il lui manquait l'objet, le contact, le plaisir de sentir le DVD et de le glisser dans le lecteur.

« Tu sais qu'il existe encore des vidéoclubs à Paris ? »

Lucas ne se souvenait même plus qui lui avait fait cette remarque. Sans doute un camarade de classe avec qui il avait discuté piratage et streaming. Il avait dû exprimer sa lassitude devant ce mode de consommation. L'autre lui avait lâché ça, sur un ton qui ne permettait pas de distinguer le conseil de la vanne. Et pourtant, louer un film à l'ancienne n'était pas une idée stupide. C'était comme partir à une chasse au trésor. Fouiller dans un catalogue à la recherche d'un titre inconnu, discuter avec le marchant pendant un quart d'heure, échanger avec d'autres fans quelques conseils.

Lucas ne serait jamais rentré dans une de ces boutiques, s'il n'y était pas passé par hasard un jour après s'être paumé sur le chemin de la boulangerie. C'était là un des rares avantages de Paris. On pouvait s'y perdre, et découvrir autant de merveilles que de curiosités. L'échoppe n'était pas bien vaste, mais tapissées de boitiers. Il y avait même un stock important de VHS, dont certaines raretés jamais sorties en salle et encore moins traduites en français. La première fois, l'adolescent y resta plus d'une heure, avant de repartir avec un seul film sous le bras. Un western spaghetti aux tons sépia délavé qu'il avait regardé deux fois. Une pour l'histoire, l'autre pour en noter tous les clichés, ceux qui justement rendaient l'œuvre intéressante.

Puis il y était retourné. Une à deux fois par semaine, après les cours. S'y rendre aux mêmes horaires lui permettaient de croiser quelques habitués. Un employé de bureau qui avait pour réflexe de déboutonner le col de sa chemise qui lui collait à la peau dès qu'il entrait dans le magasin, signe qu'une nouvelle journée commençait. Une vieille prof à lunette propriétaire d'un visage à l'air méchant à même de terroriser toute une génération de collégiens. Un étudiant en cinéma aux cheveux longs et à l'haleine de tabac mélangé à d'autres herbes quand même bien plus rigolotes. Elle, enfin.

Elle avait les cheveux roses. Ou plutôt, une simple mèche au milieu de ses tifs blonds. Le plus souvent emmêlés, ils lui donnaient un faux air de Luna Lovegood. Le nez toujours plongé dans les bacs, elle hurlait de joie en tombant sur un film qu'elle n'avait jamais vu. Ses fringues étaient le plus souvent débraillées. Parfois, elle portait sur le bout de son nez des petites lunettes qui la rendait sérieuse. Le reste du temps, ses lentilles affinaient son visage et faisaient ressortir la couleur verte de ses yeux. Elle était gracieuse et charmante. Lucas en tomba immédiatement amoureux.

Sa réaction lui avait semblé particulièrement stupide. Il ne lui avait jamais parlé, mais s'était contenté de la voir et de la contempler. De l'écouter, aussi. Elle avait un accent chantant des plus mélodieux. Ses petits idiomatismes et son vocabulaire imagé et fleuri montraient qu'elle venait d'ailleurs. Il y avait bien un océan entre son monde et celui de l'adolescent. Cela ne la rendait que plus intéressante. Souvent, Lucas s'était glissé près d'elle pour écouter ses conversations avec le propriétaire de la boutique. Elle aimait discuter des films de vampires en noir et blanc, des comédies musicales, des péplums, des œuvres d'auteur et même des blockbusters. Pour elle, il n'y avait pas de mauvais films. Juste des intentions qu'on portageait ou non. Lucas avait trouvé ses arguments passionnants. Ils lui apprenaient des tas de choses. Elle lui semblait intelligente. Il voulait la comprendre. Entrer dans sa tête. La ressentir. Partager un petit quelque chose avec elle, fût-ce un simple petit fil invisible tiré par l'araignée du destin. Alors chaque semaine, attendant qu'elle rende ce qu'elle venait de visionner, il se mit à louer exactement les mêmes choses. Les premières fois, le vendeur n'avait même pas tiqué. C'était comme s'il s'en fichait. Un client heureux est un client précieux ! Et comme Lucas souriait à chaque fois, et payait toujours...

