Chapitre 30 (5) (corrigé)

(Ce chapitre va être très long et sous tension, pour apprécier pleinement votre lecture lisez-le d'une traite tranquillement. J'espère vraiment qu'il sera à la hauteur de vos attentes. Bonne lecture ❤️)

Jane rentra chez elle en fin de matinée. Une drôle de sensation lui avait collé à la peau depuis qu'elle avait quitté le Boudoir d'Aphrodite, à commencer par un sentiment d'urgence, et l'impression d'un danger imminent, comme les instants fatidiques précédant une tempête virulente. Comme pour répondre à son cœur palpitant le ciel s'était recouvert d'un épais voile obscur, une électricité grouillait dans l'air. Le smog qui drapait Londres dans une perpétuelle brume s'était gorgé d'une densité particulièrement inquiétante, camouflant les toits aux cheminées fumantes et les visages dans des ombres fugaces. Le monde avait perdu de ses couleurs, et la ville retenait son souffle, impatiente que le rideau se lève pour assister à l'acte final.

Depuis des jours maintenant Jane avait été prise dans le tourbillon étourdissant des événements, incapable de saisir le temps qui filait entre ses doigts, cette discussion avec Marga avait eu le mérite de lui remettre les pieds sur terre. Sans la protection de sa tante, et ce toit sur sa tête, elle aurait très bien pu devenir l'une de ces filles au Boudoir d'Aphrodite. Ou pire encore, elle aurait pu croiser le chemin de Jack l'Éventreur au cœur de la nuit. La vie était parfois étrange, elle conduisait sur de drôles de chemins, un peu comme le flot capricieux d'une rivière impétueuse. Jane n'avait aucun pouvoir sur cette rivière sauvage, mais elle avait le pouvoir de changer le cours des choses, grâce à son don, à son courage et à sa détermination. Tout le monde a le droit de goûter aux tourments et aux délices de la vie, c'était pourquoi Jane avait promis à Marga qu'elle sauverait la vie de Venera.

Marga lui avait recommandé de ne pas faire de promesses que l'on ne pouvait pas tenir. Mais celle-ci, Jane comptait bien en venir au bout, peu importait ce qu'il lui en coûterait. Peu importe si pour cela elle devait affronter le diable en personne.

Anxieuse au cours du repas, Jane avait été contrainte d'accepter de participer au dîner de ce soir, avec les Carroll. Un dîner qui lui était complètement sorti de l'esprit entre ses journées avec Simon Palmer et l'ombre de Jack l'Éventreur qui planait dangereusement sur Whitechapel.

Un problème subsistait donc, il y en avait toujours un, et pas de la moindre importance... C'était ce soir que Jack était censé frapper selon Simon. Jane et le journaliste avaient mis au point un plan avec la propriétaire du Boudoir d'Aphrodite ; Simon allait essayer de mobiliser Scotland Yard autour du Boudoir, bien que l'idée ne séduise guère Marga des policiers seraient postés à l'intérieur comme à l'extérieur, prêts à intervenir lorsque Jack pointerait le bout de son nez. Jane demeurait la pièce maîtresse du plan : elle servirait d'appât. C'était du moins ce qu'elle en avait convenu malgré un Simon réticent à cette idée.

Jane n'avait pas peur, elle avait frôlé Jack un bon nombre de fois pour être effrayée par le sombre personnage. En revanche elle se méfiait du tueur. Même s'ils n'avaient pas accompli le quart du plan, la jeune fille avait le sentiment que tout cela était bien trop simple, et elle s'en inquiétait. Peut-être se trompait-elle, son jugement altéré par les tragédies de ces dernières semaines ? « Pourvu que tout fonctionne... » Pria-t-elle.

- Et à cet instant précis que je lui ai répondu : « Mais ma chère comtesse, vous n'êtes pas sans savoir que la saison débute et que lorsque le soleil brille dans le ciel il incendie tout ce qui se trouve sur son passage ! Vous voilà prévenue, la prochaine fois vous n'oublierez pas votre ombrelle ! », expliqua Mary Carroll.

Mrs Carroll achevait un récit qui n'amusait que sa petite personne, Mrs Blancksfair fut bon public et sourit à l'anecdote de la dame pendant que son mari contemplait son assiette. Julie, dans une somptueuse robe bleue ciel, rit même élégamment et renchérit sur l'histoire de Mary Carroll, pourvut que la dame ne se sente pas offusquée.

