4. Rivalité - Souvenirs de Pierre

Enfin, les vacances d'octobre arrivaient. Aaron les avait attendues de pied ferme. Le début d'année avait été long et pénible. En se réveillant ce samedi matin-là, le premier de ses deux semaines de repos, il avait tâté le matelas à la recherche d'un peu de tendresse, avant de réaliser que son petit ami n'était plus là. Les régionales d'escrime étaient prévues pour dimanche. Une habitude autant qu'une formalité pour son blondinet. Pas stressé pour un sou après son succès aux nationales en juillet, l'adolescent aux cheveux flavescents avait tout de même tenu à s'entraîner sérieusement, pour faire honneur à son rang. Il avait donc décidé de passer la dernière journée avant la compétition à la salle d'armes afin d'échanger quelques touches avec son rival de toujours, celui qu'il prévoyait de retrouver en finale dès le lendemain. À eux deux, ils écrasaient sans aucune peine la concurrence. Pierre avait fini troisième l'été dernier. D'ailleurs, Kilian trouvait un peu stupide de devoir enchaîner plusieurs matchs avant de le rencontrer. Ça, il avait bien essayé de convaincre les organisateurs de commencer directement par la finale, histoire de faire gagner du temps à tout le monde, mais ces derniers avaient sèchement refusé. Hors de question de jouer avec les règles d'un tournoi officiel. En plus, avec ces deux belles attractions dans leur petit coin de France, ils attendaient une bonne couverture de la part des médias spécialisés.

Songeant à tout cela, Aaron s'étira dans ses draps. Cela lui laissait la matinée pour travailler. Ensuite, il irait rejoindre son amoureux au gymnase pour l'emmener manger. C'était une surprise, il ne lui avait pas encore révélé ses intentions. Il avait repéré un bon petit coréen pas trop loin qui venait d'ouvrir. Kilian adorait le bibimbap et ne détestait pas le kimichi, malgré son goût aigre et épicé. En fait, tant que ça se mangeait et que c'était bon, le blondinet était toujours partant. Aaron était sûr que cette idée lui ferait plaisir. Peut-être même qu'ils pourraient convier Pierre à venir avec eux. L'escrimeur était vraiment sympa. Pourtant, le brunet se souvenait l'avoir détesté lorsqu'il l'avait vu pour la première fois. Forcément, le malotru avait eu l'outrecuidance de vouloir battre le garçon qu'il aimait ! Un crime ! La réalité était heureusement plus douce. Pierre était un compétiteur chevronné, mais avant tout un mec humble et bosseur. Lorsqu'il avait compris que Kilian l'avait rattrapé et dépassé, il lui avait proposé de s'entraîner quelques fois ensemble pour mieux préparer leurs grosses échéances. Plutôt que de voir le blond comme un adversaire à humilier, il l'avait vu comme un camarade et une chance insoupçonné de progresser. Kilian en avait énormément profité lui aussi. Grace à cette saine émulation, il avait décroché ses plus belles médailles et s'était fait un ami ! Et plus, Pierre était plutôt beau garçon. S'il n'avait pas été hétéro, le blondinet lui aurait assurément proposé quelque chose. Il en avait parlé avec Aaron. Celui-là, il était d'accord pour le mettre sur la liste ! Il fallait juste le convaincre, ce qui n'avait malheureusement jamais fonctionné. Kilian avait essayé en tentant de jouer de leur rivalité, sans succès.

Car dès qu'ils se retrouvaient sur la piste, les deux sportifs redevenaient immédiatement rivaux. Plus de sympathie, plus de gentillesse, aucun cadeau. C'était à celui qui toucherait le premier. Pour le coup, Aaron était persuadé que Kilian l'emporterait à chaque fois. Son Adonis était trop parfait. Il le savait, il connaissait son corps par cœur. Chaque muscle, chaque articulation, chaque parcelle de sa peau douce et suave... Rien que d'y repenser, cela lui faisait un effet fou. Un effet qu'il fit rapidement passer à la force du poignet, avant de passer à la douche. Ses cahiers et livres l'attendaient. Sa compétition à lui, c'était l'examen d'entrée de l'école de ses rêves. Il voulait briller au moins aussi fort que le garçon qu'il aimait.