Pour l'adolescent, suivre les goûts de cette étrange inconnue était comme partir en voyage. Elle semblait l'inviter à parcourir le monde et le temps. L'Asie, l'Afrique, l'Océanie. Des films, des documentaires, des dessins animés. De l'humour, de l'action, de l'amour, des larmes. Chaque découverte créait chez Lucas de nouvelles émotions. Il avait l'impression d'apprendre de nouvelles choses, bien plus qu'en cours. C'était son petit secret à lui, son plaisir intime. Il n'avait pas besoin de lui parler pour l'aimer. Il arrivait à toucher du doigt ses goûts et sa personnalité. Plus il regardait les mêmes films qu'elle, plus il avait l'impression de la connaître, devinant ici et là les blagues qui la faisaient rire et les scènes qui la faisaient pleurer. Il la trouvait intelligente et sensible. Elle savait toujours quoi choisir et ne se laissait jamais porter par le hasard. Une logique se dessinait toujours dans ses choix. Lucas l'admirait. Il s'en sentait proche. C'était un sentiment à sens unique. Elle ne l'avait jamais remarqué. Enfin, il pensait... Un titre l'avait bien étonné. C'était vers la fin du mois de février. Un film Danois de 1978 qui n'existait qu'en VOSTA et qui mettait en scène une idylle adolescente entre deux garçons dans un style cinématographique qui n'avait rien à envier à Truffaut. Un des deux héros, le plus jeune, était blond et solitaire. Lucas s'y était un peu reconnu. C'était leur seul point commun. Les romances de ce genre n'étaient pas sa tasse de thé. Lui préférait des amours bien plus passionnées mettant en scène des femmes fortes. Mais il avait adoré la musique. Il avait même téléchargé le principal morceau sur son téléphone, né du talent et de la sensibilité d'une star de la chanson locale des années soixante-dix. Le titre accompagnait la première scène du film, où on voyait l'autre personnage principal, assis sur le sable, les yeux perdus vers la mer en plein doute et questionnement. Tout y était. Pas besoin de mots. Le jeune acteur arrivait à tout dire simplement par son regard et ses expressions. Les paroles du chanteur lui étaient adressées. Tu n'es pas seul. Même s'il ne partageait pas les mêmes passions, Lucas les prit pour lui. Depuis qu'il la connaissait, elle, il ne se sentait plus seul.

« Tu en as pensé quoi, du film de la semaine dernière ? »

Sursautant dans ses beaux pantalons en toile et dans sa veste noire, l'adolescent bafouilla. C'était la première fois qu'elle lui adressait la parole. Il la dévisagea, sans savoir quoi dire. Puis reprenant ses esprits, il se força à répondre.

« Euh, bof... Enfin, d'un point de vue purement objectif, c'est du vrai cinéma, avec un sens de la mise en scène impressionnant et une direction d'acteur très réussie, mais au niveau de l'histoire, ça reste assez brouillon, et perso, c'est pas trop mon genre de délire. Enfin, j'ai rien contre hein, mais... »

Malgré ses efforts, il ne put terminer sa phrase. La jeune femme lui avait caressé les cheveux avant cela. Elle faisait bien une demi-tête de plus que lui. Elle s'esclaffa :

« Je ne savais même pas de quoi ça parlait ! Je l'avais pris simplement parce que le personnage sur la pochette te ressemblait physiquement en plus jeune ! Je trouvais ça marrant ! Quand j'ai vu de quoi ça parlait, ça m'a fait rire rien que d'imaginer ta tête en voyant les deux garçons s'embrasser ! T'es dans un p'tit lycée catho, non ? »

