10. Épilogue mélancolique d'une année de terminale - Souvenirs de Jarno

Une végétation sèche et aride, un soleil toujours haut accompagné d'un ciel d'un bleu hypnotisant, la montagne visible de la plage et la plage visible de la montagne, cette charcuterie qui sentait le fromage et ce fromage qui sentait la charcuterie, le vent dans les cheveux, le bonheur... Kilian adorait la Corse. Depuis tout petit, il y allait tous les étés avec Martin et sa famille. Pour la première fois, il n'y avait pas d'adulte pour le contrôler. C'était encore mieux. Une bande de garçons bien décidés à enfin fêter la fin du lycée, entre mecs, pendant quinze jours, dans les hauteurs non loin du petit village de l'Ospedale, c'était ça la liberté.

« Kilian, je ne sais pas pourquoi tu écris tout ça par e-mail à ton frère en parlant de toi à la troisième personne alors qu'il t'a simplement demandé si la traversée en bateau s'était bien passée, mais j'te rappelle que je passe en terminale, moi. J'ai pas encore fini d'en chier... Et bande de garçons... la casse-couilles en moi s'émeut de cette généralisation ! »

« Ta gueule, Camille ! »

« Nan mais c'est surtout qu'Aaron a fini de cuir les merguez, et il m'a dit de te dire que si tu ne te bougeais pas rapidement, il filait ta part à Pata. Pata est d'accord, il attend sagement à côté du Barbecue. »

Refermant précipitamment son ordinateur, le blondinet sortit sur la terrasse se dégourdir les pattes et réclamer sa pitance. Cédric attendrait bien. De toute manière, il n'avait pas grand-chose à lui raconter. Le voyage en train jusqu'à Marseille avait été sans histoire. Là-bas, toute la troupe avait embarqué sur un ferry à destination de Porto-Vecchio. Personne ne manquait à l'appel. Martin, Aaron, Gabriel, Cléo, Camille, Justin – qui avait passé en prime quelques jours à Lyon avant cela –, Jarno, les chiens et bien entendu sa blondeur Kilian premier, roi des mers du sud et du puissance quatre. Pour s'occuper pendant la traversée, il avait glissé la boite de son enfance dans son sac et avait défié chacun de ses camarades. Il avait gagné plus de la moitié des parties, quand même, avant de se lasser et de retourner à ses jeux vidéo.

Arrivés sur place, les vacanciers avaient été récupéré par Doume et son pick-up. Dominique, pour les touristes, était un local qui s'entendait bien avec les parents de Martin. Il possédait la maison louée pour quinze jours ainsi que celle juste à côté où il vivait lui-même.

Les adolescents avaient eu bien du mal à réunir leur petit budget. Transport et bouffe comprise, il avait fallu trouver plusieurs milliers d'euros, heureusement partagés en huit. Le logement possédait deux chambres avec lit doubles – squattées par les deux couples –, une chambre simple avec deux lits et un canapé convertible où finirent Justin et Gabriel. Les chiens dormaient dans la cuisine. À quinze minutes en voiture des plages et à dix des balades en montagne, c'était le plan idéal pour des continentaux véhiculés. Ce qui n'était malheureusement pas le cas de la petite troupe. Heureusement, Doumé faisait à loisir office de chauffeur. Lui, de toute manière, à part s'occuper de ses trois vaches et gérer ses petites locations, il n'avait pas grand-chose à faire. Passer un peu de temps avec les jeunes ne lui déplaisait pas du tout, au contraire, ça l'occupait.

Les activités étaient fixées le matin par un vote à la majorité. Ceux qui désapprouvaient pouvaient rester toute la journée à la maison. Pour eux, il y avait une piscine en plastique au fond du jardin. L'altitude n'aidant pas, l'eau y était plus fraiche qu'en bas, ce qui faisait tout de même au moins un heureux qui y piquait une tête tous les matins.

Parfois, quand il prenait le temps le soir, Aaron écrivait. Il voulait terminer la nouvelle dont l'idée avait germée lors de l'anniversaire de son petit ami. Jarno lui emboitait souvent le pas. Son éditeur lui avait commandé un nouveau tome de sa saga. La déception d'avoir raté Sciences Po avait été rapidement évacuée. Revanchard, il était déterminé à prouver sa valeur et faire une bonne licence dans le coin avec sa copine, avant de retenter sa chance pour une admission en master. Pour les autres aussi, les heures du crépuscule, avant le diner, étaient souvent consacrées à des activités personnelles. Cléo et Camille faisaient ensemble à manger. Martin jouait à sa console. Gabriel peignait le paysage avec Justin comme apprenti. Décidé à développer un peu son style, le chaton lui posait plein de questions. Après tout, son propre look était déjà un art en lui-même, preuve qu'il avait la fibre en lui. Gabriel l'avait bien vu et avait très rapidement fini par craquer et par se prendre d'affection pour ce charmant petit animal aux cheveux colorés, aux gestes doux et à l'apparence fine et épurée. Il était un parfait disciple autant qu'un modèle très intéressant, surtout quand il chahutait avec les chiens ou leur faisait des câlins. Justin accepta à loisir de poser, à condition qu'on ne lui demande pas de se promener dans les mêmes tenues que Kilian. Il était même prêt à continuer de temps en temps à la rentrée, si cela pouvait rendre service, puisqu'ils allaient étudier dans la même ville. L'artiste avait brillamment était accepté aux beaux-arts et, comme prévu, le petit félin avait connu un beau succès à l'oral de Sciences Po, tout comme Aaron. Le plus dur avait été de dire au revoir à sa copine qui restait en Suisse, même si cette dernière lui avait promis de toujours être là pour lui et d'accourir dès qu'il réclamerait un peu d'affection féminine et maternelle.

Quand les autres s'afféraient dans leur coin, Kilian aimait bien tremper dans la piscine, jouer avec Martin, s'occuper sur son ordinateur ou simplement penser à son propre avenir. Pour la deuxième année consécutive, il avait remporté les nationales de fleuret Junior, après avoir sorti Pierre en demi – revanche d'octobre – et triomphé de Youenn en finale. Le podium, d'une année sur l'autre, était resté inchangé. Les trois étaient en train de s'imposer. Pris dans son école de commerce, le blondinet aurait la chance d'y retrouver son rouquin. Ce dernier avait été obligé de réaliser un choix cornélien. Une école à Lyon l'acceptait aussi. Yun-ah s'était inscrite en PACES dans la capitale des Gaules pour faire médecine. Entre sa petite copine et son meilleur ami, Martin avait choisi. Il lui était plus simple de vivre une relation à distance avec la Coréenne que d'être séparé de son blond. Ils avaient été biberonnés ensemble depuis le primaire et avait plein de jeux à se faire et de mangas à partager ! Au moins, son amitié avec Kilian, il savait qu'elle durerait toute la vie, alors qu'une fille... Et puis, Paris, ça ne se refusait pas.