Sur les coups de midi et quart, il leva le nez de son manuel d'histoire. Le temps était passé vite. Il était déjà en retard. Saluant François qui traînait dans la cuisine en racontant sa vie aux chiens – leur présence quand ils étaient là lui faisait beaucoup de bien et il les promenait avec plaisir quand son fils était trop fatigué pour se lever –, Aaron attrapa son blouson rouge et se rua dans la rue. Marchant d'un pas décidé, l'adolescent ne prit pas le temps d'observer les feuilles mortes et les pigeons qui picoraient ici et là. Il avait faim, autant de nourriture que de sourires. Arrivant vers moins le quart à la salle d'armes, il se mit immédiatement à la recherche de son blondinet. Les pistes étaient presque vides. Seuls quelques séniors s'entraînaient encore, au sabre et à l'épée. Pas un seul fleuret à l'horizon. Un peu stressé, le brunet se jeta dans les vestiaires. Y trouver Pierre en train de se changer ne fut qu'un demi-soulagement. Il l'apostropha :

« Hello Pierre, t'as vu mon mec ? »

Ça pour l'avoir vu, l'escrimeur l'avait bien vu. Il l'avait même senti sur son corps. Leurs confrontations de ce matin lui avait causé trois bleus ! Il fallait aussi avouer que, lorsqu'ils croisaient le fer, ils ne faisaient pas semblant. Ils s'étaient arrêtés au score honorable de 63 touches à 57 en faveur du blondinet. Les deux étaient rincés et avaient décidé de faire une longue pause avant de reprendre l'après-midi en axant leur préparation sur les parades-ripostes et quelques étirements. Caressant sa nuque endolorie, Pierre répondit à son interlocuteur :

« Yep, il vient de partir manger, là. Un pote à lui est venu le chercher. Il semblait content de le voir d'ailleurs ! Moi, je bouffe avec ma copine, elle doit m'attendre dehors. Mais tu dois t'en foutre. »

Aaron ne répondit même pas qu'en effet, il n'en avait rien à faire, quand bien même c'était la pure vérité. Il écarquillait trop les yeux pour ça. SON Kilian était avec un de ses potes ? Incrédule, il en fronça les sourcils. Martin avait juré la veille qu'il s'enfermerait toute la journée pour s'essayer à un nouveau jeux vidéo, et le rouquin était du genre à tenir parole quand il était question de plaisirs vidéoludiques. Gabriel, lui, était parti dès la veille en soir en vadrouille avec sa mère et sa petite copine dans les landes, histoire de peindre de beaux paysages d'automne et de manger du canard. Quant aux autres, ils avaient beau aimer le blondinet, ils n'étaient pas assez proches au point de sacrifier leur première journée de vacances uniquement pour lui faire une petite surprise et l'emmener manger. Fallait pas déconner.

« Avec qui ? », demanda sèchement le brun.

« Bah je sais pas, moi ! », répondit aussi froidement Pierre en haussant les épaules et en enfilant un t-shirt propre. « Je connais pas tous ses potes moi ! C'était juste un mec assez grand, cheveux noirs, peau très blanche et pull rose à capuche... Quand ton mec l'a vu, il est tout de suite allé lui claquer une bise ! J'en conclu qu'il l'aime bien, il ne fait ça qu'aux gens qu'il apprécie. J'le sais, j'arrête pas de lui dire d'arrêter de me lécher la joue quand il me voit, j'préfère les poignées de main ! »

Aaron déglutit méchamment en serrant les dents. Les bisous et les câlins avec les copains, c'était du Kilian tout craché. Cela ne dérangeait pas le brun plus que cela. Il trouvait même l'habitude plutôt mignonne, en règle générale. Mais l'identité de celui qui avait eu le droit à ce traitement réservé normalement aux proches méritants, là, ça ne passait pas. Claquant la porte du vestiaire derrière lui sans même souhaiter un bon appétit à un Pierre qui resta bouche bée les yeux grands ouverts, Aaron se dirigea en courant vers la sortie. Là, il y en avait un qui allait prendre cher et l'autre qui allait se faire engueuler.

Ce n'était pas de la jalousie ni de la possessivité, juste de l'amour et la colère de voir sa surprise complétement tomber à l'eau. Enfin, c'était ce que se répétait en boucle le brunet dans sa tête pour se convaincre lui-même. La vérité, il la connaissait, et il la détestait, mais il ne voulait pas se l'admettre. Fonçant à toutes allure vers le centre de commercial, l'adolescent alla directement aux échoppes où il avait le plus de chance de trouver son petit ami : la crêperie et le bubble tea bar. Ce fut à ce dernier endroit qu'il le trouva, sirotant tranquillement un thé lait-melon aux perles de tapioca, se fourrant quelques samossas au fond du gosier et buvant les paroles d'un adolescent de son âge qui lui souriait en faisant de grands gestes. Sentant son sang d'autant plus bouillir que les yeux de Kilian semblaient briller d'admiration, Aaron se jeta au cou du malotru qui tournait autour de son mec et l'invectiva violemment :

« Jarno, j'sais pas à quoi tu joues, mais ça m'amuse plus là. Si tu veux te taper un blond, va aux putes. Mais fous la paix au mien ! »