La superbe rousse, étincelante même lors d'un simple dîner, cherchait désespérément à capter le regard de Nick Carroll, mais ce dernier semblait particulièrement absent au même titre que Jane dont le cerveau fonctionnait à plein régime. La demoiselle se triturait l'esprit pour trouver une excuse qui lui permettrait de s'éclipser pour le reste de la soirée sans éveiller les soupçons. Mais sa tante l'observait discrètement, et ce cher Bryan Carroll lui lançait de temps à autres quelques œillades à la dérobée. Même si Mary Carroll suffisait à elle seule d'animation pour toute une soirée, Jane ne voyait pas comment elle pouvait s'y prendre.

- Vous semblez ailleurs, lui dit doucement Bryan.

Jane se redressa sur sa chaise, surprise dans son inattention la plus totale.

- Oui, veuillez m'excuser. Je sors à peine d'une convalescence, je pense que je dois être encore un peu fatiguée, tâcha de se justifier la jeune fille.

- Désirez-vous vous éclipser ?

Suite à cette question tous les regards convergèrent vers le duo au bout de la table. Il était vrai que la question venant d'un gentleman portait quelque peu à confusion ; même s'il n'y avait là qu'une naïve inquiétude de la part du jeune Carroll. Jane se sentit prise au piège sous toutes ces paires d'yeux curieux braqués sur elle, et en particulier sous celui de Nick et de sa tante. Elle refusa poliment, trouvant que ce surplus d'attention sur elle ne lui était guère favorable.

Le dîner s'éternisa et Jane regardait, impuissante, l'heure tourner sur la grande comtoise du salon. Bientôt elle serait en retard si elle ne trouvait pas vite un moyen de quitter la table. Elle songeait sérieusement à simuler un malaise quand la pauvre Béatrice lui donna une idée. La domestique à qui l'on reprochait si souvent d'être malade ces derniers temps arriva toute tremblante dans le salon, mais la malheureuse ne parvint pas à verser correctement la nourriture dans l'assiette et Mary Carroll se trouva baptisée à la soupe. Ce qui lui valut des cris outragés de l'aristocrate et un regard noir de la part de la maîtresse de maison. La pauvre fut renvoyée comme une malpropre et Lizzie vint s'occuper de Mary qui n'osait plus bouger, comme si cette malheureuse soupe pouvait la dévorer à tout instant.

Helen Blancksfair se confondit en excuses, accompagnée par sa fille tandis que le jeune Carl se retenait de rire. Bryan se leva immédiatement pour aider sa mère alors que Douglas Carroll resta cloué sur place et Nick se moqua de sa mère derrière sa serviette de table. Si Jane s'en amusait aussi intérieurement, la conduite de Nick l'interpella, d'ordinaire il était déjà désagréable mais ce soir il était particulièrement irrespectueux vis-à-vis de sa chère mère. Et la jeune fille se demanda d'où lui venait ce flegme agaçant qu'elle ne lui connaissait pas. Nick dut sentir qu'il était observé, ses yeux bruns quittèrent ce grotesque spectacle pour surprendre Jane qui l'examinait avec la plus grande attention. La jeune fille n'eut cependant pas besoin de détourner le regard puisque ce fut Nick qui le fit avant elle. Elle s'étonna une fois de plus de cette soudaine retraite, lui qui n'hésitait pas à la provoquer dès qu'il le pouvait.

Le calme revint et l'on poursuivit le repas. Mary était bien moins loquace et Julie se chargea de mener la discussion à sa place. L'élégante jeune femme avait un don naturel pour ce genre de choses, intérieurement Jane l'en remerciait. Néanmoins elle guettait toujours anxieusement l'aiguille de l'horloge et son tic-tac menaçant, symbole des secondes qui s'envolaient un peu plus au loin, comme la vie de Venera. Sa nervosité ne passa pas inaperçue et Bryan le releva une nouvelle fois.

- Miss Jane ? Allez-vous bien ? Vous êtes pâle comme un linge...

- Oh... O... Oui... Ne vous inquiétez pas, bredouilla-t-elle.