Gabriel s'était retrouvé dans une situation de choix analogue. Avec la meilleure école d'art de France qui lui ouvrait les bras, il ne pouvait pas laisser son cœur prendre le pas sur sa raison. Cléa n'était pas décidée à quitter la région et n'avait aucune envie de le suivre. D'un commun accord, les deux avaient décidé de faire une petite pause, de quelques mois ou années. Ils avaient passé du très bon temps ensemble, elle s'était nourrie de lui et s'était libérée de nombre de ses frustrations, mais il leur restait à énormément à vivre, chacun de leur côté, avant peut-être de se retrouver.

« Ouais, enfin, en réalité, elle t'a surtout jeté après que tu lui aies expliqué qu'on passait les vacances entre mecs et que les gonzesses n'étaient les bienvenues que lorsqu'elles avaient un zizi comme Camille ! », rétorqua un soir Kilian la bouche pleine à table alors que le châtain justifiait ses choix.

« On va dire que ça n'a pas aidé, j'avoue, mais on s'était tous les deux fait une raison avant, on en avait pas mal discuté. Elle a plein de projets sur Lyon, elle veut faire du théâtre, du street-art... moi, j'veux encore me former... On verra bien dans quelques années ou on en sera... »

Cléo, lui, avait fait un tout autre choix. Malgré ses grandes chances d'être pris dans une excellente prépa scientifique à Paris, il avait décidé d'en placer une lyonnaise – heureusement très bonne – en tête de ses vœux APB, et ce afin de rester le plus proche possible de sa sœur et de Camille. C'était fou, d'ailleurs, comment il pouvait se montrer possessif dès qu'il était question de son petit copain. Ou de sa petite copine, les gens disaient comme ils voulaient tant qu'on n'y touchait pas, c'était sa propriété privée !

Outre la plage qui faisait l'unanimité un jour sur deux, les vacanciers passèrent beaucoup de temps à marcher et certains louèrent même des VTT. Kilian en était fou, Aaron avait suivi sans rouspéter, Martin s'était un peu fait forcer, Gabriel pédalait comme un malade sans se rendre compte qu'il était fatigué et Cléo avait vu dans ce sport une bonne occasion de frimer. Pas taré, Jarno préférait rester à la villa pour écrire avec Camille, qui devait s'occuper du chaton qui était bien trop fragile pour s'asphyxier. Le lac de l'Ospedale proposait de très nombreux sentiers dont certains particulièrement marrants, et quelques montées qui décrassaient facilement les poumons. En voyant son petit ami dévaler à fond les pentes pour mieux les regrimper tout de suite après, Aaron avait pris un petit coup de chaud. L'Ospedale permettait certains jeux de mots particulièrement stupides, du type « Los Pédales ». Le groupe des cyclistes, en quelques sortes. Constatant la très grande proportion de garçons attirés par les garçons dans leur petite bande, Kilian s'était tout de même demandé s'il n'y avait pas un autre sens caché... Devant cette prise de conscience impromptue, Cléo l'avait bien charrié :

« C'est vrai, t'as raison Aaron, il essaie de réfléchir maintenant ! C'est p'têt le soleil, ça lui active les neurones avant de les cramer ! »

Vexé qu'on se moque de lui, Kilian décida le lendemain de quitter son terrain de jeu habituel et de s'aventurer dans un passage qu'il ne connaissait pas, un peu au-dessus de Sainte-Lucie. Il avait repéré le parcours sur une carte et Doume les avait accompagnés en pick-u. Une balade de santé ! Après une très forte et longue montée qui avait épuisé ses camarades, le blondinet eut un éclair de génie ! Un chemin partait sur la droite et devait, en toute logique, permettre de rejoindre la voiture en faisant le tour et en longeant la rivière. Il en était sûr, d'en haut, il avait repéré la route. Avec un peu de chance, ils tomberaient pile-poil là où il l'avait prévu !

Malheureusement, après seulement deux cents mètres, il avait fallu descendre de vélos pour les pousser. Trop de trous, trop de pierres, c'était dangereux. Enfin pour le blondinet, c'était une question de minutes, le temps d'arriver en bas et de rejoindre un autre sentier. Pas de chance, ce dernier avait été créé pour des chasseurs. On y passait mal et les ronces y étaient nombreuses. Là encore, les jeunes durent marcher pendant d'interminable minutes jusqu'à arriver au torrent, avec un pont à moitié cassé qu'il avait fallu contourner.

« Là, c'est sûr, c'est bon, regardez, le passage est là ! »

Après s'être rafraichi de la tête aux pieds – les autres n'avaient pas envie de le suivre dans l'eau et de se geler – Kilian remonta en scelle et ouvrit la route sur bien deux kilomètres, avant de devoir reposer pied à terre à cause des ronces qui avaient fait leur grand retour. Les bras et les jambes en sang, Martin et Cléo commencèrent à râler. Le premier avait mal et était complétement crevé, le deuxième rappelait qu'il était censé être beau à la base, et que les griffures, ça jurait avec sa peau de bébé. Aaron, lui, préféra se taire. Il commençait à manquer d'eau – celle du ruisseau n'était pas potable – et le soleil brillait haut dans le ciel, le rapprochant peu à peu d'une méchante déshydratation. S'il l'ouvrait pour engueuler son blondinet qui les avait perdus, cela aurait été une perte stupide d'énergie. Kilian, de toute manière, ne faisait pas vraiment le fier. Obligé de retrousser chemin jusqu'au pont, le blondinet grimpa sur les rochers à la recherche de ce foutu enfoiré de sentier qu'il avait vu d'en haut ! C'est que cela commençait à l'énerver et que Camille et Justin les attendaient pour bouffer ! Martin, de son côté, se rendit compte qu'il avait pété un frein et commença à se demander s'ils allaient s'en sortir, d'autant plus qu'il n'y avait aucun réseau et qu'ils étaient pommés.