Un peu estomaqué, le littéraire se recula d'un coup sec pour faire lâcher au brunet sa prise, puis le confronta, debout, poings serrés, un sourire ironique au visage. Après quelques secondes de ce jeux silencieux front contre front ou aucun des deux garçons ne sembla vouloir flancher, Jarno explosa de rire et se rassit sur sa chaise avec nonchalance, non sans lâcher une petite pique à destination de son adversaire :

« Vu comment tu le traites comme un chien en laisse, ton copain, si j'voulais m'en faire un comme lui, j'aurais plus vite fait d'aller au chenil qu'aux putes ! »

La vanne faillit déclencher un coup de poings en plein sur la joue du fantôme. Faillit. Ce fut en réalité cette d'Aaron qui claqua, giflé par un Kilian rouge de colère qui contractait la mâchoire en retenant ses larmes. Les mots aigres qui suivirent en accompagnant quelques reniflements achevèrent le brunet :

« Mais putain, t'es vraiment trop con Aaron ! La veille de ma compet, au lieu de me soutenir, tu me fliques et tu m'emmerdes ! Merci ! J'avais justement besoin que tu me les brises ! Connard ! »

Kilian n'attendit pas les excuses de son homme avant de fuir la scène, son bubble tea à moitié rempli sur la table et un morceau de samossa encore entamé sur le bord de son assiette. Comme les éléphants se cachent pour mourir, lui se dissimulait pour pleurer. Aaron était vraiment trop stupide/

C'était LUI qui avait demandé à Jarno de le rejoindre. LUI qui lui avait proposé de déjeuner ensemble ce midi-là, entre deux entraînements. Et s'il n'avait rien dit à son mec, c'était parce qu'il n'y avait tout simplement pas pensé. La veille, son abruti de brun lui avait dit qu'il profiterait que son petit ami soit à la salle d'armes pour bosser toute la journée ! Bien sûr, si Aaron lui avait dit qu'ils voulaient manger ensemble, Kilian aurait dit oui tout de suite ! Il n'en attendait pas moins, en plus. Il voulait justement tester un nouveau restaurant coréen qui venait d'ouvrir et rêvait d'y aller avec son mec ! Mais là, avec Martin enfermé chez lui, Gabriel en vacances et Pierre déjà bloqué par sa copine, il avait eu peur de se faire chier à bouffer tout seul. D'où un petit SMS envoyé le matin à Jarno pour lui proposer un lunch rapide, histoire de discuter un peu.

C'était vrai que Kilian aimait bien son camarade, il n'allait pas le nier. Jarno était intelligent et captivant dès qu'il se mettait à parler de ses passions. Et il était aussi d'excellent conseil. Au début, le blondinet était allé le voir dans l'idée de lui demander la fin de son roman. De fil en aiguille, trop gêné pour formuler directement sa demande, il avait découvert que l'étrange fantôme était ouvert d'esprit, monstrueusement sympathique et encore plus expérimenté que ce que les gens pouvaient bien croire. Oubliant la cause première qui l'avait amené à lui adresser la parole, Kilian était revenu plusieurs fois le voir. Il avait plein de choses à lui demander, des astuces, des techniques, de l'aide, un regard externe. Jarno était tombé à pic. Il possédait le profil parfait et avait plus que fait ses preuves. Le blondinet avait l'impression de pouvoir se nourrir de lui. Il l'appréciait au moins autant qu'Aaron semblait le détester. Cette situation était des plus soulante. Il avait bien le droit d'avoir ses propres amis, sans que son mec vienne le lui reprocher et lui casser les pieds, non ?

L'escrimeur passa ainsi toute son après-midi à râler, incapable de se concentrer sur son art, à l'agacement total de Pierre. La soirée fut glaciale. Une petite mise au point nécessaire fit trembler jusqu'aux chiens. Aaron reprocha à Kilian de fréquenter un sale type dans son dos, sans même le prévenir, et d'avoir pris la défense de ce dernier devant lui, ce qui était plus qu'un affront : une humiliation. De son côté, le blondinet engueula le brun sur sa manie qu'il avait de se trouver forcément meilleurs que les autres et de se comporter comme un connard dès qu'il avait peur de perdre le contrôle sur une situation. En troisième, c'était peut-être drôle et utile. En terminale, c'était juste chiant.

