Chapitre 4 (2) (corrigé)
– Pourquoi enquêtez-vous sur le tueur ? lâcha Will soudainement.
– Pour découvrir son identité, quelle question.
– Non, la contredit-il sèchement.
La demoiselle interloquée par tant de rudesse, le dévisagea. Elle haussa un sourcil, comme pour exiger une justification à un pareil manque de politesse.
- Je vous demande pardon ?
– Je pense qu'il y a plus que cela, enchaîna Will. Je veux la vraie raison. Tout le monde rêve de démasquer l'Éventreur c'est un fait, et surtout la police. Mais personne ne voudrait risquer sa vie pour ça. Et encore moins une petite lady.
– Je...
Will l'invita à continuer d'un geste de la main encourageant.
– Je pense savoir ce qui motive le tueur. J'ai essayé de parler à la police, mais ils ne veulent pas m'écouter. Scotland Yard repart de 1888 sans prendre en compte que cinq années se sont écoulées. Comment l'ignorer ? C'est le point capital de cette histoire ! Il a choisi deux lieux symboliques pour ses meurtres, il veut que le monde entier l'associe à Jack l'Éventreur et je suis convaincue qu'il s'agit là d'une mise en scène dont il est le héros. Il veut faire passer un message mais je n'arrive pas à comprendre quoi...
– Qu'il est fou et qu'il a besoin d'être conduit à l'asile peut-être ? ironisa Will.
– Bien au contraire ce retour a été mûrement réfléchit, c'est peut-être l'aboutissement d'un projet, mais il est terriblement ostentatoire ! C'est comme s'il se servait de la presse pour attirer les regards sur son œuvre sanguinaire, comme une... une vengeance ? Je sais que cela peut paraître stupide et inconscient au premier abord, mais mon oncle m'a toujours dit de suivre mes intuitions, que si j'en ai c'est que ce n'est pas un hasard et... Je crois très fort en ses paroles et...
– Oui, vous avez raison, c'est stupide, lâcha Will de but en blanc. Stupide et inconscient, suicidaire même. Mais je dois bien admettre que c'est courageux. Enfin, dans un sens. Je vais être honnête avec vous, quand vous avez débarqué avec vos airs de justicière du dimanche, je pensais qu'il s'agissait juste d'une lubie de vilaine bourgeoise trop curieuse qu'il fallait satisfaire avant qu'on ne la refourgue dans les pattes d'un bonhomme à moustache, avec qui elle aura une vie incroyablement plate et monotone. Mais à présent, je pense que vous êtes juste folle.
– Voilà qui a le mérite d'être clair...
Jane n'en revenait pas qu'il se montre aussi familier et mordant avec elle. Outrée ? Elle l'était, indéniablement. Blessée dans son amour propre, cela ne faisait aucun doute. Elle lui jeta un regard de vipère, comment pouvait-il se montrer aussi direct et malpoli ? Ne sachant si elle devait le gifler pour tant de grossièreté et comme elle ne répondait pas, William poursuivit :
– Enfin, vous avez l'air déterminé c'est déjà ça. Même si cela ne suffira pas.
– Vraiment ? Je suis curieuse d'avoir votre avis sur la question... ironisa-t-elle.
– Il vous faudra vous introduire dans le milieu de la pègre et de la prostitution.
La demoiselle fut réduite au silence en une réplique. Il lui fallut quelques instants pour qu'elle assimile toute la portée des paroles de l'Irlandais et tout ce que cela impliquait.
– Je vous demande pardon ?
– Vous avez bien entendu. Nous savons tous deux que les journaux sont loin d'être suffisants et qu'il faut aller chercher les informations directement à la source, et quoi de mieux que de fricoter avec des dames en jupons légers ? dit-il avec un sourire candide.
Son ton frisait l'humour noir et le mauvais goût, Jane resta sidérée par l'énergumène.
- Quoi ? Mais qu'est-ce qu'il y a encore ? Ne faites pas cette tête-là vous vous doutiez bien que cela ne serait pas aussi simple ! Si quelqu'un sait bien quelque chose à propos du tueur ce sont ces gens et ils ne parleront jamais avec autant de liberté à un dindon en uniforme qu'à un de leur semblable !
– Je le sais bien ! le coupa-t-elle avec fermeté. C'était prévu !
Mensonge éhonté.
– Je pensais que l'on pourrait s'infiltrer dans les bureaux de Scotland Yard...
Will l'interrompit en explosant de rire.
– Vous êtes naïve ! Vous comptiez sincèrement venir vous servir comme bon vous semble dans les locaux de la police ?
Vexée d'être tournée en ridicule de façon si ostentatoire, la réplique de Jane ne se fit pas attendre.