« ON N'EST PAS POMMÉS ! », hurla le blond avec une certaine mauvaise foi. « Je sais exactement où on est ! C'est le chemin que je ne sais pas où il est ! C'est lui qu'est pommé, pas nous ! Enfin, je crois... »

Arrivant quelques minutes après les autres, Cléo s'énerva du fait qu'on ne l'avait pas entendu crier. Parce que lui, en revenant sur ses pas, il avait observé le coin et avait trouvé un passage qui menait au lit du torrent ou justement il avait entendu des gens se baigner. Même si ce n'était pas là où voulait passer Kilian à la base, au moins, ils avaient une chance de s'en sortir en vie. Sauf que c'était de l'autre côté, juste avant que ne recommence les ronces. Vexé, le blondinet grommela que bof, qu'il ne savait pas, qu'il hésitait. À l'unanimité, les autres décidèrent de rebrousser à nouveau chemin pour tenter la solution de Cléo. Arrivés à l'embranchement qui en effet existait, il fallut descendre des vélos et les porter. La pente était trop raide, étroite et glissante. En bas, les adolescents durent attendre un peu avant de se remettre en selle. Pour traverser la rivière, il fallait jouer un sacré numéro d'équilibriste en sautant de cailloux en cailloux. Mais cela paya ! Enfin, les jeunes sportifs arrivèrent à une route. À gauche, elle descendait. À droite, elle montait à pic. Pas fou, Kilian choisit la gauche. Au bout d'un bon kilomètre, pourtant, il dut se rendre à l'évidence : il venait de finir dans un cul de sac. Dans un souci d'économie d'énergie, les autres ne s'énervèrent même pas. Ils attendraient d'être rentrés avant de faire cuir leur blond à la bronche.

La remonté fut longue, dur et pénible. À plusieurs moments, il fallut mettre un pied à terre, ce qui essouffla finalement encore plus les vacanciers. À bout de souffle et les lèvres sèches et collantes, Aaron pédala en sous-régime loin derrière. Devant, Cléo avait retrouvé quelques couleurs et avançait bien. Enfin, la petite troupe arriva à un endroit qu'ils connaissaient : la route abrupte du matin ! Presque tout en haut, au dernier croisement devant lequel ils étaient passés avant celui où ils avaient décidé de se perdre. Le brunet ne s'arrêta même pas pour se reposer. Assoiffé, il fonça dans la descente jusqu'à la voiture où l'attendait une bouteille. Derrière, avec un seul frein, Martin flippa au ralenti, encadré par les autres.

En bas, fortement inquiet de ne pas voir la troupe revenir après plus d'une heure et demi de retard sur l'horaire prévu, Doume avait fait les cent pas. Apercevoir enfin les gamins débarquer au loin en nage, griffés de partout et crevés, mais heureusement entiers, le fit bien rigoler, surtout quand Martin en rajouta des tonnes pour parler de leur petite échappée et du comportement imbécile de leur blondinet qui aurait dû dès les deux cents premiers mètres accepter l'idée qu'il s'était planté et faire demi-tour. Boudeur, Kilian posa son vélo dans la benne puis s'installa à l'arrière. Il était fatigué, essoufflé, en sang, dégoulinant de sueur, couvert de bleus dans les mollets causés par les coups de pédales et il avait horriblement mal au cul. Le mec qui avait inventé sa selle était quand même un grand sadique qui méritait la prison, à coup sûr. Le front collé à la vitre, il observa sur le chemin du retour un petit accrobranche qu'il ne connaissait pas. Ça, ça lui plaisait bien. Du coup, il demanda à ses camarades s'ils n'avaient pas envie de se le faire vite fait, avant de rentrer... La réponse fut unanime.

« TA GUEULE ! »

À la villa, Jarno, Justin et Camille avaient commencé à énormément s'inquiéter. Un coup de fil de Cléo dans la voiture les rassura. Pour fêter le retour des inconscients, Camille prépara un délicieux jus de raisins, un des meilleurs qu'il leur n'ait jamais été donné de boire. Même Kilian arrêta de bouder pour s'émerveiller devant son goût et sa fraicheur !

Les sacrées vacances continuèrent dans une plutôt bonne quiétude. Tout le monde s'entendait bien. Une chose, pourtant, insupporta Aaron : voir son petit ami s'enfermer de temps en temps avec Jarno, ordinateur sous le bras, pour discuter. Ce petit jeu avait duré toute l'année. Sauf que c'était son blond à lui, et une petite voix dans sa tête lui répétait depuis septembre que le littéraire voulait se le taper. Cela faisait des mois qu'il fulminait et s'énervait pour rien à cause de cela. La façon que Jarno avait de sympathiser avec son mec avait été sa principale source de stress et de malaise depuis la mort de sa maman. Un à un, tous les verrous qui l'empêchaient d'être lui-même avait sauté. Sauf celui-là. La pression était trop forte. Un soir, celui du quatorze juillet, alors que le repas avait commencé bien tardivement, Aaron explosa à table.

« Arrête de lui passer la main dans les cheveux, tu veux... »

Kilian ne comprit pas tout de suite l'aigreur qui sortit de la bouche de son petit ami. Tout le monde aimait ses cheveux ! Lui et Justin s'étaient largement habitués pendant ces vacances à se les laisser tripoter par tout le monde ! Jarno n'était pas tout le monde. Aaron le fixa méchamment. Le littéraire s'excusa, tout en soulignant que cette réaction était stupide et disproportionnée. Le brunet s'énerva de plus belle. La prise de bec vit les deux garçons se lever, se faire face et se jauger. Le blondinet hurla :

« MAIS PUTAIN, C'EST QUOI TON PROBLEME ? MAIS DIS-LE AARON ! J'en ai marre moi, tu lui reproches quoi à Jarno bordel ? TU LUI REPROCHES QUOI ! Et me sors pas des conneries comme quoi il est gentil avec moi ! C'est pas un crime, ça ! Tu as une seule chance de t'expliquer, sinon, j'te jure, pas question qu'on emménage ensemble en septembre ! »

Le silence se fit lourd et pesant dans le salon. Tous les vacanciers arrêtèrent de manger. Même Mistral et Patapouf comprirent que quelque chose se passait. Rarement Kilian n'avait proféré de telles menaces. C'était même plutôt inédit.