Particulièrement intimidé, Lucas écarquilla grand les yeux avant de secouer la tête. Avec ce qu'il avait vu et entendu l'été passé, ce n'était plus un petit bisou entre deux mecs qui allaient le choquer ! Un certain couple était passé par là. Mais ce ne fut pas sur ce point qu'il répondit à voix basse, les joues écrevisse :

« C'est pas un p'tit lycée ! C'est énorme, j'supporte pas ! »

La fille éclata de rire. Ce garçon à la voix douce était aussi timide qu'elle l'avait imaginé depuis qu'elle s'était rendue compte de son petit manège.

« Bon, petit Stalker, tu m'offres un verre ? Je crois qu'on a des choses à se dire, toi et moi ! »

Pas loin d'être terrorisé, Lucas acquiesça. Il lui proposa un coca. Elle descendit une demi-pinte en à peine trois gorgées. La discussion fut une des plus riches qu'il ne lui avait jamais été donné de vivre.

Elle était bien canadienne, d'un père anglophone et d'une mère francophone. Elle s'appelait Joséphine et avait deux ans de plus que lui. Comme elle avait un an d'avance au moment de décrocher son diplôme de fin d'études secondaires, elle était venue passer une année sabbatique en France à travailler comme vendeuse dans une boutique parisienne avant de retourner au pays s'inscrire à l'université. Sa principale motivation avait été de faire chier son paternel et de profiter un peu de sa jeunesse pour faire sienne la ville la plus romantique du monde. Elle adorait la Tour Eiffel, le quartier Latin, le Louvre et Montmartre. Tous les week-ends, elle partait de Beaubourg, longeait la rue de Rivoli, bifurquait vers l'Opéra et grimpait jusqu'au Sacré-Cœur. C'était un long chemin qu'elle s'efforçait de parcourir par tous les temps. Et elle était aussi passionnée de cinéma. La France était le pays qui l'avait envoutée. Si les productions actuelles étaient assez moyennes, il fallait bien l'avouer, elle vouait un culte à la Nouvelle Vague.

« Et toi, petit Stalker ? »

Lucas détestait ce surnom ! Ce n'était même pas vrai, en fait. Il ne l'avait jamais suivie en dehors de la boutique ! Peut-être à peine un peu attendu, une fois ou deux. Il était timide. Il rougissait. Joséphine le trouvait vraiment mignon. Puis ils parlèrent des films qu'ils avaient tous deux vus. Lucas présenta ses préférés, puis analysa les goûts de la jeune femme. Surprise par la finesse et l'intelligence du garçon, elle lui caressa les cheveux. Ils étaient agréables et soyeux. Elle l'aimait bien. Il était différent de ce à quoi elle s'était attendue. Amoureux, certes, ce qui n'était pas une surprise, mais plus gentil et réservé que prévu. Si elle ne lui avait pas adressé la parole, jamais il n'aurait eu assez confiance en lui pour l'aborder et lui révéler sa touchante personnalité. Elle ne regrettait pas. Mais il avait bien deux ans de moins qu'elle. Ce n'était pas rien. Bien que charmant petit bonhomme, il ne fallait pas qu'il se fasse d'illusions... Elle tenta de lui expliquer. Il n'écouta pas. Dans sa tête, il n'y avait qu'elle et le cinéma. Elle insista, en souriant encore plus fort :

« Écoute, Boya, je veux bien qu'on soit amis si tu veux et qu'on discute de films, mais c'est tout. Il n'y aura rien d'autre ! »

La réaction de Lucas l'étonna. Pourquoi s'était-il mis à pleurer ? Encore plus étrange, ses larmes semblaient faites de joie ! Comme s'il n'avait compris que la moitié de ce qu'elle lui avait dit ! La seule partie qui l'intéressait, en réalité. La possibilité de continuer à lui parler.