« Que tu sois possessif et jaloux, j'veux bien, ça fait partie du jeu, c'est parce que tu m'aimes. Mais con, ça, j'suis désolé, je supporte pas ! Tu connais pas Jarno, tu sais même pas de quoi on parle, arrête de le juger bordel ! »

Ça, Aaron aurait bien aimé savoir, mais son honneur lui interdisait de poser la question. Si Kilian ne voulait pas lui dire, il n'allait pas s'abaisser à le demander. Vexé, il passa la soirée à bouder, ce qui insupporta encore plus le blond :

« Et en plus, il me copie ! L'enfoiré ! Non seulement il m'emmerde, mais en plus, il me copie ! T'as gagné, ce soir, j'dors sur le canapé avec les chiens ! »

Fidèle à sa parole, Kilian s'exécuta. Malheureusement, la punition laissa des traces, et pas seulement à celui qui avait été puni. Courbaturé de partout, l'escrimeur se présenta d'une humeur massacrante au lieu de sa compétition. Comme d'habitude, c'était le père de Martin qui avait servi de chauffeur, une petite tradition depuis le collège. À l'arrière, Aaron n'avait pas décoché un sourire et avait poliment envoyé chier Martin quand ce dernier avait eu la bêtise de demander ce qu'il s'était passé entre eux deux.

Sur place, le garçon aux yeux verts salua à peine Alex et Benjamin. Tel deux groupies, les collégiens avaient fait le déplacement exprès pour encourager leur champion. Le premier se laissa aller à une petite réflexion qui fit rougir le second :

« J'te parie un twix que c'est encore parce qu'Aaron l'a mal baisé ! »

La conversation, captée par le mauvais baiseur en question, causa une soudaine douleur au crâne chez les deux gamins, même si l'un se plaignit immédiatement que lui n'avait rien dit et que ce n'était pas juste.

Sur la piste, Kilian enchaina assez facilement les victoires, même s'il commettait plus d'erreurs que d'habitude. Il ne se sentait pas dans une forme éblouissante. Ses jambes étaient lourdes. Son esprit occupé et perturbé. Pour se concentrer, il s'imagina tirer contre Aaron et appuya plus fortement encore ses touches. Cela l'énerva encore plus. Heureusement, la journée passa assez vite. Observant le match pour la troisième place à côté de Pierre en attendant leur finale, il lui lança un défi, dans l'espoir que cela l'aide à calmer ses nerfs :

« Pierrot, ça te dit que le gagnant donne un gage au perdant ? Si je gagne, on fait un plan à trois avec toi et mon copain ! Si je perds, tu choisis ce que tu veux ! »

En temps normal, l'escrimeur aurait immédiatement rejeté la proposition. C'était ce qu'il faisait à chaque fois d'un air un peu dégouté. Mais son adversaire n'était pas dans une condition normale. Il répondit sans même réfléchir :

« Tenu ! »

Leur match débuta plutôt lentement. Les deux adversaires se connaissaient par cœur. Ils savaient que, l'un contre l'autre, il était plus simple de parer et de riposter que de se découvrir en attaquant directement. Celui qui touchait le premier prenait un véritable avantage, vu qu'il obligeait l'autre à courir après le score, et le poussait donc plus facilement à la faute.

Le premier assaut tourna en la défaveur du blond. Énervé que son adversaire ne fasse qu'avancer et reculer, il avait tenté un petit quelque chose de maladroit, s'engouffrant directement dans une défense de fer. Certaines erreurs ne pardonnaient pas. Ravis de la tournure de ce début de match, ce dernier en profita pour aligner quelques touches, avant d'être recollé au score.

Sous son masque, Pierre ne put s'empêcher de repenser à leurs précédentes confrontations. La première fois que Kilian l'avait vaincu lui avait fait un choc. Avant, c'était lui qui remportait toutes leurs joutes. Pourtant, il n'avait jamais sous-estimé ce blondinet un peu capricieux et particulièrement agile. Dès leur première rencontre, en fait, il l'avait estimé à son juste potentiel. Cela devait être en sixième, pendant un quart ou un huitième, il n'était plus trop sûr. La date et le tableau n'avaient pas d'importance. Même s'il l'avait emporté, il avait compris. Compris qu'il venait d'écraser un garçon qui, un jour, le surpasserait.

*****

« Pierre, tu n'oublies pas, au fleuret, c'est la maîtrise des règles qui permet de l'emporter. N'essaie pas de toucher à tout prix. Commence par parer pour récupérer la priorité ! J'crois en toi, Champion ! Le prochain match est super facile, tu vas le fumer. »

Bernard Cranche était connu de tous pour sa gentillesse. L'escrime était sa passion, mais au cours de sa carrière, il était passé par un grand nombre de désillusions. Aux compétitions universitaires, il avait souvent brillé. Mais jamais il n'avait réussi à atteindre la marche supérieure. Il ne lui manquait pas grand-chose, simplement un tout petit peu de talent et d'éclat. Alors il s'était marié, était devenu ingénieur puis avait continué son sport comme un loisir dans son petit club qui accueillait aussi de nombreux jeunes. Réputé pour sa bonne humeur et sa générosité, le président lui avait rapidement demandé de s'occuper des plus petits, s'il en avait le temps et l'envie. Il avait accepté avec un immense sourire, même s'il n'était pas sûr d'en avoir toutes les compétences.