Au bord des larmes, Aaron se rassit et laissa son visage tomber dans ses mains, elles même soutenues par ses coudes sur la table. La vérité était stupide, il le savait. La gifle verbale qu'il venait de se prendre l'avait remis à sa place. Kilian avait raison. Le jeune brun détestait ses propres sentiments. Il détestait cette chaîne qui l'entravait encore. Bien sûr, c'était de la jalousie. Mais un simple petit détail l'avait fait dérailler, depuis le tout début. Enfin, après quelques secondes à renifler lourdement, armé de son regard le plus mauvais, il adressa ses véritables reproches à son camarade :

« Le mec dans ton histoire que ton héros n'arrête pas de suivre et de regarder, te fous pas de ma gueule ! Escrimeur, blond, yeux verts, courageux, gentil et un peu naïf... Et son nom, Kurulan... Tu t'es inspiré de mon Kilian ! Et le héros, Yanrad, c'est toi ! T'as écris ce que tu ressentais pour lui... Que tu l'admirais, que tu l'observais, que tu l'aimais, même... Et mieux que moi j'ne l'ai fait. Et ce con a tout lu sans rien piger, c'est ça le pire ! J'te déteste pour avoir fait ça. Pour avoir vu ton roman édité alors que c'est mon Kilian qui t'a inspiré. C'est injuste. C'est le mien... Le mien à moi... »

Les derniers mots s'étaient accompagnés de larmes. Les paupières d'Aaron avaient lâché en même temps que ses nerfs. Il s'en voulait d'être aussi con et possessif. Il s'en voulait de réagir comme ça. En plus, là, tout le monde le regardait. C'était risible. Il avait honte. Il était pitoyable. Interloqué, Kilian l'avait dévisagé sans un mot, le souffle coupé. Même Jarno avait été secoué par la déferlante. Enfin, avec un calme olympien, ce dernier confessa longuement son « crime » à travers un monologue calme et doux. En réalité, il n'avait pas grand-chose à se reprocher.

« Bah oui... Tout le monde l'avait compris, non ? Enfin, peut-être pas lui, vu qu'il ne m'en a jamais parlé, mais je ne l'ai jamais caché à personne, Aaron. L'idée m'est venu quand tu as commencé à publier Vojolakta en début de première. J'avais trouvé ça extra. J'avais plein de trucs en tête depuis des années, il me manquait juste la petite étincelle.... J'ai écrit Kurulan en trois mois, puis ma copine m'a poussé à l'envoyer à un éditeur. J'ai eu une chance folle... Bien sûr que ton mec m'a servi de modèle. Mais c'est plus notre absence de relation qui m'a réellement inspiré. Comment depuis tout ce temps je le côtoyais sans qu'il me regarde, alors qu'il semblait vivre des trucs un peu fous. C'est toute l'histoire de Yanrad, mon personnage. Il meurt sans s'en rendre compte dans la première scène, le prologue. Pendant tout le roman, le lecteur suit un fantôme qui se croit vivant et qui n'agit jamais, même s'il est là. Tout trouve son sens dans les dernières pages, quand il prend conscience de ce qu'il est vraiment... Je suis désolé si tu as interprété mon roman autrement. Ton mec est adorable, et c'était cool d'apprendre à le connaître cette année, je ne m'attendais vraiment pas à ce qu'il vienne un jour vers moi, et je ne me serais jamais permis de le faire... Mais je peux te promettre, Aaron, que dans nos discussions, il n'a jamais été question que de toi... »

Autour de la table, Gabriel lança discrètement les paris avec Justin. Pour lui, c'était le blond le plus choqué. D'après le chaton, c'était mal regarder la tronche du brun...

Kilian resta en effet sans voix. Lui, en fait, il n'avait jamais lu la fin du roman de Jarno. Cela avait fini par sortir de sa tête. Du coup, il venait de se prendre un mega spoil dans les dents ! Comme la majorité des lecteurs, il n'avait strictement rien vu venir... Et surtout, il était passé complétement à côté du fait que c'était lui qui était représenté ! Il avait tellement l'habitude d'être dépeint de manière comique – ce qu'il adorait – par Aaron qu'il n'avait pas du tout capté que ce héros courageux et brave pouvait être inspiré par sa pomme. À un moment, à force de voir des gens écrire sur sa vie, il allait finir par demander à toucher des droits à l'image !. Et il pouvait témoigner, jamais il n'avait eu avec Jarno la moindre arrière-pensée. C'était pour tout autre chose qu'il l'avait fréquenté...

De son côté, Aaron avait enfin réussi à se calmer. Les aveux et propos de Jarno l'avait rassuré. Il avait enfin percé se foutu abcès. Trop tard, certainement, mais c'était libérateur. Une grande partie de sa colère s'était envolée. Il lisait dans les yeux du littéraire une certaine sincérité. Là, tout ce qu'il demandait, c'était d'en savoir plus. Compréhensif, Jarno lui sourit. Cela ne le gênait pas de tout raconter...

*****

D'aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours été là, caché dans l'ombre tel un fantôme. Mon silence allait de pair avec mon sens de l'observation. Je regardais, je réfléchissais, mais je n'agissais pas. Bien sûr, comme tous les jeunes de mon âge, je me suis fait des amis, je suis tombé amoureux et j'ai pleuré, parfois. J'avais ma vie, ma personnalité et mon style. Quelques passions, aussi. J'ai commencé à écrire au primaire, encouragé par une maîtresse qui m'aimait bien. D'abord des poèmes, dont j'ai particulièrement honte avec le recul, mais qui pourtant me rendaient si fier à l'époque. Puis des petites nouvelles et des histoires. Mon imagination ne connaissait comme limites que le monde qui m'entourait, profonde et magnifique source d'inspiration. Pour nourrir mon esprit, je me suis mis à lire de nombreux livres et à regarder des tas de films, mais rien ne m'apportait plus que la réalité. Ma mère m'a fait voyager tout autour de la terre. Asie, Afrique, Amérique, Océanie... À même pas douze ans, j'avais posé un pied sur chaque continent. Pourtant, tout cela n'était rien à côté du parc au coin de ma rue. J'y allais souvent m'amuser, ou tout simplement flâner. Je regardais les autres enfants de mon âge et, dans un petit carnet, je notais ce qu'ils faisaient. Ils ne me voyaient pas, mais moi, faisant attention à leurs habitudes, leurs vêtements et leur comportement, je les observais. Certains préféraient jouer à la balle. D'autres venaient se cacher derrière un buisson pour pleurer.

