Chapitre 4 (3) (corrigé)

Une fois chez elle, Jane esquiva volontairement sa tante et sa cousine. Elle engloutit son dîner rapidement et se réfugia dans le bureau de son oncle. Elle s'installa à son bureau, s'enfonçant dans le grand fauteuil sur lequel il s'asseyait avant pour soigner ses patients, une vague de nostalgie l'envahit à cette pensée, et son regard vagabonda sur les étagères tapissées de livres de médecine et d'atlas. Un souvenir surgit alors : Jane se revit alors qu'elle devait tout juste avoir huit ans en train de feuilleter ces ouvrages d'érudition, elle lisait sans comprendre les noms latins, regardait sans vraiment reconnaître les dessins à l'aquarelle des os, des organes de notre si mystérieux et fascinant corps. Son oncle la couvrait d'un regard amusé et tendre, observant sa curieuse petite nièce fascinée par ce qu'elle tenait entre les mains.

Elle se leva et choisit un livre au hasard dans la bibliothèque d'oncle Henry, la reliure du livre était usée et lorsqu'elle l'ouvrit une odeur de vieux papier assaillit ses narine, elle feuilleta le manuel qui décrivait le protocole d'une dissection post-mortem quand ses pensées s'en allèrent vers l'affaire du meurtrier de Whitechapel.

L'élément qui paraissait indubitablement primordial c'était la correspondance retrouvée au domicile de Judy Browler, puis elle repensa à ce que lui avait suggéré Will : il fallait qu'elle se rapproche de prostituées, c'était incontestable, ainsi elle pourrait en apprendre plus sur Judy. Et peut-être même sur ces lettres. C'était un bon point de départ, elle n'avait plus qu'à espérer que son arrogante trouvaille se montre à la hauteur de ce qu'il promettait.

« Will... » Pensa-t-elle. Quel étrange personnage... Qui était-il vraiment ? Un homme dérangé à n'en point douter, il semblait être de ces êtres duplices, insaisissable tant sa nature se soustrayait à toute analyse de la part de ceux qui essayaient d'en percer le mystère, défiant toute logique, ce qu'il était vraiment échappait aux uns et aux autres. À ce genre d'homme pour qui la traîtrise et la folie sont de vieilles amies, on ne peut lui faire confiance. Pourtant elle voulait croire qu'il serait un homme bon et qu'il respecterait sa promesse. Naïveté ou refus de voir la vérité en face ? Seul l'avenir le lui dirait.

Elle quitta le bureau et regagna sa chambre pensive ; alors qu'elle rangeait ses notes dans un tiroir de sa commode, Julie entra dans sa chambre comme une tornade.

– Jane !

Surprise elle referma en vitesse son tiroir dans lequel elle coinça ses doigts. Elle étouffa un petit cri et n'eut le temps de souffler que Julie la prit par la main et l'entraîna sur son lit avec elle.

– Jane, nos robes arrivent demain matin juste avant notre soirée au théâtre ! Et la pièce que nous allons voir promet d'être fabuleuse ! continua-t-elle. Tu veux savoir de quoi il s'agit ? Bien sûr que tu veux, c'est une œuvre française de Molière me semble-t-il ? Peu importe, cela s'appelle L'amour médecin. C'est une histoire d'amour évidemment et je suis tellement fière que mère l'ait choisie pour nous.

– Une histoire d'amour, vraiment ? maugréa Jane visiblement peu emballée par cette idée. Et en français en plus ? Tu sais bien que j'ai des lacunes en ce qui concerne cette langue.

– Oh ! Jane fais un effort ! Si tu ne comprends rien au français tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même. Tu n'avais qu'à assister aux cours comme moi ! Et puis une histoire d'amour en présence de beaux jeunes hommes, c'est tellement romantique ! Mère ne pouvait faire mieux.

– Ce n'est pas de ma faute si notre précepteur était inintéressant et peu intéressé par ce qu'il enseignait. Avec un peu plus de passion, j'aurai sans doute trouvé au fond de moi l'envie de participer à ses leçons. Force est de constater l'échec ! En présence de baux jeunes hommes ? Laisse-moi rire, ne me dit pas que tu parles des Carroll ?

– Alors tant pis pour toi et arrête de te plaindre. Évidemment que je parle d'eux, qui d'autre voyons !

– Allons Lili, cela doit bien faire cinq ans que l'on ne les a pas revus. Personnellement je ne pense pas qu'il y ait un grand changement depuis ce temps-là.