Puis il était arrivé. Un gamin froid et réservé que sa mère avait poussé à se mettre au sport pour compenser son goût pour le coca et les gâteaux, même s'il grandissait bien plus vite qu'il ne grossissait. Un de ceux qu'on ne rencontre qu'une fois dans sa vie. Pierre possédait tout pour réussir. Il avait des nerfs d'aciers qui le prémunissait contre toutes formes de stress, une carrure solide, un souffle profond et une abnégation sans borde quand il aimait quelque chose. L'escrime, il s'était mis à l'adorer en CE1. C'était même devenu sa vie.

Bernard Cranche en avait rapidement fait son petit protégé. D'abord parce que le garçon s'était montré demandeur. Ensuite parce qu'il était tout simplement trop bon pour rester avec les autres de son âge. Il les écrasait. Il les dégoutait. Dès ses neufs ans, l'écolier tirait contre des collégiens. Dès ses onze ans, il affrontait adultes et lycéens. Et gagnait, souvent.

Forcément, avec son aisance, il dominait sans effort tous les tournois auxquels il participait. La très grande majorité de ses matchs étaient des formalités, presque ennuyeuses. Alors, pour passer le temps entre deux confrontations, il observait ses adversaires, essayait de décortiquer leurs mouvements et leurs habitudes, pour essayer de les piéger une fois face à eux. C'était la seule chose qui l'amusait vraiment.

« Pierre, tu m'écoutes ? Concentre-toi, tu tires dans cinq minutes. Ton adversaire est novice en compétitions, ça va être facile ! »

Tournant rapidement la tête vers son entraineur, le collégien se lécha les lèvres. C'était son signe à lui pour montrer qu'il avait bien compris. Il s'était juste un peu perdu dans ses pensées.

Ce n'était qu'un quart de finale. Il venait de sortir victorieux de sa poule et de passer son huitième sans encombre. Lui restait ensuite un long chemin tranquille vers la médaille d'or. Quart, demi, finale... De simples formalités. Et pourtant, quelque chose lui semblait étrange, différent de d'habitude. C'était la première fois qu'il rencontrait ce jeune blond en match officiel. Son regard vert l'avait marqué, son comportement presque choqué. Il se nommait Kilian. En tout cas, c'était le prénom qu'il avait entendu quand son coach l'avait grondé et lui avait demandé de lâcher ses mangas pour se mettre à l'échauffement. Jamais le collégien n'avait vu un compétiteur se comporter comme cela, avec une telle nonchalance, baillant entre les matchs et jouant avec la pointe de son fleuret au lieu de se concentrer.

Pourtant, dès qu'il entrait sur la piste, cet étrange blondinet était comme transformé. Sa démarche un peu gauche se révélait en réalité très fluide, comme lavée de tous superflus. Sa lame fusait à toutes vitesses, touchant avant que ses adversaires – pas très habiles il fallait avouer – ne puisse réagir. Pierre avait dévoré son huitième de finale, comme à son habitude, à la recherche de toutes les failles qu'il pourrait exploiter. Il en avait trouvé une bonne dizaine. Et pourtant, quelque chose l'angoissait.

« En garde, Êtes-vous prêts ? Allez ! »

Sa façon de bouger, surprenante et perturbante. C'était ça qui avait intrigué Pierre. Maintenant qu'il se retrouvait face à lui sur la piste, il le comprenait pleinement. Son adversaire n'était pas nonchalant, ni agressif. C'était autre chose. Les rythmes lents succédaient aux attaques rapides et perçantes. Il ne tirait pas. Il ne pratiquait pas de l'escrime. Il dansait. Un gamin de sixième qui préférait lire ses mangas plutôt que d'observer les autres avait tout compris à son art tout en donnant pourtant l'impression de passer complétement à côté. Les ouvertures étaient nombreuses, mais Pierre n'arrivait pas à s'y engouffrer. À chaque fois qu'il se fendait, il passait à côté. Mené 10 à 8, le jeune champion demanda l'autorisation de retirer son masque, uniquement pour se donner une bonne paire de claques. Lui, le meilleur, était en train de se faire avoir comme un bleu par un novice ! C'eut été risible, si le talent de Kilian n'avait pas été véritable. L'explication était toute simple :

« Le p'tit con... Il danse et il me fait danser... »

Il ne fallait pas chercher d'autres explications plus loin. Le blondinet avait réussi à imposer son rythme et menait le bal. Pierre s'était complétement laissé emporter par une mélodie jouée pourtant uniquement par le claquement de leurs deux lames. Cela l'avait mis en colère. Contre lui, en premier lieu. La plaisanterie avait assez durée. Son adversaire possédait quelques lacunes. Il avait tendance à bondir en arrière pour éviter les touches. Il était parfois trop fugace sur ses remises. Il n'avait pas encore l'expérience de ce type de compétition. Pierre décida de le faire déjouer, de le pousser en fond de piste, et d'attaquer le premier, pour casser ses petites habitudes insupportables. Obligé de hausser son niveau, le champion dévoila en avance quelques feintes qu'il avait prévu de garder pour la finale. Les touches s'enchaînèrent. Le match se termina sur le score sans appel de 15-11. Une déculotté, sur la fin.