Au même moment, elle fit mine d'attraper son verre qu'elle fit habilement tomber sur la table, renversant son eau au passage. L'accident fut amené de manière si naturelle que tout le monde y crut. Il y eut de la surprise sur tous les visages et Jane en profita pour saisir l'occasion.

- Oh non ! s'écria-t-elle. Je suis désolée ! Quelle maladroite je suis vraiment navrée...

- Cela ne fait rien, la rassura Bryan, puis il se rapprocha un peu plus d'elle en murmurant. Que vous arrive-t-il donc ce soir ?

- Vous avez raison, je me sens encore faible... mentit Jane. Notre domestique Béatrice était malade il y a encore quelques jours, peut-être dois-je l'être encore un peu aussi... Je crois qu'il vaut mieux pour moi que j'aille me reposer. Je ne tiens pas à créer un autre accident. Veuillez m'excuser.

Jane se leva et jeta un coup d'œil à sa tante, si préoccupée par cette suite d'incidents qu'elle trouva judicieux de ne pas retenir sa nièce, même si elle n'était pas complètement dupe et la soupçonnait de tenter de fuir ce dîner. Jane s'excusa de nouveau et, feignant la faiblesse et la fatigue, quitta la table pour regagner sa chambre.

Elle avait tout prévu. Une fois la porte fermée, elle se dépêcha d'enlever sa lourde robe pour revêtir le pantalon de son oncle, une chemise et une large veste, elle coinça le revolver du policier dans sa ceinture et dissimula à moitié ses longs cheveux sous son chapeau dans la précipitation. Pas de fausse moustache ce soir-là. Il ne lui restait plus qu'à descendre les escaliers discrètement et à se faufiler par la porte de derrière. Le plan parfait en somme. Elle rabattit les draps de son lit par-dessus des coussins de façon à ce qu'ils ressemblent à un corps endormi puis elle éteignit les lumières. Chaussures en main, elle se dirigea vers la porte de sa chambre mais lorsqu'elle tourna la poignée pour l'ouvrir la porte ne s'ouvrit pas.

Interloquée, Jane s'y essaya une seconde fois. La porte demeura effrontément close. Elle déposa ses chaussures et tenta une nouvelle fois de l'ouvrir, en y mettant suffisamment de force cette fois-ci. Mais la porte refusa de répondre à son ordre. La jeune fille ne comprenait pas. Elle s'acharna à la tâche contre cette maudite porte encore et encore, y mettant plus d'énergie mais celle-ci ne céda guère et ne le ferait sans doute pas. Sa porte était bloquée. Et lorsqu'elle alluma une bougie près de la serrure elle n'y vit qu'un objet obscur. Ce fut alors qu'elle comprit qu'on l'avait enfermée à clé dans sa propre chambre.

C'était fou, inconcevable ! Qui donc avait bien pu faire cela ? Était-ce Benny ? Béatrice ? Ou même sa tante ? Diable ! Pourquoi ?! Jane faisait les cents pas dans sa chambre. L'angoisse la saisit et s'attacha à elle comme une ombre oppressante. Mille et une questions se bousculaient dans sa tête et les minutes volaient, longues et assassines, rapprochant lentement Venera de son destin. Mais si Jane n'était pas au rendez-vous, Jack viendrait-il ? Passerait-il à l'action ? L'assassin n'était pas stupide, peut-être même qu'il avait repéré les policiers... Jane ne savait pas, personne ne pouvait le savoir et l'avertir, et elle se faisait un sang d'encre, l'ignorance la rongeant petit à petit dans lent et douloureux festin.

Elle se laissa glisser au sol, la tête entre ses mains, sur le point de hurler. Il fallait qu'elle agisse, qu'elle trouve un moyen de quitter sa chambre et la maison, et vite. Lorsqu'elle releva la tête la solution s'offrit à elle. Une solution des plus stupides et périlleuses. C'était du Jane tout craché.

Chaussures aux pieds et déterminée, elle ouvrit sa fenêtre et se plaça au bord. Elle eut le vertige lorsqu'elle évalua la distance qui la séparait du sol. « Un seul faux pas, et le croque-mort aura du mal à me donner un air présentable à mes funérailles. » Pensa-t-elle ironiquement. Il fallait qu'elle trouve des prises, qu'elle s'accroche solidement au lierre et qu'elle descende doucement mais sûrement. Cela semblait si simple dans son esprit... à un point près : Jane avait le vertige. Sa vie reposait sur une maudite plante grimpante à peine plus épaisse qu'elle et sur une dextérité qu'elle ne possédait pas. La hauteur lui donna l'impression de chuter dans le vide et pendant un instant elle se ravisa. Mais le temps lui était compté et elle ne se le pardonnerait jamais si elle ne parvenait pas à sauver Venera.