– Tu as bien changée en cinq ans me semble-t-il, et heureusement d'ailleurs, rétorqua la rousse. Il doit en être de même pour les frères Carroll. Je pense même qu'ils sont plus charmants que dans nos souvenirs. Mais évidemment, Nick reste le plus beau des deux.

« Ou le plus idiot, oui. » De toute manière il en fallait plus pour impressionner Jane après sa rencontre d'aujourd'hui avec un certain Irlandais. Comme la jeune brune ne répondit rien, Julie prit son silence pour un entêtement méprisant, elle se leva donc du lit et regagna le couloir dans un tourbillon de jupons soyeux. Avant de franchir le pas de la porte, elle lança un regard circonspect à sa cousine.

– Comment m'as-tu appelée ? demanda Julie. Si tu sais bien. Tu m'as appelée... « Lili » ?

– Vraiment ? Je suis désolée, comme Maureen t'appelait ainsi quand nous étions plus jeune... En fait je n'ai pas fait attention à ce que j'ai dit, tâcha d'expliquer Jane.

– Oh. Eh bien, je n'aime pas. Maureen n'est plus là, n'essaie pas de la remplacer.

Jane n'avait ô grand jamais eu l'intention de remplacer Maureen, l'amertume dans la voix de la jolie rousse était en fait une porte ouverte sur ses sentiments vis-à-vis de sa sœur aînée, Jane y entrevit alors toute la souffrance inhérente à l'enfant délaissée à qui sa grande sœur est préférée. Maureen avait toujours tout eu pour elle, c'était ce que tout le monde disait, la beauté, l'esprit vif, le sens du raffinement en plus d'être humble. Julie avait beau être belle, ses qualités morales étaient loin d'égaler celles de Maureen. En comprenant cela Jane éprouva une profonde peine pour sa cousine, car qui sait les merveilles qu'elle aurait pu faire, si elle n'avait pas grandi dans l'ombre de sa sœur.

Quand Jane ouvrit les yeux, la première chose qu'elle vit fut le ciel noir de Londres. Une douce pluie tombait et Jane sentit les petites gouttes fraîches griffer sa peau telles des piques gelées. Le froid mordait ses membres mais elle se releva tant bien que mal. Elle observa le lieu où elle se trouvait : un coin d'une ruelle étroite et sale entre les murs de briques moisies des maisons. En reculant, son pied heurta des débris et quelque chose bondit de derrière. Dans un soubresaut elle ne put retenir un léger hoquet de surprise quand un petit chat gris et noir sauta dans ses pieds, il s'élança sur la fenêtre en face et ses grands yeux bleus scrutèrent attentivement Jane. Attendrie par le petit animal, la jeune fille fit un pas vers lui pour le toucher mais, sauvage, le chat apeuré quitta la fenêtre pour disparaître plus loin dans le brouillard.

La demoiselle constata alors que la pluie avait cessé, à présent un épais brouillard enveloppait la ville. Elle inspira profondément l'air : il était chargé d'humidité, mais il y avait autre chose, une odeur de fer, de rouille plus précisément et une senteur de... de sel ?

Elle renvoya sa tresse dans son dos et quitta la ruelle et suivit son odorat. L'air était frais, elle le savait pourtant ce froid ne l'atteignait pas. Elle avança dans le brouillard, se fiant uniquement à ses autres sens, sa vue étant obstruée par l'épais voile opale. Enfin, elle put distinguer des formes précises, celles de bateaux imposants. Le port. Elle reconnut immédiatement le port de Londres et ses eaux calmes qui se fracassaient silencieusement contre les carcasses de fer. Des hommes portaient de lourdes charges à bout de bras et Jane les regardait faire, n'osant les fixer trop longtemps de peur d'attirer leur attention. Les marins passaient à côté d'elle, la bousculaient presque et pourtant ils ne semblaient même pas remarquer sa présence alors qu'elle se frayait un chemin jusqu'au monstre de fer qui l'attirait étrangement. Elle grimpa sur l'énorme planche de bois qui reliait la terre ferme et la gigantesque carcasse, jamais elle n'était montée à bord d'un bateau et à mi-chemin entre la terre et la mer, Jane sentit un vent de liberté lui saisir le cœur.