Retirant son casque après le salut final, Pierre fit une chose qu'il n'avait pas l'habitude de faire. Il enleva aussi son gant et s'avança vers son adversaire défait pour lui serrer la main, dans l'espoir de capter son regard. Ce qu'il vit dans les yeux vert clair du petit blond le figea sur place. Ce n'étaient que quelques larmes qui faisaient briller ses iris et qui accompagnaient de profonds reniflements et une moue particulièrement boudeuse. Alors que Pierre était toujours bloqué, Kilian lui agrippa le poignet, lui balança sèchement « la prochaine fois, c'est moi qui gagne » au visage, puis s'en alla chouiner dans les bras de son grand frère qui, heureusement, réussit très rapidement à le réconforter en lui offrant un Kinder Bueno acheté à la machine.

Pierre, lui, était tranquillement retourné s'assoir sur son bac, à côté de son coach. La compétition continuait pour lui. Il lui restait deux matchs et une médaille d'or à aller chercher. Il n'y pensait même pas. Son esprit restait focalisé sur cette bien étrange victoire, en deux temps, et sur la scène qui avait suivie. Le tout l'avait ému, même s'il n'était pas capable de trouver les bons mots pour exprimer ce qu'il ressentait. Fier de son protégé, Bernard Cranche le complimenta :

« C'est bien mon grand ! Par contre, je ne sais pas ce que tu m'as fait, mais il faut rentrer beaucoup plus vite dans ton match la prochaine fois ! Tu n'étais pas dedans du tout au début, t'as merdouillé ! En plus contre un adversaire insignifiant, il s'est passé quoi ? »

Insignifiant ? Le mot fit bouillir de colère le jeune escrimeur. Ce blond n'avait rien d'insignifiant. Le poing serré sur son gant, il rétorqua sèchement à son entraîneur :

« Il s'est passé qu'il était meilleur que moi. C'est tout. J'veux retirer contre lui et lui mettre sa misère ! »

Surpris, l'adulte dévisagea son petit prodige :

« Enfin, tu as gagné quand même, et pas qu'un peu... »

Le regard focalisé sur les gradins plutôt que sur le quart qui déterminerait son prochain adversaire, Pierre secoua tout doucement la tête, mâchoire fermée. Il n'était pas sûr d'être tout à fait d'accord.

« Franchement ? Au score, oui... Mais sinon, j'sais pas... »

*****

Une victoire au goût de défaite. Voilà ce qu'avait été leur premier affrontement. Pierre n'avait jamais pu l'oublier. En cinquième comme en quatrième, il avait écrasé son adversaire à chaque fois qu'il l'avait rencontré, et toujours en se dépassant et en allant chercher au fond de lui une certaine rage de vaincre. Kilian ne s'en était jamais rendu compte. Le candide blondinet croyait naïvement à l'époque que Pierre était juste trop fort et qu'il courrait derrière. La vérité avait fini par éclater aux yeux de tous en troisième. Le champion avait connu sa première véritable défaite face à son meilleur rival, celui qui lui avait donné l'envie de continuer à progresser dans un sport où il avait eu peur de commencer à s'ennuyer. Ce que lui savait depuis toujours était devenu vérité. Kilian était bel et bien le meilleur.

En recevant sa médaille d'argent, il n'avait pas pleuré, même pas été déçu. Il avait tout donné, après tout, et s'était préparé depuis longtemps à ce moment. Il l'avait attendu même. Le voir enfin arriver l'avait soulagé. Il n'avait plus à faire semblant d'être insurmontable. Enfin, il pouvait tirer pour le plaisir, relâché de cette stupide pression.

En seconde et en première, il avait été le témoin et le complice de la progression du blondinet. Tous deux avaient beaucoup grandi. Les entraînements qu'ils avaient fait ensemble leur avait été profitables à tous les deux. Puis ils étaient arrivés aux nationales ! Sans se rencontrer, ils avaient fini sur le même podium. La victoire de Kilian avait encore plus réjoui Pierre que sa troisième place. Il avait encore des marches à grimper, et c'était excitant. Savoir qu'il ne les gravirait pas seul n'ajoutait qu'encore plus de motivation à sa détermination. Il s'était trouvé un rival. Il s'en était fait un ami. Il rêvait qu'ils deviennent encore plus que ça. Des champions

« 15-13, victoire de Pierre ! »

Quand il était stressé ou énervé, Kilian en devenait malheureusement prévisible. Son adversaire le connaissait par cœur. Cette façon de se fendre dans cette position... c'était exactement ce qu'ils avaient travaillés toutes la journée la veille. En temps normal, jamais le blondinet n'aurait sorti ce geste face à quelqu'un capable de le déjouer trois fois sur quatre. Pierre n'avait même pas eu le temps de trembler. Son bras avait bougé tout seul, comme porté par une danse dont il connaissait trop bien le cavalier.

