Chapitre 5 (3) (corrigé)
Le repas avait laissé une mauvaise impression à Jane, en effet ce goujat de Nick avait passé le repas à la reluquer sans vergogne, ce qui lui avait fortement déplut. À chaque fois elle lui avait lancé un regard noir mais cela n'avait servi qu'à renforcer le plaisir de Nick à la rendre mal à l'aise. Fort heureusement, la bonne humeur de Bryan avait rendu tout cela plus supportable.
Puis au théâtre, assise entre Bryan et Nick, Jane observait la pièce qui se déroulait en contrebas dans le plus profond ennui. À ses côtés tout le monde semblait saisir toute la subtilité des répliques, ou du moins faisait mine de maîtriser la langue de Molière. Son regard passait inlassablement de ses doigts qui martyrisaient le livret de la pièce aux visages singuliers des spectateurs, surprenant les regards indécents que glissait Nick sur son décolleté. Ce n'était pourtant pas l'envie lui sortit les yeux du crâne avec une des broches qui ornait ses cheveux qui lui manquait. Fort heureusement les commentaires de Bryan sur la pièce la divertissaient et la faisaient rire.
Lors de la scène du mariage entre Lucinde et Clitandre le faux médecin, Julie profita de l'opportunité pour tenter quelques approches farouches auprès de Nick. Ce spectacle ridicule divertissait bien plus Jane que les acteurs qui dansaient au bas de la scène en hurlant à tue-tête des mots que la jeune fille ne comprenait pas.
Ce fut alors que Jane remarqua un étrange bijou au creux de la poitrine de sa cousine. Juste au-dessus de son décolleté, un étrange pendentif sur une chaîne en argent. Le petit pendentif était en forme de goutte, ses arabesques lui donnaient quelque chose de royal, serti d'une émeraude. Ce qui perturba Jane ce fut cette impression de déjà-vu. La question était : mais où ?
De furtives images lui revinrent en mémoire... Elle revoyait ce singulier médaillon, pendu au cou d'une jeune femme, juste en dessous de ses clavicules, elle s'était retrouvée fascinée par la pierre d'un vert profond qui étincelait au grès des lumières. Puis, plus tard, en jouant à cache-cache dans la chambre de sa tante, elle avait fait tomber un écrin par terre en bousculant les meubles pour se faufiler. L'écrin poussiéreux de vieux velours noir s'était ouvert et elle y avait trouvé ce même bijou qui hantait ses désirs. Mais lorsque sa tante avait découvert le collier entre les mains de sa jeune nièce, elle était subitement devenue livide. Mrs Blancksfair s'était empressée de récupérer le bijou et de le ranger Dieu seul savait où. Et voilà qu'il réapparaissait sur le buste altier de Julie. Tante Helen lui en avait-elle fait cadeau ?
Le reste de la soirée, Jane le consacra à ce collier qu'elle était bien tentée d'observer de plus près. De beaucoup plus près.
L'heure de la délivrance arriva enfin, Jane fut la seule à le voir mais Nick déposa un baiser furtif sur la main de sa cousine qui gloussa comme une sotte. Puis il passa devant elle et lui murmura au creux de l'oreille :
– Ce fut un plaisir, Jane. J'ai hâte de vous revoir.
– Je regrette que ceci ne soit pas réciproque.
Il afficha un sourire lourd de sous-entendus et monta dans la voiture. Bryan vint devant elle, il dévisagea son aîné avec un regard réprobateur avant de reprendre un semblant d'attitude décontracté devant la demoiselle et lui offrit un sourire aimable en guise d'au revoir, non sans oublier de préciser auparavant à quel point il espérait la revoir, Jane dut admettre que cette idée lui plaisait bien.
Le carillon au rez-de-chaussée sonna deux heures du matin. Jane ne dormait pas, elle était restée habillée et coiffée et s'était plongée dans la lecture de Moby Dick en attendant que toute la maisonnée s'endorme. Elle descendit donc sur la pointe des pieds l'escalier grinçant en priant pour que tout le monde dorme à cette heure-ci. Quand elle enfila son manteau elle embroncha le porte manteau qui tinta contre le sol dans un grand fracas, avec des gestes précipités elle s'empressa de le remettre sur pied, et lorsqu'elle entendit une porte s'ouvrir au rez-de-chaussée, elle s'engouffra brusquement dans la nuit noire.
