Chapitre 8 (2) (corrigé)

   Un craquement étrange fit sursauter la jeune fille qui laissa échapper un petit hoquet de surprise, elle sauta presque sur Will, s'agrippant avec force à son bras.

– Calmez-vous ! Ce doit être un animal, soupira ce dernier.

L'Irlandais balaya les lugubres alentours du regard. L'obscurité des lieux ne lui disait rien qui vaille mais le voilà tout de même aux côtés de la jeune fille, désormais contraint et forcé de la suivre sans faire d'histoires en contrepartie de son mensonge à Miss Doyle.

– Qu'en savez-vous ? bafouilla-t-elle.

– Je suis pragmatique et cartésien, logique. Je ne vois tout simplement pas de quoi il pourrait s'agir d'autre, lâcha Will en haussant les épaules.

– Je ne sais pas. Peut-être d'un meurtrier qui égorge des prostituées à chaque coin de rue, qui sait, ironisa Jane. Jack l'Éventreur, en avez-vous déjà entendu parler ?

– Non, jamais. Et quand bien même il serait dans les parages je ne vois malheureusement pas ce qu'il ferait par ici. De toute manière vous n'êtes pas courtisane à ce que je sache... (Il s'écarta d'elle pour l'étudier de haut en bas.) Sauf si vous m'avez caché quelque chose depuis le début, sous-entendit-il badin. Dans ce cas-là je suis tout disposé à ce que vous me fassiez la démonstration de vos talents.

– C'est insultant, maugréa la jeune fille dont les joues chauffaient. De quel droit...

Un autre bruit de la nuit les interrompit. Ils échangèrent un regard intrigué avant de toiser l'obscurité. Mais il n'y avait rien. Seulement deux jeunes gens incapables de s'entendre au beau milieu du cimetière de Nunhead alors que la lune était déjà haute dans le ciel.

– Arrêtez de pleurnicher, je plaisante. Jack ne vous demanderait jamais un papier attestant de votre statut illégal... Non... En fait il passerait directement à l'acte, suggéra le jeune homme goguenard.

Jane frissonna et le fusilla du regard dans la nuit, se retenant à grand peine de lui écraser le pied pour le punir de prendre un malin plaisir à l'effrayer.

– Vous avez peur ? s'enquit-il avec délice.

– Pas le moins du monde !

– Alors pourquoi est-ce que vous vous accrochez à moi ainsi ?

Jane jeta un regard furtif à ses mains qui agrippaient toujours avec force le bras du jeune Irlandais et s'en défis aussitôt avant que cela ne lui donne l'idée de nouvelles railleries.

– Il n'y a personne à cette heure-ci, encore moins dans un cimetière, déclara Will en contemplant le ciel sombre. Nous sommes seuls avec les esprits des défunts... Si vous croyez aux esprits bien entendu. L'Éventreur n'aurait rien à faire dans un endroit pareil. À moins que... À moins qu'il ne se cache ici, tapis dans l'ombre, et que sa tanière ne se trouve derrière une tombe, insinua Will pour épouvanter Jane.

Dans le voile opaque du ciel d'encre, il souriait de toutes ses dents, ses yeux moqueurs devenus sombres sous le faible halo du croissant de lune. Un frisson parcouru Jane à l'idée d'un homme tout vêtu de noir, sortant d'une pierre tombale à la manière d'un vampire, les poursuivant à travers le cimetière un couteau à la main.

– Je n'ai pas peur de l'Éventreur, protesta la jeune fille.

Et comme pour illustrer ses dires, elle saisit la lampe à pétrole que Will tenait et prit la tête de l'expédition.

– Vous êtes vraiment une bizarrerie de la nature, commenta le jeune homme en haussant un sourcil. Cela dit vous êtes indéniablement charmante quand vous êtes en colère.

Il s'appliqua sur cette dernière réplique, prenant un plaisir particulier à agacer la demoiselle qui peinait déjà à rester concentrée.

– Ne dites pas n'importe quoi ! répliqua-t-elle alors qu'elle rougissait dans la nuit.

– Jamais de la vie !

Jane retint son souffle un instant. Avec le commerce de cadavres de plus en plus de gardiens arpentaient les allées sinistres des cimetières pour veiller à ce que l'éternel repos de ces défunts ne soit pas troublé. S'ils se faisaient prendre ils auraient de graves ennuis à coup sûr ! Jane n'avait pas oublié ce qui était arrivé à William Burke et William Hare en Écosse pour leur petit commerce* !

– Au fait, que pourrions-nous prétexter si quelqu'un nous surprenait ?

– Eh bien, nous pourrions dire que dans la fougue de notre jeunesse nous batifolions, proposa Will.