Jetant son masque par terre, le perdant fulmina. Une bonne fessée comme ça, ça faisait un moment que ça ne lui était pas arrivé. En régionale, en plus, ça la foutait mal. Et administré par Pierre, là, c'était carrément douloureux. Les remarques que ce dernier lui balança stoïquement à la tronche en ramassant pour lui son matériel n'en furent que plus humiliantes :

« Si tu n'es pas à fond contre moi, tu perdras à chaque fois. Je ne te laisserais jamais gagné sans me battre ! Mais celle-là, ça compte pas, t'étais trop mauvais. Rien qu'à ta tronche ce matin, je savais que tu allais faire n'importe quoi... »

Boudeur, Kilian tendit son poignet en avant en gonflant ses lèvres et en masquant ses larmes d'un coup de gant. Il voulait au moins une bonne poignée de main, pour le réconforter de s'être foiré et d'être passé à côté d'un mémorable plan à trois. D'ailleurs, plus que le score final, c'était sans doute ce point qui l'énervait et le décevait le plus. Il y avait vraiment cru, en plus.

« Bon, du coup, ça va être quoi, mon gage ? Vu que je suis nul et que tu m'as battu ! »

Levant les yeux au ciel, Pierre attrapa l'avant-bras de son rival préféré, le tira vers lui jusqu'à se coller à son torse et lui chuchota à l'oreille la punition qu'il avait imaginée :

« Je t'aurais bien demandé de t'entraîner face à moi en slip, juste pour la déconne, mais s'il y a un truc que je veux vraiment, c'est que tu te donnes à fond jusqu'à ce qu'un jour, on se retrouve tous les deux à tirer en équipe pour la France aux championnats du monde ou aux J.O... »

D'abord surpris en s'imaginant performer en caleçon – c'était plutôt marrant comme idée, il avait bien envie d'essayer, maintenant qu'elle avait imprégné son esprit –, le blondinet éclata de rire et gratifia son adversaire de son plus beau sourire.

« T'en fais pas Pierrot, ça c'est prévu ! On va les fumer les vieux ! »

Pour finir, l'adolescent n'était pas mécontent de sa journée. Il avait plutôt passé un bon moment. Même s'il avait perdu, il n'allait pas en faire tout un plat. C'était même très bien que Pierre brille aussi. Ainsi, son éclat personnel ne serait que plus important la prochaine fois qu'il lui mettrait une raclée. Son principal objectif restait avant tout les prochaines nationales de sa catégorie d'âge, où il ne pouvait pas se contenter de moins qu'un podium. Pour le reste, il avait surtout envie et besoin d'un bon massage, pour décontracter ses muscles. Et Aaron semblait tout à fait qualifié pour réaliser un petit tour de magie avec ses paumes. De toute manière, il n'avait pas vraiment le choix. Le blondinet le lui avait clairement indiqué d'un sec « On va chez toi ! » en sortant du vestiaire. Les vacances les autorisaient à choisir le lieu où ils voulaient se reposer. Kilian n'avait pas envie de présenter sa médaille d'argent à son père. Pas ce soir. Demain peut-être, quand il aurait complétement évacué la frustration. Et puis l'idée d'un bon bain dans les bras de son amoureux avant de s'étendre à poil sur un lit king size bordé de murs blancs reposants lui plaisait plus que de s'enfermer dans sa petite piaule. Aaron ne moufta pas. Il avait conscience d'avoir bien assez déconné pour ce week-end.

Et tout se passa parfaitement bien. Le bain, le massage, les rires et les câlins. Tout jusqu'à ce qu'à l'arrivée d'une nouvelle dispute, toujours à propos du même sujet, quelques jours plus tard.