- Courage, tu peux y arriver. Si Jack est venu par là pour déposer des lettres sur ton lit, alors tu peux en faire autant, se dit-elle pour se donner du courage.

Elle prit une grande inspiration et ferma les yeux, faisant confiance à son instinct et à ses sens. Elle enjamba le bord de sa fenêtre, un pied sur la terre ferme, l'autre dans le vide. Son cœur fit un bond monstrueux lorsqu'elle sentit que le vide sous son pied. « Je ne peux pas. » Se dit-elle fugacement, mais elle tenta au mieux de chasser cette pensée qui parasitait son courage et s'accrocha au lierre pour entamer une descente périlleuse. Elle descendait lentement, beaucoup trop lentement, tremblante et cherchant à tâtons des branches qu'elle serrait tellement qu'elle se faisait mal. Jane ne savait pas quelle heure il était, mais elle était en retard, cela elle en était certaine. Alors elle décida d'accélérer, erreur fatale. Son pied glissa et Jane tomba, terrorisée et incapable de crier. Elle parvint cependant à se ressaisir miraculeusement et empoigna fermement le lierre qui lui brûla les paumes. Haletante, elle se cramponna à la plante comme un naufragé s'agrippe à son radeau, ne sentant même pas la chaleur douloureuse qui irradiait dans ses mains et le long de ses bras. Elle laissa un sanglot s'échapper quand son regard balaya le vide. Mais elle ferma les yeux avec force pour extirper ces images de son esprit, ses membres tremblèrent douloureusement sous l'effort, et elle sut que bientôt elle n'aurait plus la force de tenir. C'était elle, ou la gravité. Il fallait faire un choix.

Du bruit résonna depuis la maison, son sang ne fit qu'un tour. Prenant son courage à deux mains, elle rouvrit les yeux et descendit plus rapidement, avant de sauter le mètre restant. Une fois sur la terre ferme, elle s'écroula, à bout de souffle et de forces, grelottant de peur et couverte d'une sueur froide. Elle lança un regard vers la fenêtre de sa chambre et évalua la hauteur ; la fenêtre oscillait sous ses yeux mais elle avait réussi, elle était parvenue à quitter la maison. Et malgré ses jambes flageolantes et ses paumes écorchées, Jane sourit.


La jeune fille courrait dans les rues de Whitechapel comme si sa vie en dépendait. Ses poumons se remplissaient d'un air incendiaire si bien qu'elle ne savait même plus si elle respirait. Et plus Jane se rapprochait du Boudoir d'Aphrodite, plus un sentiment désagréable l'envahissait. Et si elle s'était trompée ? Et si Jack ne venait pas ce soir ? Et si Venera n'était pas la bonne victime et qu'il existait une autre Vénus ? Et si le meurtrier était déjà là-bas ?... Et si l'Éventreur avait déjà tué Venera ?

Les rues imprégnées d'effluves de fumée et de brouillard étaient étrangement désertes ce soir, comme si les Hommes avaient un sixième sens et qu'ils sentaient la mort rôder sur leurs pavés. Jane la sentait. Elle se rappela un court instant de son rêve, le sang et le couteau. « Non, je ne peux pas me tromper, pas cette fois. Jamais je ne pourrai me le pardonner si je me trompais. » Dans la rue, Jane croisa un policier de Scotland Yard au beau milieu de sa course folle, et elle trouva la force de puiser dans ses retranchements. Simon était là, et la police aussi, elle pouvait y arriver.

La jeune fille arriva essoufflée au Boudoir, elle s'engouffra dans le bâtiment et se précipita à la recherche de Venera, se frayant un chemin entre les déshabillés de satins et les costumes. Sous les regard ahuris, elle croisa Marga, blême, comme si ses nerfs allaient la lâcher d'un moment à l'autre. Jane s'arrêta devant la chambre de la jeune fille, main sur la poignée. Minuit allait bientôt sonner, Jack devait être derrière cette porte et elle l'arrêterait au bon moment. Oui, ce soir elle sauverait une vie, celle de Venera, et elle empêcherait définitivement Jack l'Éventreur de nuire, à tout jamais.