Ainsi commença un doux manège qui dura plusieurs mois. À chaque fois qu'ils se retrouvaient au vidéo club, ils en profitaient pour aller boire un verre. Pas trop tard, certes, et jamais d'alcool pour le jeune blond. Il ne voulait pas inquiéter ses parents qui l'attendaient. Mais à chaque fois, ils discutaient des films qu'ils avaient vus, échangeant avis et points de vue. Un jour de printemps, Lucas lui proposa de se rendre avec lui dans une salle obscure ! Cela les permettrait de débattre à chaud. Elle accepta. Cela devint une habitude, jusqu'à la fin de l'année. Il fallut cependant attendre juin pour qu'enfin l'adolescent découvre son appartement. En tout, il le visita quatre fois, chacune pour une projection privée qui se terminait devant des pizzas surgelées où d'autres cochonneries, et surtout par une délicieuse glace à la vanille maison qu'elle savait si bien faire. La dernière rencontre fut un peu différente. C'était quatre jours avant le retour de Joséphine dans son pays. En plein ménage, elle avait laissé des fringues un peu partout. Lucas s'était assis sur le canapé, le cœur un peu lourd. Pour lui dire au revoir, il avait ramené des macarons de chez Ladurée. Tout son argent de poche y était passé. Elle s'était régalée.

Le film fut la seule chose dont il ne se souvint pas ce jour-là. Peut-être que l'amnésie avait touché tout le salon. Sinon, pourquoi Joséphine avait-elle fini par oublier toutes les mises en garde qu'elle avait répétées pendant de si longs mois ? Cela avait commencé par un baiser. Dans ses bras, Lucas se sentait vraiment bien. Elle avait illuminé son année. À sa manière, elle l'avait protégé. D'amie, elle était devenue confidente, et toujours elle l'avait conseillé. Ils avaient beaucoup parlé d'études. Elle l'avait convaincu d'étudier le Cinéma. Il avait acquiescé.

Mais ce soir-là, plus rien de tout ça n'avait d'importance. Les vêtements de Lucas, toujours si propres et bien repassés, avaient fini en boule au pied du canapé. C'était donc ça, l'amour ? Le jeune adolescent au corps vulnérable s'était laissé faire. Les sensations chaudes l'avaient frigorifié. Le museau entre ses seins, il avait fermé les yeux et s'était laissé aller. S'imaginant comme dans un film, il avait vu à quel point la fiction différait de la réalité. Ses muscles se contractèrent. Ses lèvres se recouvrirent d'une fine couche de salive qu'il lui déposa dans le cou. Elle lui répondit, une fois de plus, en lui passant ses doigts aux ongles pointus dans les cheveux.

Joséphine avait bien conscience de faire une bêtise. Il était frêle, fragile et amoureux. C'était pour cela qu'elle l'avait mis en garde, au début. Mais là, elle ne pouvait qu'avouer qu'elle s'en foutait. L'entendre gémir dans son oreille était tout ce qu'elle n'avait jamais souhaité. Le sentir se relâcher en elle la combla de joie. Parce qu'elle aussi, elle l'aimait, son petit Stalker aux yeux clairs.

Le jour du départ, Lucas l'accompagna jusqu'à l'aéroport. Il ne l'embrassa pas, pour ne pas paraître trop gauche. Une fois encore, elle rigola. Ses derniers mots, elle les prononça juste avant de passer la sécurité, à voix basse, à l'ultime moment de lui lâcher les doigts :

« Si tu veux, rejoins-moi un jour ! Il y a de très bonnes écoles de cinéma au Canada ! »

*****

La bouche pleine du Sunday à la vanille qu'il était en train de dévorer – Dieu qu'il adorait ça –, Lucas apporta à son récit une implacable conclusion, pleine de détermination :