– Vraiment ? Batifoler dans un cimetière ? Voilà qui ne manque pas de culot...

– Comment ? s'indigna Will d'un air faussement outré. Pourtant c'est romantique, les fleurs sur les tombes, cette ambiance gothique sous la faible lueur de la lune, allons ne me faite pas croire que cela ne vous plaît pas ? À moins que l'idée d'un rendez-vous galant avec moi ne vous repousse ?

– Tout à fait ! s'empressa de répondre sa partenaire.

– Votre réponse m'attriste au plus haut point, se désola théâtralement Will. Je ne m'attendais pas à une telle réaction de votre part, à vrai dire je suis déçu. Jamais une femme ne m'avait refusé un tête-à-tête.

– Eh bien il y a un début à tout je suppose. Je suis vraiment navrée d'avoir blessé votre orgueil William, mais vous allez vous en remettre j'en suis sûre.

– Qu'il est aimable de vous préoccuper de mon orgueil alors que je sais pertinemment que vous mentez. Peu importe, de toute manière, vous n'êtes pas du tout mon genre, répliqua-t-il en souriant.

– Tant mieux, parce que vous non plus ! riposta à son tour la jeune fille.

Évidemment qu'il s'agissait là d'un mensonge. Malgré son caractère détestable elle ne pouvait nier que la plastique du jeune homme n'était pas déplaisante à admirer, bien que cela elle ne l'admette jamais, et encore moins devant lui. Jane cacha sa frustration, elle se fichait éperdument de déplaire à Will ou à un quelconque autre bonhomme d'ailleurs, du moins c'était ce qu'elle prétendait, mais elle aimait tout de même à savoir qu'on la trouvait agréable à regarder. Comme toute autre jeune femme son amour propre était flatté quand elle recevait un compliment, et Will venait effrontément de blesser le sien.

« Vous n'êtes pas mon genre... Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est un idiot voilà tout ! » Rumina-t-elle en silence alors qu'ils cheminaient entre les tombes. Tandis qu'elle s'imaginait en train d'envoyer des tomates pourries sur un Will ligoté à un arbre, un bruit la fit sursauter de nouveau. Elle en lâcha sa lampe et émit un petit cri de surprise quand elle vit une étrange lumière flotter dans la nuit. Will plaqua rapidement une main sur sa bouche pour la faire taire.

– Plus un mot ! ordonna ce dernier. Nous ne sommes pas seuls.

Effectivement ils ne l'étaient pas. Dans l'obscurité, à quelques mètres du duo, un homme agitait sa lanterne à la recherche d'intrus.

– Hé là y'a quelqu'un ? cria une voix masculine. Faites pas comme si d'rien n'était, j'vous ai entendu ! Montrez-vous !

– Pas de batifolage ? chuchota Will à Jane.

– N'y comptez même pas ! le défendit celle-ci.

– Très bien, soupira-t-il visiblement déçu en saisissant la main de la jeune fille. Alors, courrez !

– Hé ! Vous là ! Revenez ici tout de suite ! hurla le gardien qui les avait repérés. Voleurs !

Les deux jeunes gens courraient sans se retourner pour échapper au gardien du cimetière qui les poursuivait. La robe de Jane se coinçait dans les ronces au sol, se prenait dans les branches décharnées des bosquets, la ralentissant considérablement. Dieu merci elle était dotée d'une forme exemplaire grâce à ses courses folles de Hyde Park jusqu'à Regent Street. Enfin ils arrivèrent près de l'église en pierre blanche et ils se plaquèrent contre un mur de l'édifice, haletants et priant silencieusement la nuit de les couvrir. Loin devant eux, ils virent le gardien s'éloigner en sens inverse en jurant, agitant sa lampe comme un fugitif perdu et ils s'autorisèrent à se détendre quelque peu.

Will rit doucement.

– Je peux savoir ce qui vous émeut à ce point ? lui demanda Jane qui peinait à reprendre son souffle.

– J'ai trouvé cette petite course divertissante, cela faisait longtemps que je n'avais pas fui de cette manière. Cela m'évoque de vieux souvenirs d'enfance.

– Il en faut peu pour vous divertir...

– Chut ! l'interrompit Will brusquement plaquant de nouveau sa main sur la bouche de Jane pour l'empêcher de parler.

La jeune fille s'apprêtait à protester avec hargne, quitte à le mordre quand, soudainement, elle s'immobilisa lorsqu'elle comprit pourquoi Will l'avait réduite au silence de cette façon si peu distinguée.