Jane ouvrit brusquement la porte. Mais elle s'arrêta à brûle-pourpoint sur place. Venera était seule, assise sur son lit, tranquille. Elle dévisagea Jane avec inquiétude. Au même moment Simon Palmer déboula dans la chambre de la jeune fille accompagné par une mince poignée de policiers. Il se figea sur place, perplexe, ses splendides yeux verts passant de Venera à une Jane tremblante et pâle comme la mort.

- Où est-il ? demanda Simon.

- Je... Je ne sais pas, réussit à articuler Jane. Il... Il devrait déjà être là. Ce n'est pas normal. Quelque chose ne va pas.

- Je ne comprends pas... Mes hommes ont pourtant été discrets, nous venons à peine d'arriver.

- Que dites-vous ? Que vous venez à peine d'arriver ? l'interrogea la jeune fille.

- Bien sûr ! J'ai eu un mal fou à recruter des hommes et...

Tout à coup Simon s'interrompit. Il blêmit à une vitesse impressionnante. Si le policier que Jane avait croisé un peu plus tôt dans la rue n'appartenait pas à l'escouade de Simon... Alors d'où venait-il ? Jane perdit le peu de couleur qui lui restait et ce fut alors qu'elle comprit.

- Nous nous sommes trompés... murmura-t-elle.

- Quoi ? demanda Venera.

Mais Jane ne l'entendit pas, le regard perdu dans le vide, décontenancée. Les policiers se regardèrent, l'œil moqueur. Simon baissa la tête, on l'avait déjà pris pour un fou lorsqu'il avait débarqué chez Scotland Yard en criant sur tous les toits qu'il lui fallait de l'aide pour arrêter le tueur. S'il s'était trompé, sa crédibilité en prendrait un coup.

- C'est impossible... murmura-t-il en passant nerveusement une main dans ses cheveux.

- Le rendez-vous, la Vénus de Whitechapel, minuit... tout y était pourtant, poursuivit Jane. À moins que...

Elle s'interrompit, la solution était forcément entre ses mains, dans un coin de sa tête. Si ses rêves l'avaient aidée, alors la réponse à cette déplaisante farce se trouvait forcément dans l'un d'entre eux. Elle se rappela tout : la morgue, le corps sans vie de son ancien acolyte, les pleurs, cette chevelure blonde si brillante, cette voix accusatrice... Vénus... Simon l'avait pris au pied de la lettre en affirmant qu'il s'agissait d'un prénom. Mais elle ne connaissait pas de femme portant le nom de Vénus, elle ne connaissait même pas le Boudoir d'Aphrodite avant que Simon ne l'y amène ! Or la lettre était adressée à Jane, à elle et à elle seule, elle devait donc forcément savoir qui était Vénus, sinon quel intérêt ? Diable cela n'avait aucun sens !

Et tout à coup Jane comprit. Vénus n'était pas un nom, mais une allégorie.

Jane écarquilla les yeux et une sueur froide coula le long de son échine.

- Mr Palmer... Je sais qui est notre victime.

Ce fut cet instant que choisit le carillon pour sonner les douze coups de minuit, le temps suspendit son cours dans un flottement irréel. Des regards inquiets convergèrent et il sembla à la jeune fille qu'une éternité venait de s'écouler lorsqu'elle reprit le contrôle sur son corps et son esprit indiscipliné.

Sans un mot, Jane bondit hors de la chambre de Venera, elle bouscula les policiers et se rua vers la sortie du Boudoir. Simon hurla des ordres que Jane n'entendit pas, se contentant de courir comme si sa propre vie en dépendait. Si son chemin chaotique jusqu'au Boudoir l'avait épuisée, elle n'en montrait rien, poussée par un élan d'adrénaline qui lui donnait la force de traverser Whitechapel aussi vite qu'elle le pouvait. Simon criait son nom dans son dos, et si cette scène avait des allures de déjà vu, Jane l'ignora tant son but l'obsédait. Elle était engagée dans une folle course contre la montre dont elle ne sortirait pas indemne, elle le savait.

Dans les rues obscures, les coups du Big Ben résonnèrent dans un écho macabre. « Minuit ».