– Bien sûr que non ! Et puis d'abord comment allez-vous faire, vous ?! Je suis sûre que vous ne vous y connaissez même pas en fait !
– Vous voulez mes références peut-être ?
– Pourquoi pas. Je vous écoute, allez-y.
– Oh. J'espère que vous allez prendre des notes ! J'ai toujours rêvé qu'on écrive ma biographie... Je suis un escroc, je suis impliqué dans des affaires de trafic d'opium. Les cambriolages sont ma spécialité, le vol d'objet coutant une petite fortune et tout ce qui s'ensuit. Pour répondre à la question informulée qui vous brûle les lèvres, oui je connais bien le milieu de la prostitution, comment ? Cela ne vous regarde pas. (Jane referma la bouche et se renfrogna.) À cela s'ajoute quelques malheureuses petites condamnations pour agression physique et verbale sur policiers, enfin la routine...
– La routine ?! Agresser des policiers ?!
– Vous vouliez en savoir un peu plus n'est-ce pas ? C'est chose faite, alors on peut passer à la suite ? J'ai aussi orchestré ce mémorable cambriolage de La Duse...
– Quoi ? l'interrompit Jane. Vous voulez dire que l'affaire du vol des bijoux de l'actrice Eleonora Duse* c'était vous ?
Will lui sourit de toutes ses dents.
- C'est exact.
- Mais... Mais ils n'ont jamais retrouvé le voleur c'est... Seigneur il y en avait pour une véritable fortune !
- Il faut croire que les Anglais n'ont pas une police très efficace, dit Will en haussant les épaules. C'est tout de même incroyable, nous autres Irlandais vous nous accueillez avec des fourches et l'Italienne vous lui baisez presque les pieds pour qu'elle vienne déclamer du Shakespeare !
- Sauf qu'Eleonora Duse ne venait pas pour piller les tiroirs des autres... Et après on s'étonne qu'elle joue principalement à Paris maintenant...
Cette petite partie de lui que livrait Will était une partie sombre et de débauche. Il avait dû faire bien plus que cela, elle s'en doutait, mais elle préféra garder ses questions pour elle-même du moins pour l'instant. Son silence trahissait son intérêt naissant pour cet homme, elle était loin d'en avoir fini avec lui ; un jour Jane percerait le mystère de William O'Brien.
« Seigneur que ma tante me pardonne, je pense que je ne vais jamais me marier. » Pensa-t-elle.
Elle se tourna vers William, tout de même résolue à poursuivre son projet fou.
– Très bien. Quand commençons-nous ?
– Demain, à l'aube lui sourit-il.
– Parfait, trouvez-vous une chambre d'hôtel et nous commencerons demain.
– Et avec quel argent ?
Il y eut un silence durant lequel Jane se demanda si elle avait bien entendu.
- Eh bien avec celui du casse d'Eleonora Duse par exemple ?
Will ne dit rien, le regard fuyant, un air innocent sur le visage.
- C'est que... Cela fait longtemps qu'il n'y a plus rien.
La jeune fille n'en croyait pas ses oreilles ! Comment pouvait-il y avoir « plus rien » ? Pour l'amour du Ciel il ne pouvait pas avoir tout dilapidé !
- Seigneur William ! s'exclama-t-elle. Mais il y en avait pour une véritable fortune ! Ne me dites pas que vous avez tout dilapidé ?!
- Ma petite dame sachez que cet argent n'était pas entièrement pour moi. Et puis une équipe, ça se paye. Ce que j'espère vous ferez très bientôt.
Jane se raidit. Dieu, elle n'avait pas pensé au salaire qu'elle devrait lui verser. Elle chassa cette idée dérangeante de son esprit, elle trouverait une solution... plus tard.
– Je connais un hôtel ravissant, non loin de l'endroit où je vis. Je peux vous y amener si vous le souhaitez, le coût est raisonnable et la patronne est une amie. Elle saura faire preuve de discrétion. Suivez-moi.
– Avant tout j'aimerais vous dire, il y a des règles à respecter quand on travaille avec moi. Et si notre collaboration doit bien se passer vous devrez vous y plier. Règle numéro un, quand je dis quelque chose, vous obéissez sans poser de questions. Règle numéro deux, pas d'enquête privée sur moi, j'ai horreur que l'on fasse les choses dans mon dos. Règle numéro trois, j'agis seul, je n'ai pas besoin d'un chaton entre les pattes. Règle numéro quatre, spécialement pour vous, on cesse de m'inonder de questions. Règle numéro cinq, je tiens à ma liberté, hors de question de vous avoir collée à ma botte. Règle numéro six, on me laisse faire mon boulot comme je l'entends, je connais mon métier et je n'ai de leçons à recevoir de personne.