Cependant elle sentit un regard peser sur elle, aussi lourd qu'une vague qui s'écrase sur le rocher. Au loin, à travers la brume, se dessinait une forme particulière, une silhouette étrangement humaine. Quand elle émergea du brouillard comme un spectre, elle reconnut immédiatement le personnage qui la hantait dans ses rêves depuis quelques jours : l'homme en manteau bleu marine. Prise de panique, Jane ne réfléchit pas à deux fois avant de s'engouffrer dans la cave du géant de fer, se faufilant parmi les caisses de bois, relevant sa chemise de nuit jusqu'aux genoux pour courir plus vite entre les masses musculaires chargées de marchandises qui avançaient comme des automates sans la voir.

Les entrailles du bateau étaient étrangement désertes. Jane se tournait et se retournait cherchant désespérément une cachette, le souffle doux de la brise marine ayant laissé place à l'angoisse de l'inconnu en manteau bleu marine à sa poursuite. Elle trouva un amoncèlement de caisses de bois qu'elle jugea être la meilleure cachette dans cette situation de crise, après tout il y avait peu de chance qu'il la retrouve dans l'immensité du bâtiment, du moins c'était ce qu'elle espérait.

Alors qu'elle se fondait contre les caisses une odeur particulière attira son attention, une odeur âcre, de viande, de pourriture et de moisissure. Alors, elle détourna lentement le regard, des sueurs froides coulant de sa nuque jusque dans le creux de son dos. Elle se reteint de crier quand elle découvrir qu'un cadavre en décomposition gisait à côté d'elle.

Sa peau avait viré au gris, son corps était parsemé d'ecchymoses bleuâtres et de coupures séchées. Ses yeux vitreux la scrutaient comme si la mort en personne la contemplait, et autour de sa bouche ouverte, des éclaboussures de sang incrustées dans sa peau comme un tatouage. Mais ce qui écœura Jane c'était sans conteste les asticots et autres insectes charognards qui sortaient de sa bouche et qui grignotaient les tissus de sa peau sale. C'était une femme. Ses cheveux blonds étaient coupés d'une étrange manière et ses vêtements déchirés ; sa jupe encrassée était en lambeaux et elle avait le buste dénudé. Son abdomen était coupé en deux et, comme il n'y avait plus de sang, Jane put très bien admirer la carcasse dépouillée de ses organes.

Le choc de la découverte s'étant atténué, Jane tenta d'observer l'anatomie de la morte : en conclusion un rein en moins et le cœur porté disparu. Manquait-il l'utérus ? Cela elle ne sut le déterminer, c'était au-dessus de ses forces. Elle pensa immédiatement à Jack l'éventreur. Mais pourquoi avoir laissé un corps ici ? Cela n'avait pas de sens ! Jack tuait à Whitechapel, pourquoi abandonner un corps dans la cave d'un bateau ? À moins que... En détaillant la morte du regard, une petite marque au bas à gauche de sa hanche retient l'attention de la jeune fille : une sorte de serpent...

Malheureusement elle ne put s'attarder davantage sur cette trace étrange qu'un bruit sortit Jane de sa macabre découverte. Le son régulier des pas retentirent au loin dans les entrailles du monstre de fer. La demoiselle coinça nerveusement ses longs cheveux bruns derrière son oreille et, accroupie, elle se risqua à laisser dépasser ses yeux par-dessus les caisses : l'endroit était désert, seule une silhouette déambulait comme un esprit vengeur.

Sans attendre, elle retourna à sa cachette, se plaqua dos aux caisses en bois et attendit dans un silence macabre, impuissante, que tout ceci ne soit que la fin d'un horrible cauchemar. Elle s'efforça de contenir sa respiration, au point de s'asphyxier volontairement, après tout elle préférait nettement mourir par manque d'air plutôt que de la même manière que la malheureuse en décomposition. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, son sang tambourinait contre ses tempes, et pourtant elle parvenait à entendre avec une acuité surprenante les pas secs de l'homme qui retentissaient dans un silence de mort. Petit à petit le son s'amplifiait, et Jane se taisait, attendant que la mort vienne la chercher. De toute manière, qui pourrait l'entendre ? L'endroit était désert, et elle était seule.

Le croassement minable d'un corbeau se fit entendre sans qu'elle n'aperçoive l'oiseau de mauvais augure. Le chant funèbre de l'oiseau fit place au silence sinistre, alors une caisse s'écroula au sol dans un fracas semblable à celui du cœur qui explose.

Jane serra fort le tissu immaculé de son vêtement contre elle, tremblante, la vue embuée par les larmes. Ses oreilles sifflaient à peine mais elle n'entendait plus rien, pas même le bruit de sa respiration qui s'accélérait malgré elle. La voilà privée de son ouïe. Soudainement une main gantée la saisit.

Elle n'entendit même pas le son de son propre hurlement.


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