Un.

Deux.

Trois.

Jane courrait, mue par l'insensée volonté de vaincre la mort. Elle ne la laisserait pas lui arracher quelqu'un d'autre.

Quatre.

Cinq.

Six.

Simon hurlait son nom dans son dos, suivit par quelques policiers qui avançaient comme les cavaliers du Jugement Dernier vers le condamné.

Sept.

Huit.

Neuf.

Ils arrivèrent devant une maison miteuse que Jane connaissait pourtant bien, elle passa la porte ouverte alors qu'elle ne devrait pas l'être. La jeune fille grimpa les marches du grand escalier biscornu en dépit du mal qui paralysait ses jambes.

Dix.

Elle arriva au dernier étage, celui qui menait aux combles, le théâtre de ce crime infernal. Mais la porte était verrouillée, et elle s'y fracassa l'épaule en tentant désespérément de l'ouvrir.

Onze.

Simon Palmer la rejoint enfin, il écarta la jeune fille du passage et enfonça la porte, faisant irruption dans la petite chambre misérable.

Douze.

Mais il était déjà trop tard.

Lorsque Jane entra, la terreur s'empara d'elle. Elle aurait voulu devenir aveugle pour avoir vu l'horreur de cette scène. Elle se serait damnée pour oublier le théâtre dantesque de ses pires cauchemars. Mais cela n'avait rien d'un rêve, et avait tout de la réalité. Jamais, elle ne pourrait oublier cette nuit-là.

Étendue sur le sol, la longue chevelure d'or de Brenda baignait dans une mare vermeille. L'odeur de la mort emplissait la pièce, pitoyable tombeau de la Vénus des malheureux quartiers. Son corps de déesse mutilé, teinté du plus pur des rouges de son impure personne.

Le cœur de Jane s'arrêta de battre. Il était là. L'incarnation en chair et en os de ses rêves. Celui qui jouait avec elle depuis le début, celui qu'elle avait pourchassé des jours et des jours durant dans l'attente d'enfin le rencontrer. Il était là. Le Boucher de Whitchapel, le Tablier de cuir, l'ombre de la mort, la grande Faucheuse des Enfers. Il était là. Dans son long manteau noir, à genoux près de sa dernière victime, baignant dans le liquide vermeil de la vie, lui qui s'amusait à les dérober les âmes, qui soumettaient la mort à ses moindres désirs. Il était là. Grand, planant comme un corbeau funèbre au-dessus de sa victime. Il était là. Tenant entre ses serres ensanglantées un large couteau à la lame brillante et aiguisée, comme s'il avait volé l'éclat de la lune pour l'emprisonner dans une arme.

Il était là. L'ange de la mort. Spectre maudit dans la nuit noire.

Il était là.

Il se retourna lentement. Silencieux, comme un fantôme.

Son visage apparut enfin dans la pénombre, révélé par la lumière soyeuse de la lune. Jane n'en crut pas ces yeux, ce visage... Ce regard... Tout son être se déchira. Ces prunelles... Elle aurait préféré ne jamais les revoir. Elle aurait vendu son âme au Diable pour oublier ce qu'elle venait de voir. Depuis tout ce temps... Si elle avait su... Si elle avait seulement osé imaginer... Depuis tout ce temps...

Car elle rencontrait enfin le plus célèbre meurtrier de Londres. Elle l'avait, son face-à-face avec le génie du mal.

Il était là.

Elle croisa son regard.

Jack l'Éventreur... c'était lui.

William O'Brien.

Bonsoir ! Et voilà, l'ultime partie de ce très très long chapitre 30. Cela aura été long et fastidieux, mais c'est à travers vos réactions que je vais juger si mon travail est réussi ou pas.

J'espère très sincèrement que ce chapitre vous aura plu, j'ai eu assez de mal à l'écrire et je voulais qu'il soit éclatant ! 

Je n'ai rien à dire de plus si ce n'est : à vos claviers !

(PS : Une note d'auteur plutôt longue et explicative va arriver très prochainement pour vous informer de la tournure que vont prendre les Chroniques Infernales. J'ai beaucoup de choses à vous dire notamment sur le planning des choses à venir, bref j'ai énormément de choses à vous partager (rien de très fou n'angoissez pas ahah !) alors je vous dis à très bientôt !)


Ceci est la version corrigée.

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