« Mon objectif, là, c'est d'être pris à la Mel Hoppenheim School of Cinema de l'université de Concordia, pour la retrouver. Y a moyen ! Elle le sait, j'lui répète à chaque fois qu'on se Skype ! Et on se Skype tout le temps pour parler de films ! Le plus dur, ça a quand même été de convaincre mes parents que mon projet était réaliste. Ils me voient encore comme leur petit garçon... »

Ils ne semblaient pas les seuls. Pendant tout le récit, Kilian avait gardé ses yeux fixés sur son frêle camarade, en picorant ici et là dans le sachet de fruit compris dans son menu enfant et en notant discrètement sur son téléphone le titre du film avec les deux garçons qui s'aimaient, pour le regarder plus tard. Il avait aussi parfaitement pu observer les réactions tendres et amusées d'Aaron à chaque instant. Le brun avait bu les paroles de Lucas, un immense sourire aux lèvres. Et là, armé de sa serviette, il lui essuyait énergiquement les lèvres, comme si ce « bébé » était le sien. Amusé, Lucas pouffa, mais se laissa faire. Il ne détestait pas être infantilisé, tant que cela provenait d'une personne en qui il avait confiance.

Finalement, Kilian abandonna l'idée de proposer quoi que ce soit. Plus envie. Pas besoin. Les choses étaient très bien comme ça, il n'y avait aucune raison de les perturber. Du coup, il ressortit sa console. Il n'en avait pas fini avec Mario Kart. Avec un peu de concentration, il était sûr de gagner, surtout si Aaron acceptait de chatouiller son principal rival. Le plan machiavélique ne pouvait que fonctionner et aurait honoré sans aucun doute Cesare Borgia lui-même. Malheureusement, après avoir fini dernier à la troisième course à cause d'un méchant enchaînement « carapace bleue, éclair, étoile, carapace rouge et chute dans le vide », le blondinet jeta sa console sur son plateau et annonça méchamment qu'il « ragequittait la partie », mettant ainsi fin à toutes ses prétentions. Fallait pas, non plus, que le jeu se foute trop de sa gueule.

Puis arriva l'heure des aurevoirs. L'heure avait tourné et les bus se faisaient rare. Il fallait rentrer. Ayant plus ou moins la même destination, les trois adolescents saluèrent les autres joueurs et firent un bon bout de chemin ensemble. Ce fut avant tout l'occasion de discuter encore un peu. Kilian parla du roman de son mec qu'il avait adoré ! Et de tout ce qu'on y retrouvait.

« Si si, t'es dedans, j'te jure ! Juste cité, mais dedans ! Mais demande-lui de faire une nouvelle avec toi en personnage principal ! J'suis sûr qu'il peut ! Hein Chouchou ? »

Un peu gêné, Aaron ne démentit pas. À vrai dire, il en avait même assez envie. C'était surtout le temps qu'il lui manquait, mais il ne pouvait quand même pas laisser de côté le troisième chaton légendaire de son univers ! Certains lecteurs aux yeux verts et à l'attitude naturellement boudeuse ne l'auraient pas compris. En plus, il avait justement comme projet de réunir les trois félins dans une fin explosive ! À défaut de les réunir un jour pour de vrai.

Vexé qu'on le traite de boudeur, Kilian bouda. Cela le fit se sentir un peu con, mais c'était sans doute la fatigue qui parlait. De son côté, touché qu'une petite partie de lui fût resté gravé dans la mémoire d'Aaron, Lucas lâcha un petit sourire coquin et promit de lire tout ça, même s'il ne connaissait pas les deux autres chats. Oubliant qu'il était censé tirer la tronche, Kilian lui parla en détail d'Akémi et de Justin, et à quel point ils étaient trop cools, et à quel point ils comptaient pour Aaron. Lucas ne put s'empêcher de rire. Il reconnaissait bien dans ces portraits l'affection sans borne que le brunet pouvait avoir pour les jeunes garçons fragiles, même si, pour finir, il était tombé amoureux d'une tornade à l'énergie débordante et parfois un peu usante.