Une fois dehors, elle expira un bon coup, de la fumée blanche s'échappa d'entre ses lèvres. Ses longs cheveux la gênèrent et elle regretta un instant que sa coiffure soit si sophistiquée, mais elle n'avait pas eu le cœur à la ruiner. Elle traversa la rue déserte comme une ombre dans la nuit, si elle n'avait pas été femme, elle l'aurait fait jusqu'au petit matin tant elle aimait cette sensation de liberté. Elle serait allée sur les bords de la Tamise et elle aurait contemplé les cheminées des usines qui s'élevaient dans le paysage se reflétant dans l'eau sombre du fleuve. Elle aurait patiemment guetté Londres s'éveiller sous la lumière féerique de l'aurore. Mais quand on était femme, ces choses-là ne se faisaient pas.
Elle pénétra dans le petit hôtel, Mathilde dormait sur un des vieux fauteuils et Jane en profita pour se faufiler jusqu'à la chambre de Will. Si la vieille réceptionniste eut été éveillée, sans doute aurait-elle pesté, criant intérieurement ô scandale les jeunes filles de nos jours qui vont rejoindre des hommes dans leur chambre qui ne sont même pas leur mari.
Jane frappa à la porte de la chambre avec appréhension, le souvenir plutôt inédit de la matinée la hantant. Sans se faire attendre Will lui ouvrit la porte et l'invita à entrer. Il était sobrement vêtu tout de noir « pour se fondre dans la masse » l'informa-t-il. Jane retira son manteau et Will cessa toute activité pour contempler la demoiselle un instant, son œil attiré par la sobre couleur écarlate. Ses yeux la détaillèrent de la tête aux pieds, lentement et avec insistance, Jane sentit une étrange sensation la saisir, comme si elle était soudainement nue sous le regard perçant de l'Irlandais.
Cela n'avait rien à voir avec les lourdes œillades de Nick, cependant l'expérience fut toute aussi perturbante. Elle s'éclaircit la gorge pour détourner l'attention du jeune homme qui cligna des yeux et passa une main dans ses cheveux.
– Très belle robe, déclara-t-il solennellement.
– Merci, répondit Jane.
– Le rouge est une couleur qui vous sied à merveille.
– C'est gentil Will.
– En quel honneur ?
– Un dîner, puis un théâtre.
– La pièce ?
– L'amour médecin.
– « Je ne sais si cela se peut ; mais je sais bien que cela est. »
– Je vous demande pardon ?
– L'amour médecin, acte II, scène 2.
Jane le contempla avec des yeux ronds comme des soucoupes. Voilà qu'il lui citait du Molière maintenant !
– Si vous n'aviez pas la tête à votre pièce, railla Will, je me demande bien à quoi elle était occupée.
– Mon Dieu il s'agit d'un véritable interrogatoire ! s'exclama-t-elle en l'imitant.
Il posa ses iris extraordinaires sur elle, ses propres paroles reprises dans la bouche de la jeune fille lui décrochèrent une étrange mimique entre l'amusement et l'agacement. Son petit sourire espiègle lui donnait un charme fou. Soudainement Jane imagina qu'il lui sourit d'une autre façon, et elle chassa vite cette pensée de son esprit. « C'est un assistant de travail rien d'autre. En plus c'est un criminel... Concentre-toi bon sang ! » Elle s'empressa d'orienter la conversation afin que Will ne remarque pas son malaise :
– Alors, qu'avez-vous préparé ?
– Cela ne va pas vous plaire, déclara-t-il en enfilant sa veste.
– De toute manière ai-je vraiment le choix ?
– Vous pouvez toujours rentrer chez vous.
– Hors de question, répliqua-t-elle en plissant les yeux.