– Permettez-moi de vous interrompre Mr O'Brien, le coupa Jane incrédule. Il se trouve que je viens, moi aussi, d'inventer des règles et elles contreviennent quelque peu aux vôtres. Règle numéro un, si je vous pose des questions sur vous je tiens à ce que vous y répondiez, je viens d'engager un parfait inconnu excusez-moi si je désire en savoir davantage à son sujet. Règle numéro deux, il s'agit de mon enquête et je souhaite y participer comme je l'entends. Règle numéro trois, si j'ai besoin de vous j'estime que je peux venir quand cela me chante vous rendre visite. Et enfin règle numéro quatre, si j'ai quelque chose à dire sur quoi que ce soit, je le dirai, que cela soit à votre goût ou non.
Will haussa négligemment un sourcil.
– Je n'aime pas que l'on m'impose des règles, il est hors de question que je m'y plie.
– Eh bien tant pis pour vous, il faudra bien parce que je vous paie.
– Je m'en contrefiche.
Ils se toisèrent de nouveau, en chiens de faïence, sur leurs gardes, comme deux bêtes prêtes à se mordre mutuellement. « Quel grossier personnage ! » s'exaspéra-t-elle. « Comment ai-je pu être aussi bête en pensant qu'un criminel se contenterait de suivre sagement mes recommandations ? Enfin, au moins il ne t'a pas encore volée, c'est le principal, je suppose. » Lasse de cet orage qui grondait entre eux, Jane reprit enfin la parole.
– Peut-être pourrions-nous faire un compromis ? se risqua-t-elle.
Il considéra la question un petit moment. Puis quand il fut certain d'y trouver son compte, il tendit une main vers elle pour sceller leur accord.
– Très bien, marché conclu.
Avec une certaine appréhension, elle lui serra la main en retour, ainsi débutait officiellement leur collaboration. Ce n'était qu'une simple poignée de mains, un simple geste que font les hommes d'affaires pour signifier qu'ils sont d'accord. Alors pourquoi Jane avait l'impression qu'elle venait de conclure un pacte avec le diable ?
- Eh bien, allons-y !
Il lui offrit un petit sourire en coin et lui emboîta le pas.
Au cœur de Half Moon Street, un hôtel pittoresque bordait le coin de la rue. Ils y entrèrent et Jane présenta William comme un riche gentleman qui arrivait d'Irlande pour implanter à Londres une des entreprises familiales qui appartenait à son père. Une manufacture de textile avait-elle inventé. La réalité était toute autre évidemment, mais qui le saurait ? La vieille réceptionniste, Mathilde, ne se douterait de rien, du moins ce fut ce que Jane espéra en lui offrant son plus bel air innocent. Mathilde inspecta William avec insistance lequel souriait avec politesse. Puis elle lui confia la dernière chambre, celle du dernier étage qui était sous le toit. Il accepta, on ne penserait jamais à venir le chercher par ici...
Quand ils entrèrent dans la chambre, ils constatèrent qu'elle était bien plus spacieuse qu'ils ne l'auraient cru. En dépit de son vieux papier peint, William dut quand même admettre qu'elle lui plaisait, c'était mieux que ce qu'il avait pu connaître certains soirs.
Il pénétra dans la pièce et la balaya du regard, et Dieu seul savait ce qu'il se passait dans sa tête bien faite. Puis il gagna la large fenêtre qui offrait une vue sur quelques rues voisines. Même s'il aurait préféré une vue plus majestueuse, le poste d'observation que lui accordait cette fenêtre n'était pas négligeable. Il aurait le temps de déguerpir si les problèmes se présentaient à sa porte.
Jane était restée sur le pas de la porte et l'examinait. Encore méfiante, elle guettait le moindre signe en défaveur du jeune Irlandais. Quand il se retourna elle reporta ses prunelles sur la table en bois sombre au centre de la pièce.
– Merci, dit Will à Jane.
– Il n'y a pas de quoi, répondit-elle.
– Cet endroit sera parfait pour mes recherches. Je vais profiter de la soirée pour m'informer des derniers détails. Histoire de ne pas perdre de temps, expliqua-t-il en glissant ses mains dans ses poches.
– Parfait ! Alors je vous dis à demain. Bonne soirée Will.
– De même.
*Eleonora Duse (1858-1924) célèbre actrice italienne et rivale de Sarah Bernhardt.
Peut-être cette dernière partie de chapitre est-elle un peu trop longue ? En fait, je n'ai pas trop voulu y toucher tout simplement parce que je ne savais pas où la couper. Enfin, j'espère que cela vous convient tout de même !
Vous connaissez le mode d'emploi, rendez-vous pour la suite ! ;)
(Version corrigée)
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