Devant eux, apparition fantomatique, venait de surgir la silhouette femme. Cette dernière tenait un bouquet de chardons et ne semblait pas avoir remarqué les deux jeunes gens qui l'observait à la dérobée. Sous la faible lumière, elle émergeait telle un songe, un spectre en noir et blanc, comme les photographies que Jane contemplait souvent dans le bureau de son oncle. Elle chantait une triste ballade dans une langue que Jane et Will ne connaissaient pas, et le bruit de ses pas étouffés par l'obscurité accompagnait les sombres notes qui s'échappaient de son gosier de rossignol.

De prime abord, à cause de son côté funambulesque, il avait semblé à Jane qu'il s'agissait là d'un esprit égaré, mais le fait que Will observât avec méfiance le même étrange ectoplasme lui confirma qu'elle n'hallucinait pas. Du moins, pas encore. Et si c'était...

Elle tenta d'interpeller l'ombre avec douceur.

– Nokomis ?

La jeune femme sursauta à l'entente de son prénom et se retourna vivement vers les deux inconnus qui ne la quittaient pas des yeux.

– Nous devons vous parler, déclara Will.


Sous une tente colorée, Jane pouvait enfin observer à loisir le visage de la fameuse Nokomis qui avait accepté de les écouter sans faire d'histoires et les avait donc conduits sous sa tente, à l'abri oreilles des défunts et du gardien. C'était une jeune femme à la peau mate et à l'épaisse chevelure ébène qui tombait en cascade sur ses épaules nues. Ses yeux, cerclés d'un épais halo charbonneux, étaient semblables à deux billes noires, puit sans fond vers un mystère indéchiffrable.

– Comment m'avez-vous trouvée ? les interrogea-t-elle avec un accent très marqué.

– « Un soir, vous la trouverez rodant près de la demeure du passeur d'âme. Elle offre ses services aux esprits égarés qui cherchent du réconfort auprès de ceux qui sont partis ». La demeure du passeur d'âme, les esprits de ceux qui sont partis, cela ne pouvait être qu'un cimetière, expliqua Jane.

– Oh ! Si vous savez cela vous devez être des clients ! s'exclama Nokomis ravie, s'attelant immédiatement à la préparation d'un thé.

– Des clients ? répéta Will incrédule.

Sí eso ! C'est moi qui fait passer ce message pour que les esprits perdus ayant besoin de mes services sachent où me trouver.

Tandis qu'elle fouillait dans ses tiroirs, Jane détaillait la tenue exotique très colorée de leur hôte à l'accent si particulier qui était tout sauf britannique.

– Si ce n'est trop indiscret, puis-je vous demander de quel pays venez-vous ? s'enquit Jane.

Claro, soy española, répondit Nokomis.

Jane jeta un coup d'œil à son complice qui jaugeait leur hôte avec précaution, sourcils froncés.

Casi me olvido ! Ça fera deux livres pour la séance. Por favor.

– Diable ! Mais de quelle séance parlez-vous enfin ? s'écria Will.

L'effet fut immédiat, Nokomis fit volteface bousculant sa petite commode abîmée au passage et foudroya l'Irlandais du regard.

– Vous ne venez pas pour la séance ? Vous... Vous êtes de la police c'est ça ?! s'exclama-t-elle soudain apeurée.

En chœur, les deux complices répondirent l'opposé : Jane un « oui » qui se voulait authentique si Will n'avait pas contré avec un « non » catégorique. Tous deux se lancèrent un regard désapprobateur. Nokomis ressemblait en cet instant à un animal indécis assistant au combat silencieux des deux jeunes gens qui se conclut par une Jane frustrée, croisant les bras sur sa poitrine avec impatience et un Will sûr de lui qui répondit avec aplomb :

– Non, nous n'appartenons pas aux services de la police.

Cette réponse parut rassurer un peu l'Espagnole qui parut se détendre. Jane l'examina de nouveau, elle portait toutes sortes de breloques, des bracelets, des bagues, des perles dans les cheveux, de longs colliers et serrait contre elle un petit paquet. Après un rapide coup d'œil autour d'elle suite à la mention de cette curieuse « séance » et de ses « services », Jane comprit.

– « Fille céleste au don mystique, elle est la clé qui force les portes de l'autre monde et qui voyage en ton nom ». Cette phrase me semblait obscure au même titre que ce fameux « don mystique ». Cette histoire d'esprits égarés et d'autre monde m'apparaît clairement à présent. Vous êtes spirite, expliqua Jane.


*En 1828 en Écosse, ces deux hommes ont assassiné 16 personnes en une seule année dans le but de vendre leurs corps pour la science. Ironie du sort, le corps de William Bruke est offert à la science et est disséqué devant des étudiants après sa condamnation à mort. Son squelette se trouve toujours au musée du Collège de la médecine à Edimbourg.

(Comme une gourde j'ai effacé l'ancien message que j'avais laissé à la fin de ce chapitre...)

Ceci est la version réécrite.

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