Vous ne vous êtes jamais dit que le monde était si riche et merveilleux quand on prenait simplement le temps de le regarder ? Les joies, les colères, les disputes et les cris, sans oublier les rires. Il se passe plus de chose dans le monde en un instant que l'ensemble des livres qu'a écrit et qu'écrira l'Humanité ne saura jamais le compiler. Des grandes aventures aux petits moments de vie. Tout est là, sous nos yeux. L'existence est un théâtre dont nous sommes tous les acteurs. Certains, plein de fougue, y tiennent les rôles titres. D'autres se comportent en simples figurants.

De mon côté, je me suis simplement installé sur le fauteuil rouge du spectateur, riant, pleurant et souriant derrière un quatrième mur invisible me séparant de tous ces acteurs. C'était mon choix. C'était moi.

Afin de ne pas me faire remarquer, j'ai très vite adopté un style particulier. Le sweat-capuche, qui masquait à loisir la direction de mon regard et me protégeait. Afin de ne pas paraître triste, je me suis couvert de toutes les couleurs. Parfois vert, des fois violet, souvent bleu, blanc ou rose. Dans la jungle urbaine, la normalité est le meilleur des camouflages. Ne jamais faire de vagues me permettait de surfer sur les évènements. Puis je suis entré au collège.

Je suis tombé dans une sixième sans histoire. Les filles étaient gentilles et les garçons sympas. Certains se comportaient comme des gosses, d'autres jouaient aux petits adultes, sans en avoir la carrure. Très vite, je me révélai bon en classe, surtout dans les matières où il fallait jouer avec les mots. J'eu par contre plus de mal en maths. On ne pouvait pas exceller en tout. Ces quelques faiblesses me permettaient aussi de ne pas trop m'afficher. Mes résultats étaient plus que correct, c'était tout ce qui suffisait. Mais j'avoue que parfois, je m'ennuyais.

C'est assis sur les marches, dans la cour, que j'ai pour la première fois croisé son regard d'un vert éclatant. Il était blond et énergique, avec une sorte de pureté toute enfantine qui parcourait son corps. Il était le seul à préférer jouer torse nu au foot. Un tir faillit m'arriver dans le visage. Accourant pour ramasser le ballon, une main gênée derrière la tête, il s'excusa gauchement. D'après lui, c'était la faute de son roux qui lui avait fait une mauvaise passe. Puis il repartit s'amuser comme il était arrivé, sans prêter la moindre attention à mon existence. M'avait-il sincèrement vu ? S'était-il adressé à moi, ou à la personne juste à côté qui avait récupéré le ballon entre les mains ? Je n'en sus rien. Tout comme je ne sus jamais pourquoi un sourire s'était inscrit sur mon visage blanc.

Ce drôle de garçon devint dès lors un de mes sujets d'observation favori. Là où les autres jouaient ou discutaient dans la cour, moi je regardais, toujours là posé dans un coin, ma capuche sur la tête. Bien sûr, je ne me focalisais pas uniquement sur le petit blond. Mon ouverture d'esprit m'imposait de m'intéresser à tout et à tous. Pourtant, tel un fantôme, j'étais bien là. À tous les moments importants de sa vie scolaire, j'étais là, mais il ne me voyait pas. Ses pitreries en sixième, la constitution de son trio infernal avec son roux et sa Coréenne, le regard protecteur de Gabriel, qui parfois me saluait et me parlait d'un art que je ne comprenais pas... C'est ainsi que je découvris le nom de mon petit blond. Kilian. Pour le reste, son comportement parlait pour lui. Il détestait faire mal, rêvait un peu et n'arrivait pas à grandir.

Parfois, à côté de moi s'installait une fille de sa classe. Je crois qu'elle était amoureuse. Elle s'appelait Alice. Il ne la regardait pas plus que moi. Ne croyez pas pourtant que ce manque d'intention était la marque d'un manque d'intérêt. De toute ma courte vie, je n'avais jamais observé garçon plus doux et prévenant avec les autres. Il vivait simplement dans un autre monde que le mien, où, éblouissant comme le soleil, il faisait tout graviter autour de son regard. Il jouait dans une pièce où personne ne lui avait contesté le rôle-titre. Et moi, dans mon fauteuil rouge, je m'en délectais.

Je l'ai regardé courir à s'en exploser les poumons pendant un cross en sixième. Épuisé après avoir franchi la ligne d'arrivée, il s'était allongé sous un jet d'eau, bouche ouverte. Les professeurs lui avaient demandé son dossard. Il l'avait perdu. Ou plutôt, l'avait laissé sur une branche avec son t-shirt qui l'embêtait.

Je l'ai contemplé, gauche, gesticuler dans une toge réalisée avec des draps en cinquième, peu avant le départ de Gabriel. Il était mignon à me concurrencer en jouant au fantôme alors qu'on lui demandait de se grimer en grec ou latin.

Je l'ai observé pleurer, en quatrième, quand certaines rumeurs touchant sa famille se sont propagées. Son bourreau se nommait Adrien, et s'en était pris à lui par simple bêtise, ou peut-être pour autre chose. À plusieurs reprises, j'ai eu le cœur serré. Je ne compte plus le nombre de fois où, glissant à ses côtés, j'ai failli lui poser la main sur l'épaule, espérant qu'un peu de chaleur le réconforterait. Mais jamais je n'ai osé.

Je l'ai vu tomber amoureux, enfin, en troisième, d'un étrange nouveau brun. Les disputes dans la cour, leurs crises, leurs colères, leurs rendez-vous secrets dans une classe vide dans les étages où ils discutaient autant qu'ils se chicanaient, jusqu'à leurs moments de répit dans l'herbe, derrière le gymnase, sans oublier leur aveu magistral dans le réfectoire qui m'avait figé d'admiration.