« T'es vraiment trop con, Aaron ! Je... C'est ridicule, j'en ai marre ! »

« Quoi, t'aimes pas ? Non mais dis-le si tu trouves que j'écris mal. J'peux tout entendre tu sais ! Même si ça me bouffe, dis-le ! Dis-le qu'à côté de lui, j'suis une merde, vu que c'est ce que tu penses ! »

« Mais arrête bordel ! Tu sais que j'adore ton écriture ! J'suis ton premier fan ! La preuve, là ! C'est pas moi qui t'ai demandé de me montrer ta dernière nouvelle ? »

C'était en effet le cas. Aaron avait profité d'une nuit agitée et solitaire pour terminer le dernier chapitre de ce court récit. Dès qu'il l'avait su, Kilian avait quémandé à la lire comme un chien pouvait réclamer un os, et l'avait dévoré d'une traite. Cela n'avait été qu'à la fin, au moment d'un verdict que le brunet attendait avec une profonde angoisse, que tout avait dérapé. Quelques petits mots qui en avaient amenés d'autres, plus violents et regrettables :

« C'est bien, mais sérieux, faut que tu te calmes avec Jarno... Okay, j'veux bien, tu l'aimes pas, t'en fait un antagoniste. Mais arrête de pondre des poèmes à la con pour me faire culpabiliser et de croire qu'il cherche à me détourner de toi ! C'est n'importe quoi bordel, c'est même tout le contraire ! J'refuse de te laisser penser un truc pareil. Dis-moi qu't'en penses pas un mot ! »

Son petit ami en avait été incapable. Il ne voulait pas mentir. Il ne voulait plus mentir. Il l'avait trop fait, et cela n'avait fait que les blesser tous les deux. Oui, c'était ce qu'il pensait. C'était ce qu'il voyait. C'était ce qu'il ressentait au plus profond de lui. Cette complicité n'avait rien à voir avec celles que le blondinet entretenait avec Martin ou Gabriel. Elle était fausse, viciée, perverse. Le reste de la discussion n'avait été qu'une escalade faites de caprices et de reproches stupides.

« T'aimes pas ce que j'écris ! »

« C'est pas ça le problème, putain, j'adore ce que tu écris ! C'est ce que tu penses qui me fait chier ! »

Aaron en avait pleinement conscience. Sa fierté l'empêchait simplement de l'exprimer. Il préférait utiliser les mots et sa plume pour coucher ce qu'il avait sur le cœur. Il avait espéré que Kilian lise et comprenne. Qu'une fois de plus, ce n'était que l'amour qui le dirigeait, comme les personnages de ses nouvelles. Au lieu de ça, ils s'étaient hurlés dessus. Aaron avait honte. Il savait qu'il avait tort. Quelques mots rassurants de sa part auraient pu tout arranger. Au lieu de quoi, il laissa son petit ami claquer violemment la porte et dévaler les escaliers, avant de se raviser une minute plus tard et de se mettre à lui courir après dans la rue.

Le voyant arriver mais bien décidé à rentrer chez lui sans se faire attraper, Kilian piqua un sprint. Si son brun voulait le choper, il allait en chier. C'était une petite vengeance bien méritée. Galopant entre les passants, Kilian se montra plutôt à l'aise dans ce jeu d'obstacle improvisé. Mais à force de foncer droit devant lui sans regarder, arriva ce qui devait arriver. Un choc entre deux croisements l'envoya directement le cul par terre, et projeta sa pauvre victime innocente sur la chaussée. Le blondinet hurla de douleur. Sa cheville avait pris un léger coup et avait vrillé. Arrivant en nage quelques secondes plus tard, Aaron se jeta sur son petit ami pour l'aider à se relever. Boitillant, Kilian le rassura. Il pouvait poser le pied par terre. Ce n'était sans doute qu'une légère foulure qui ne l'embêterait pas plus de deux semaines. Par contre, il tenait quand même à s'excuser auprès de la personne qu'il avait percuté. Cette dernière, une peu sonnée, était restée sur le sol la tête baissée. Le temps de reprendre ses esprits, sans doute.

À vue de nez, et d'après sa corpulence, il s'agissait d'un jeune garçon. Ou plutôt, d'un adolescent. Son attitude et sa posture étaient celles d'un lycéen. Ses cheveux était d'un jaune plus pâle qui faisait penser au duvet d'un poussin. Son visage, quand il se redressa, apparu doux et juvénile. Un sourire amusé l'illuminait. Le damoiseau semblait réellement amusé. Avec sa petite voix fluette, il salua les deux amoureux :

« Je savais bien qu'en venant ici, je prenais le risque qu'on se tombe dessus... Mais je n'imaginais pas me recevoir Kilian directement sur le nez ! Vous allez bien ? »

Autant abasourdis l'un que l'autre, Aaron et Kilian se dévisagèrent. Cela faisait plus de deux ans maintenant qu'ils n'avaient plus vu cette étrange créature joyeuse qu'ils reconnurent pourtant immédiatement. Tout juste avaient-ils gardé contact sur Facebook, comme avec tant d'autres « amis » qui peuvent accéder d'un clic à toute votre vie sans jamais vous parler. En cœur, ils lâchèrent son prénom :

« Lucas ? »

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