« Attends, nan, j'peux être super fragile aussi, faut pas croire ! Hein Chouchou, qu'il faut pas croire ? »

« Mais oui, mais oui... C'est toi le plus fragile ! Le plus chiant aussi, mais ça, hein, ça fait partie de ton ADN, on ne va pas te changer... », bailla simplement Aaron en guise de réponse.

À moitié satisfait, Kilian se jeta en premier hors du bus. La nuit était claire. Malgré la pollution lumineuse, plusieurs étoiles brillaient distinctement dans le ciel. Il était enfin temps de se dire aurevoir. Les trois jeunes gens se montrèrent hésitant. Le blondinet ne voulait pas d'une poignée de main. Mais il ne voulait pas non plus paraître trop insistant. Amusé et comprenant très bien le message, ce fut Lucas qui se jeta à son cou, pour déposer sur sa joue un tendre baisé. Celui qu'il offrit à Aaron fut simplement un tout petit peu plus long et un tout petit peu plus tendre, finissant sa course sur des lèvres qui se laissèrent effleurer. Le brunet ne bougea pas. Rieur, Lucas recula d'un seul coup, avança de trois mètres, puis se retourna. Une main dans le dos, l'autre ouverte devant lui, il salua les deux amoureux en leur adressant un dernier sourire.

« C'était cool de vous revoir ! J'espère qu'on aura d'autres occasions de faire des soirées comme ça ! Au pire, vous viendrez me rendre visite au Canada ! J'vous présenterais Joséphine ! »

Puis enfin, le jeune garçon disparut en courant derrière la lueur d'un lampadaire, au coin d'une rue.

Seuls, Aaron et Kilian partirent silencieusement de leur côté, directement vers l'appartement du père du brunet. Il leur fallut plusieurs minutes avant de commencer à reparler. Kilian n'était pas triste. Il trouvait Lucas trop génial et trop chou. Ses yeux bleu clair étaient trop beaux et ce qu'il avait fait à la fin était adorable, même s'il y avait matière à être un peu jaloux quand même. Aaron ne sut pas quoi répondre. Les doigts posés sur sa bouche, il se demandait encore s'il n'avait pas rêvé cette odeur fruitée. Cela avait été fugace. Il avait bien aimé. Lucas était le seul de ses chatons qu'il n'avait jamais embrassé. C'était comme si un pacte silencieux avait enfin été scellé.

Une fois rentré, Kilian se jeta sur le lit, avant de se relever, d'aller caresser les chiens qu'heureusement Gérard avait sortis et nourris, de se laver les dents et faire pipi, puis de se laisser à nouveau tomber sur les draps. Son idée de plan à trois avec Lucas était finalement complétement tombée à l'eau. Pour faire bisquer Aaron, il lui sortit avec nonchalance que ce n'était pas grave, il lui restait Jarno. Courant au lieu de marcher, le brunet grogna. Pour punir son petit ami, il décida de le priver de câlin et, à la place, de se mettre à l'écriture de sa nouvelle sur son chaton blond, mais sans promettre de la livrer avant l'hiver. Plutôt satisfait de la tournure des évènements – il était bien trop cassé pour imaginer se faire retourner –, Kilian lui tira la langue pour le style puis attrapa un des mangas de Martin qui trainaient et reprit sa lecture où il l'avait laissée, en compagnie de Cesare Borgia.

Entre les pages, il ne se fit qu'une seule réflexion. Puisqu'il pensait à Jarno, il venait de se rendre compte qu'il avait complétement oublié de lui demander la fin de son roman la dernière fois, après qu'ils se soient quittés un peu précipitamment au Bubble Tea Bar. Haussant les épaules, il évacua cette pensée de son esprit. Ce n'était pas bien grave. Il avait d'autres raisons de lui parler. De l'histoire de la confrérie de Kikilialian, il ne se souvenait même plus du début.

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