À ce que Kilian craque pour un garçon, je ne m'y attendais pas. Pendant trois ans, je n'avais fait que constater son immaturité affective alors que moi, déjà, j'avais eu deux copines. Il était à part, dans sa bulle, avec son sport, ses jeux, ses mangas, son frère, ses copains et ses larmes sincères qui coulaient trop souvent sur son visage. Un simple grain de sable arrogant avait chamboulé son existence et perturbé la mienne. Car si je ne m'y attendais pas, je fus peut-être un des premiers à le comprendre. Je ne sais pas bien ce qui m'a pris, cette année-là. Une réflexion m'avait poursuivi tout l'été et je m'étais mis en tête de sortir de mon rôle de fantôme. Même si nous n'avions jamais été dans la même classe et s'il ignorait tout de moi, j'avais l'impression d'un peu le connaître. Je voulais simplement trouver le courage de l'aborder, de lui dire bonjour et de lui témoigner ma sympathie, à défaut de mon amitié. Je m'en suis approché plusieurs fois, sans pour autant le toucher, toujours comme une ombre qui se faufilait ici et là. Jusqu'à ce qu'alors que j'avais presque trouvé le courage qui me manquait, fin novembre, le petit brun ne me chope par le col et ne me lance le regard le plus mauvais qui soit.

« Ce mec est à moi, c'est ma cible, t'y touche pas. »

L'ambiguïté était belle. Entre amoureux et tortionnaire, il n'y avait qu'un pas. L'interprétation était laissée au spectateur que j'étais. Je ne m'y trompai pas. C'est ainsi qu'au lieu de Kilian, j'adressai la parole à Aaron pour la première fois, n'était-ce que pour lui dire « Ne t'inquiète pas ».

Puis le fantôme retourna à sa place, dans l'ombre, observant impassiblement la naissance du couple et son déchirement.

En seconde, encore une fois, j'étais éloigné du petit blond, pourtant de plus en plus grand. Aaron n'était plus là, mais Gabriel fit son grand retour, et me salua même une fois, étonné que j'étais de voir qu'il se souvenait de moi. Impuissant, j'assistai à l'affaire Alia. Séparé de son brunet, Kilian s'était pris de passion pour une fille qui hésitait. L'année sembla longue et difficile. Le blondinet souffrait. En laissant traîner mon oreille ici et là, j'apprenais que ses parents se déchiraient, qu'on avait essayé de lui faire du mal, que son brun exilé était en crise et qu'il perdait les pédales. Encore une fois, je n'ai rien fait, rien tenté, juste observé.

Puis arriva la première où, pour la première fois, je me retrouvais au milieu des évènements. Toujours passionné par l'écriture, j'avais choisi la filière littéraire, où je me sentais vraiment bien. J'y côtoyai Gabriel, avec qui je parlais quelques fois. Il m'avait même croqué à quelques reprises dans son carnet. La puberté était arrivée tôt chez moi et m'obligeait déjà à me raser quelques poils châtains au menton. Des fois, je les laissais pousser. Cela me donnait un faux air de dandy gaucho, du style qui écrivent à libé et refont le monde dans les cafés. Ce style ne me déplaisait pas. Quand je me rasais, j'étais le gentil Docteur Jekyll et sa peau blanche de bébé. Barbu, j'étais Mister Hyde. Ce fut comme cela que je sympathisai avec Cléa. Deux apparences et pourtant, j'étais toujours aussi effacé. Quand les deux camps s'affrontèrent, je ne fis que regarder, refusant d'en suivre l'un ou l'autre. Quoi qu'il pense de la pièce qu'il regarde, quelques soient ses sentiments, un spectateur se refuse toujours d'intervenir. C'était aller contre le script, ruiner la pièce. Celle qui se jouait sous mes yeux cette année-là était différente des autres. Après de nombreux efforts, Kilian avait récupéré son brun. Son frère était à l'hôpital après un accident et son entourage perdait pied sous ses yeux. Gabriel déprimait. Cléa et son frère se détruisaient. Sa mère gravement malade, Aaron dépérissait.

Le blondinet se sentait impuissant là où j'avais décidé de l'être. Il se débattait quand je me taisais. Et pourtant, je ne pouvais m'empêcher de souffrir avec lui.

Ma place restait particulière. De là où j'étais, sans que personne ne prête attention à moi, je pouvais assister à tout. Me vint une idée assez étrange. J'étais le témoin de la vie de deux gamins. Caché dans l'ombre, je voyais ce que certaines personnes ne pouvaient observer de leurs yeux. Mon seul talent était ma plume. Renseignement pris, j'envoyai en février une première lettre à la mère d'Aaron. Je m'y présentais comme un fantôme, côtoyant son fils sans pour autant le connaître. Je savais de quel mal elle souffrait. Je ne pouvais sans doute pas grand-chose pour elle, mais ce « pas grand-chose », ce n'était pas forcément rien. Je pouvais lui raconter ce que je voyais, lui parler de Kilian et d'Aaron, de ce qu'ils faisaient, de comment ils vivaient, de la peine qu'ils ressentaient. Je ne m'attendais à aucune réponse, j'en reçu une pourtant. Notre correspondance dura plusieurs mois. Je lui parlais du lycée et du roman de son fils, qui m'avait inspiré. Elle me signifiait son amour pour lui et ses regrets. Aujourd'hui encore, je ne sais pas quel fut l'impact sur elle de ces dizaines de lettres échangées. J'avais tout de même l'impression qu'elles lui faisaient du bien, même si des fois, je m'en voulais de la voir puiser dans ses maigres forces pour me répondre. Puis un beau matin à la fin d'aout, en me réveillant, j'appris l'inévitable. Le service courrier de l'hôpital avait jugé bon de me prévenir, au cas où la famille ne le faisait pas. J'essuyai une larme, puis décidai de lui rendre un dernier hommage.

La première fois que je me tins dans la même pièce qu'elle fut aussi la dernière. L'église était froide. Je n'y connaissais pas grand monde, mais personne ne prêta attention à moi. Je n'étais qu'un fantôme discret, après tout.

Pourquoi diable le blondinet croisa-t-il mon regard ce jour-là pour la première fois ? Je n'en sais rien, pas plus que je ne compris pourquoi, le jour de la rentrée, il m'aborda. Son expression naïve me coupa le souffle, et en même temps me fit me sentir étrange. C'était comme si, après des années d'errance, la lumière m'attirait enfin à elle pour me sortir de l'ombre. Et cela m'emplit de joie.