– Très bien. Allons voir de quoi êtes-vous capable Miss Warren, se moqua Will.
– Il est absolument hors de question que je fasse une chose pareille ! s'indigna Jane les joues empourprées.
– Mais Jane ! C'est le plan idéal ! protesta Will. Vous ne pouvez pas reculer à la moindre difficulté ! Je vous rappelle que c'est vous qui avez insisté pour m'assister, n'est-ce pas ?
– Le plan idéal, oui bien sûr ! C'est indéniable ! Venant de votre part j'aurais dû m'attendre à une telle fantaisie !
– Vous rêviez de filatures n'est-ce pas ? Vous avez un rôle à tenir ici !
Jane fit la moue. Elle saisit du bout des doigts les vêtements légers que Will lui avait préparés sur le lit, son visage se tordit en une expression de dégoût qu'elle ne put dissimuler.
– Évidemment vous n'auriez pas pu demander à votre nouvelle amie Ronda de le faire pour vous, maugréa-t-elle.
– Fulton connaît Ronda, il l'a déjà vue avec Judy. Nous ne pouvions prendre le risque de l'envoyer, surtout si Fulton est impliqué dans l'assassinat de Judy, expliqua Will.
– Oui donc il est certainement plus utile de m'envoyer.
– Si vous ne voulez pas de ce plan, dans ce cas-là débrouillez-vous et arrêtez de vous plaindre !
Jane toisa le jeune homme, rouge de colère et de honte, elle arracha du lit la tenue la moins affriolante.
– Parfait. Je vais me changer, déclara-t-elle. Mais croyez-le ou non, vous allez me le payer William.
– J'y compte bien, s'amusa-t-il.
Il contempla la jeune femme s'éloigner d'un pas rageur derrière le pare-à-vent et un sourire amusé se dessina sur ses lèvres. Il se mit de dos pour lui laisser plus d'intimité. Il prit tout de même le risque de jeter un œil par-dessus son épaule pour tenter d'apercevoir la moindre parcelle de peau nue, Jane oppressée par ce silence trop pesant se rendit compte du manège de l'Irlandais, elle lui lança une de ses chaussures qu'il esquiva sans mal et le fusilla du regard.
- Sortez ! lui ordonna-t-elle.
- Vous n'êtes pas la première femme que je vois nue. Dites-moi vous comptez vous montrer aussi hargneuse le soir de votre nuit de noce ? s'enquit le jeune homme en haussant les épaules.
- Mr O'Brien, je vous jure que si vous ne sortez pas, je vous assassine dans votre sommeil.
- J'en tremble.
- Pour l'amour du Ciel sortez !
Jane sortit de la chambre quelques minutes plus tard en serrant les poings, elle avait enfilé les vêtements de prostituée que Will lui avait apportés en tempêtant contre lui, rêvant à quelque vengeance future à chaque maudite seconde qui s'écoulait.
La réaction de Will ne se fit pas attendre, il éclata de rire et devant les moqueries ostentatoires du jeune homme elle eut envie de l'étrangler avec le lacet de son corset.
- Je vais vous tuer, déclara-t-elle.
- Allons, vous n'oseriez pas !
– Vous seriez surpris de voir ce que je peux faire, Mr O'Brien. Mais avant je vous fais remarquer que je ne connais toujours pas votre plan si fabuleux.
– Je vous l'expliquerai une fois sur place.
– Vous m'agacez Will.
– Non, vous m'adorez, la corrigea-t-il. Peu m'importe en fait. Tenez, (il lui tendit un petit pistolet) vous savez vous en servir ?
– Évidemment ! Pour qui me prenez-vous ? mentit Jane qui prit l'arme à feu maladroitement.
– D'accord. Montrez-moi comment vous enlevez le cran de sécurité dans ce cas.
Will croisa les bras sur son torse et l'observa malmener l'arme en marmonnant des choses comme : « vous allez voir ce que je vais vous en faire de votre cran de sécurité moi ! », et il devina sans aucun mal que la jeune femme n'avait sûrement jamais vu la moindre arme de toute sa vie. Au fond il le savait déjà, mais il voulait juste se divertir un peu. Il la contourna et se plaça derrière elle, de manière à l'aider à se positionner. Jane eut un mouvement de recul, surprise de la proximité soudaine et inconvenante de Will.