*****

Une explosion au loin coupa Jarno dans ses souvenirs. Se levant, Kilian pensa tout de suite à un plasticage, une des plus pures et belles traditions locales. Martin lui rappela qu'on était le quatorze juillet et que c'était une date, traditionnellement, où la municipalité de Porto-Vecchio aimait bien organiser un petit feu d'artifice. D'ailleurs, de la terrasse, il était probable qu'ils aient une très belle vue. Gabriel confirma. Il avait laissé tout son nécessaire à peinture dehors pour peindre quelques explosions et se rua sur son chevalet pour ne rien louper, accompagné de Justin qui sautillait derrière en criant « Feu d'artifice ! » comme un enfant.

Le spectacle eut comme effet positif de calmer tous les esprits. Martin, Kilian, les chiens et le chaton humanoïde chahutèrent ensemble en commentant chaque fusée. Camille et Cléo en profitèrent pour s'éclipser quelques instants, histoire de faire leurs petites affaires sous des grandes bleues et de belles rouges. Se faire aimer sous un torrent de lumière était un fantasme que l'élève qui passait en terminale avait longtemps rêvé. Quand son petit ami l'embrassait comme ça en le caressant et en laissant son bassin aller et venir au rythme des explosions, il avait l'impression de connaître la plus grande des extases. Seul dans son coin, Aaron réfléchit au calme à ce qui venait de se passer. Il avait clairement pété un câble et s'en voulait. Foutue jalousie. Pourtant, il se sentait mieux, pour ne pas dire bien.

Comme à son habitude, Jarno était resté un peu en retrait, observant la scène de loin, un sourire en coin. Puis arriva le bouquet final. Tout le monde l'observa avec des yeux ébahis, même Gabriel qui laissa tomber son pinceau pour couvrir ses pupilles de lumière. Dès la fin, Cléo et Camille rejoignirent les autres avec un air des plus réjouis. Cela avait été un feu d'artifice qu'ils avaient connu jusqu'à l'intérieure d'eux-mêmes, ce qui n'avait pas du tout été pour leur déplaire ! Enfin, restait quand même le dessert. Cam s'était fait chier toute l'après-midi à préparer un bon gâteau ! Tout le monde avait intérêt à l'apprécier.

Ce fut le moment que Kilian choisit pour offrir à Aaron un petit cadeau, sur une clé USB. C'était le dernier secret à révéler. Celui qui ferait se sentir horriblement con son brunet, ça s'était sûr.

« C'est quoi ? »

« Un truc que je bosse depuis plusieurs mois ! Enfin, t'attends pas à un miracle, hein, mais quand j'ai vu que tout le monde écrivait, et que c'est comme ça que tu m'as le mieux dit que tu m'aimais, j'me suis mis en tête de faire une petite nouvelle à ma sauce pour te crier mon amour, et te féliciter pour ta réussite aux concours, vu que j'étais sûr que tu y arriverais ! C'est pour ça que je suis allé voir Jarno ! Comme il avait fait ses preuves en écriture, j'lui ai demandé plein de conseils et j'voulais son avis sur mes idées. Au début, il m'a surtout expliqué les bases, puis quand j'ai commencé à m'y mettre sérieusement, il m'a fait des retours, jusqu'à cette semaine ou on a vu ensemble les derniers détails. Alors tu vas me dire, c'est super court, mais j'assume. Déjà, j'ai recommencé trois fois avant de trouver le thème qui m'allait le mieux. Au début, tout ce que je faisais, c'était pourri. J'voulais faire dans ton univers, mais je merdouillais, j'essayais trop de te copier. J'ai eu le déclic juste avant mon anniv quand Jarno m'a convaincu de partir sur un univers que j'aimais bien et d'en faire une parodie kilianesque ! J'espère que ça va te plaire ! Comme je ne suis pas doué pour les trucs tristes, j'ai misé à fond sur le second degré !»

Pris de court, Aaron bafouilla. Même secouer sa tête ne l'aida pas vraiment à croire ce qu'il venait d'entendre. C'était ÇA, les conseils que son mec demandait au littéraire ? C'était pour ça qu'ils s'étaient vus, qu'ils avaient discuté et qu'ils s'étaient échangé des fichiers en douce ? Parce que son imbécile de mec s'était mis en tête d'écrire une petite histoire dans son dos sans le prévenir et avait galéré comme un rat mort pendant des mois en jetant tout ce qu'il produisait et se cachant pour finalement lui remettre le symbole de son amour sur une clé USB ? Incrédule, le brun demanda une confirmation :

« Attends... T'es en train de me dire que tu n'as jamais envisagé de me forcer à faire un truc à trois avec lui ? »

Interloqué, le blondinet ouvrit grand les yeux et avança son visage, bouche fermée. C'était quoi, cette connerie, encore ? Les mains ouvertes et levées devant lui, il démentit cette obscénité.

« Hein ? Mais ça va pas la tête ? Jarno est hétéro et en couple ! En plus, il te plaisait pas ! J'ai p'têt dû dire ça une fois ou deux pour t'énerver, mais j'ai jamais eu cette idée... Ma lubie, c'est pas de me taper un train et tous ses passagers, hein, mais de m'éclater avec toi en testant des trucs ! Moi, j'couche que avec qui tu veux bien, et si ça te fait triper... »

Touché par l'émotion, Aaron éclata en sanglot. Jamais il ne s'était senti aussi con. Après avoir séché ses larmes de la paume et des doigts, il se jeta sur son ordinateur pour découvrir l'ouvrage. Son blondinet était allé jusqu'à demander à Gabriel de réaliser la couverture. Le titre reprenait la graphie d'une série de jeux vidéo bien connu des fans de Nintendo, The Legend of Zelda. En dessous s'agitait un petit elfe blond habillé en vert. Son nom, le même que celui que choisissait son amoureux dans le jeu, y était inscrit au milieu de trois triangles d'or. À haute voix, malgré sa gorge nouée par l'émotion, Aaron lut cette nouvelle devant tous les convives, rigolant à chaque niaiserie de son mec et clignant fermement des yeux à chaque fois que l'émotion s'emparait de lui. Tout le monde s'amusa bien. Il n'y eut que Camille qui fit un peu la tête, parce que personne n'avait souligné à quel point il avait géré le dessert, à l'exception de Cléo qui l'avait enlacé par la hanche et glissé quelques coquineries à l'oreille.

Arrivé au bout de sa lecture, Aaron souffla un grand coup. Ses yeux avaient beau être rouges et chargés, son visage était lumineux. Il ne savait pas trop pourquoi, mais il se sentait pleinement heureux. Alors, laissant parler ses envies les plus folles, il fit quelque chose qu'il n'avait pas fait depuis trop longtemps à ses yeux : monter sur une table.

Haut perché, il observa tous ses camarades, symbole de cette année écoulée. Gabriel qui l'avait tant soutenu avec sa folie et son amitié. Son petit chaton qui souriait, comme si plus rien ne pouvait l'atteindre. Martin et sa manière de râler, qui l'avait pourtant accepté, lui le brun qui avait volé le cœur de son blondinet de petit ami. Cléo et Camille qui étaient heureux, inséparables et ensemble. Les chiens et leur fidélité à toute épreuve. Même Jarno, d'une certaine manière, discret et effacé, avait pesé comme une planète éloignée de toutes les autres mais qui impactait quand même leur gravité. Son Kilian, enfin, si grand du haut de ses dix-huit ans et si petit pourtant, avec ses mêmes cheveux blonds et ses beaux yeux verts d'enfant, qui l'aimait et qu'il aimait tendrement. De sa table, Aaron ne put s'empêcher de rire en repensant à tout ce qu'il avait traversé. Ces vacances en Corse, son anniversaire, le bac, celui de Kilian, l'oral, les écrits, la Réunion, une après-midi de pose chez Gabriel, le ski avait un adorable petit chaton, les yeux bleus de Lucas, les prises de bec, l'escrime, la rentrée, l'enterrement de sa mère...

Il lui avait fallu une année complète pour faire son deuil, mais enfin, il se sentait bien. Ses amis l'avaient aidé à surmonter cette épreuve. Il était lui-même, comme il ne l'avait plus été depuis trop longtemps. Une musique des plus joyeuse et entrainante courrait dans sa tête et l'encourageait à aller de l'avant. Des bruits de guitare, de flute et les chants d'un Danois. Enfin, de toutes ses forces, les yeux vifs et humides, il pouvait hurler en serrant les poings vers le ciel :

« JE SUIS AMOUREUX D'UN BLOND TROP CON ! ET ÇA ME REND HEUREUX PUTAIN ! »

Sentant que sa présence en clou du spectacle était requise, Kilian grimpa à son tour sur la table. Il était temps pour lui de récolter un petit bisou de circonstance sur la bouche. Il l'avait bien mérité. C'était le bouquet final de son feu d'artifice à lui ! Et tout le monde applaudit !

Les vacances se terminèrent de manière paisible. Gabriel dragrouilla sévère sur la plage et réussit même à ramener une ou deux proies dans son lit. Les autres ne savaient pas trop bien, seul Justin aurait pu témoigner le lendemain matin, mais il était trop occupé à siffloter gaiment en touillant son chocolat chaud et en dévorant son croissant.

Enfin, il fallut rentrer. Doumé raccompagna la petite troupe au port. Les chiens et le blond prirent le même air triste au moment des aurevoir. Puis le bateau, le train et enfin, le retour dans la petite banlieue lyonnaise. Ce n'était là qu'un arrêt temporaire, le temps de faire quelques lessives et de voir quelques copains. La rentrée était dans moins d'un mois. Après quelques jours de repos, les futurs parisiens firent leur sac. Le déménagement approchait. Ils devaient retourner sur la capitale pour régler les derniers détails administratifs pour leurs futurs logements, et leur vie à côté. Sur le chemin de la gare, Kilian repensa à son émotion au début de l'année, quand quelque chose lui avait semblé étrange. Maintenant qu'un chapitre se fermait et qu'un autre s'ouvrait, il arrivait enfin à mettre des mots sur cet étrange maux. Il était tout simplement heureux.

Une brise le décoiffa. Il la connaissait. Il avait ressenti la même, l'été de ses quatorze ans, entre la quatrième et la troisième. Quatre ans avaient passé depuis. Il avait grandi et triomphé de bien des difficultés. Étrangement, si cela avait été à refaire, il n'aurait rien changé. Malgré les larmes, il avait connu bien trop de sourires et de bonheur pour imaginer perdre ça. Sa tête était pleine de souvenirs, et cela lui suffisait. Il pouvait regarder en avant.

« Kilian, arrête de rêver, on va rater le train ! »

D'un geste amusé de la tête, trainant son sac derrière lui, le blondin fit signe à son brunet qu'il arrivait. Aaron ne pouvait pas s'empêcher de stresser. Sur le quai, les autres étaient déjà tous là. Martin, Gabriel et Justin avaient choisi le même trajet et attendaient les deux amoureux. Un autre ami était venu aussi, simplement pour dire au revoir. Jarno ne savait pas ce qui l'avait poussé à se lever ce matin-là. Peut-être sincèrement l'envie d'observer, sans rien dire.

Tranquillement, le littéraire observa ses camarades monter dans leur wagon et leur souhaita bonne chance pour leurs études. Puis le contrôleur annonça le départ. Malgré la chaleur, alors que le train avait commencé à avancer, il ne put résister à l'envie de recouvrir sa tête de la capuche blanche de son sweat. Ses écouteurs sur les oreilles, il laissa le son d'un générique de fin d'animé japonais couvrir le bruit des rails. C'était un air calme et plutôt joyeux, que Kilian lui avait fait découvrir, en lui disant qu'Aaron l'aimait beaucoup, parce qu'il lui faisait penser à une autre chanson tirée de la même série qui comptait beaucoup pour lui. Jarno l'écouta paisiblement. Ces aurevoirs avaient un goût d'adieu. Il le savait, plus jamais il ne reparlerait à cet étrange blondinet qu'il avait silencieusement observé pendant des années, sans oser l'aborder jusqu'à ce qu'il vienne à lui lors de la dernière rentrée. Finalement, constatant son bonheur, il était plutôt content de n'être jamais intervenu avant. Les choses étaient mieux comme cela. Puis le train disparut au loin. Jarno éclata de rire, tourna le dos puis relança au début la musique qu'il écoutait. Respirant un bon coup, un sourire énorme sur le visage, il avança sur le quai. Sa propre vie l'attendait. Dans un sourire, il lâcha quelques mots, sans même y réfléchir. Les mêmes qu'il avait prononcé un matin de septembre, et qu'il avait toujours profondément penser.

« Je ne suis qu'un fantôme dans ta vie... »

FIN

« Mais au moins, un instant, j'en aurais fait partie... Merci... »


Note de l'auteur : tu peux toujours courir mon petit Kilian, jusqu'à présent, tu m'as quand même rapporté que dalle !

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