– Arrêtez de bouger ! s'exaspéra l'Irlandais. Je vais vous montrer comment vous en servir, rien de plus. (Il positionna les mains de Jane sur l'engin.) Voilà le fameux cran de sécurité. Là vous l'enlevez et là vous chargez. (Il déplaça ses doigts méthodiquement sur la culasse de l'arme puis sur la gâchette.) Et là vous tirez. Compris ?
– Compris, acquiesça doucement la jeune fille.
– N'oubliez surtout pas de compter vos balles, c'est très important. Beaucoup y ont laissé leur peau parce qu'ils ne savaient plus combien de balles il leur restait. Ce modèle-ci est un Browning, c'est une arme Belge. Huit coups. Souvenez-vous-en.
Il était effrayant de l'entendre parler d'une arme à feu avec tant de détachement, et pas seulement, le poids du métal froid dans les mains la fit frissonner. Elle ne voulait pas savoir où est-ce qu'il avait appris tant de choses, ni où et comment il s'était procuré cette arme. Toutefois elle ne put s'empêcher d'imaginer mille scénarios à faire froid dans le dos.
Will était tellement près d'elle que cela la mit mal à l'aise, elle se surprit à détester cette proximité autant qu'elle l'apprécia malgré elle, si bien qu'elle ne sut si elle voulait qu'il s'écarte ou qu'il reste. Enfin il se détacha d'elle, laissant un vide étrange, et regagna la table jonchée d'outils singuliers pour boucler ses préparatifs sous le regard intrigué de la jeune femme.
– Croyez-vous que... je vais devoir m'en servir ? demanda-t-elle inquiète.
– Je ne pense pas que cela sera nécessaire. Si vous vous contentez de suivre mon plan à la lettre il ne devrait pas y avoir de débordement. Toutefois c'est toujours utile de savoir se servir d'une arme, juste au cas où, ajouta-t-il.
– Juste au cas où... répéta Jane.
Will avait senti sa réticence à son ton mal assuré.
– Jane, regardez-moi, lui demanda-il, ce qu'elle fit. Je vous promets qu'il ne vous arrivera rien. Je ne vous quitterai pas des yeux. Faites-moi confiance.
– D'accord... Et... où puis-je le... cacher ?
– Où vous voulez, c'est un petit modèle. De toute manière vous n'aurez pas besoin de vous déshabiller.
Soulagée, la jeune femme coinça l'arme dans la jarretelle sous sa jupe fine. Elle était affreusement gênée dans une tenue pareille ; son décolleté offrait une vue imprenable sur ce qu'il y avait de plus plaisant pour le regard masculin et la prétendue jupe laissait deviner une partie de ses formes, ce que personne n'était censé savoir. Elle avait retiré ses bijoux et ses broches et avait opté pour des souliers plus confortables.
Une fois cela fini, Will contempla son œuvre en cherchant quelque chose à redire. Être mirée ainsi sous toutes les coutures dans cette tenue était la dernière chose que la jeune fille aurait souhaité. Le menton sur le poing, le regard sérieux, Will tourna autour d'elle comme un vautour, Jane cacha sa nervosité en serrant les plis de sa jupe, le regard droit devant. Enfin il s'arrêta devant elle, à seulement quelques centimètres, et doucement, il fit glisser quelques-unes des mèches brunes de la jeune fille sur son visage et ses épaules nues. Puis, comme un artiste qui admire une dernière fois sa peinture avant de la dévoiler aux yeux de tous, il ajouta satisfait :
– Je pense que cela fera l'affaire. L'illusion est parfaite.
« Et moi je ne pense pas que je dois accepter cela comme un compliment. » Pensa Jane.
– Que faisons-nous maintenant ?
– Maintenant nous allons au Ten Bells, déclara Will.
Fin de ce chapitre 5 !
Ceci est la version réécrite.
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