Chapitre 30 (4) (corrigé)
L'interrogatoire commença par des questions simples, histoire de mettre Venera en confiance. Un moment où Jane en profita pour reporter toute son attention sur la maquerelle.
La bonne femme gardait son regard braqué sur la jeune blonde qui discutait innocemment avec Simon. Marga tirait nerveusement sur sa cigarette et Jane remarqua que son pied ne cessait de frapper doucement le som tandis que ses doigts tapotaient impatiemment le dossier d'un des voltaires. Cette Venera devait être très importante pour cette femme. L'on aurait dit une lionne qui guettait anxieusement son petit près d'un animal féroce, prête à bondir en cas de danger. Marga n'agissait pas comme cela avec Timia, et si elle n'agissait pas ainsi avec une autre fille du Boudoir, il y avait très peu de chance qu'elle se comporte ainsi avec les autres !
Jane se demanda ce que cette jeune personne pouvait avoir de si spécial pour susciter autant d'émoi chez cette femme à l'allure impartiale.
- Y aurait-il un de vos clients de ces derniers mois qui aurait pu retenir votre attention ? l'interrogea Simon.
- Non, je ne crois pas, répondit Venera de sa voix fluette. Quoi que... Attendez. Oui... Oui il y a bien quelqu'un.
Les mots eurent à peine franchit les lèvres de la jeune Venera que trois paires d'yeux se braquèrent instantanément sur elle. Si Jane et Marga eurent été des chats, leurs oreilles se seraient immédiatement dressées. Simon perçut que la jeune courtisane avait réussi à attirer toute l'attention sur elle en une seule question. Et s'il comprit l'intérêt de Jane, il ne parvint pas à interpréter celui de la maquerelle.
- Et voulez-vous bien me le décrire ? reprit prudemment le journaliste.
- Oui bien sûr ! Ce n'était pas mon client qui m'a le plus marquée, mais bien l'homme qui l'accompagnait. Enfin... Il ne l'accompagnait pas vraiment, parce qu'il gardait ses distances. C'était peut-être son garde du corps ? Il n'a rien mangé et n'a parlé à aucune fille, il a seulement bu un verre. Du Brandy je crois ? Enfin peu importe, se reprit-elle en touchant nerveusement ses cheveux.
Jane la trouva fine observatrice, pour quelqu'un d'aussi jeune et censée s'occuper d'un riche client. Qu'avait donc cet individu de si particulier pour attirer son attention de la sorte ?
- C'était un étranger je crois... Il était beaucoup plus jeune que mon client, plutôt grand, des cheveux foncés, presque noirs, et un regard... C'était le plus beau regard que j'ai jamais vu ! s'extasia amoureusement Venera. Des yeux d'une couleur extraordinaire !
La description que fit la courtisane eut le don de figer Jane. Un nom lui vint immédiatement à l'esprit. Un nom qu'elle aurait préféré oublier tant il était douloureux dans ses souvenirs. « C'est impossible. »
- William O'Brien... souffla Jane.
Le nom de l'inconnu eut des effets différents sur chacun, et Jane les observa tour à tour ; Marga darda un œil féroce sur le trio, Simon arqua un sourcil avant de reporter son attention sur Venera, pour analyser la réaction de celle-ci, mais la jeune fille fronça les sourcils, sa mignonne figure interpellée par le nom, elle secoua lentement la tête.
- Non, ce nom ne me dit rien. Il s'appelait Alexander Clifford, la corrigea Venera.
Et à la vue de son petit air sérieux, les deux acolytes surent qu'elle disait la vérité.
Quelque chose se brisa en Jane, quelque chose de discret, comme une vieille blessure qui ne cicatrisera jamais. Une incantation maléfique qui souillait sa conscience et son cœur.
Cependant quelque chose n'avait pas échappé à la petite demoiselle en dépit du chagrin qui l'occupait encore, c'était la main de Marga qui s'était crispée lorsqu'elle avait entendu le nom de William O'Brien.
Jane détailla attentivement la maquerelle qui pinça rapidement les lèvres avant de reprendre le contrôle sur sa personne. Lorsqu'elle croisa le regard inquisiteur de Jane, Marga expira lentement et par à-coups. Ce fut à cet instant que les deux femmes comprirent qu'elles n'en avaient probablement pas fini l'une avec l'autre.
Jane devait avoir un tête-à-tête avec la propriétaire du Boudoir, et le plus vite serait le mieux. Fort heureusement elle n'eut pas à attendre bien longtemps puisque l'occasion idéale se présenta d'elle-même.
- Veuillez m'excuser Marga, j'aurais besoin de poser encore quelques questions à Venera. Seul à seule, s'il-vous-plaît, déclara le journaliste à l'intention de la maquerelle.
Marga lui lança un regard de vipère, elle obtempéra de mauvaise grâce et, la tête haute, elle alla s'enfermer derrière les doubles portes d'une pièce à la façon d'une reine capricieuse dans son palais. Jane attendit quelques secondes avant de se lever pour la rejoindre discrètement. La jeune fille donna quelques coups secs contre la porte et sans en attendre l'autorisation, elle s'octroya le droit d'entrer.
Marga était dos à Jane, face à un large bureau vernis sur lequel était disposé un superbe service à thé. Autour de la femme d'acier flottait des volutes de fumée dans un ballet artistique. La flamboyante salle rouge, à l'image du petit salon, baignait dans une ambiance particulière, à la fois douce et emplie d'une tension palpable dans l'air.
- À vrai dire, entre vous deux, je ne pensais pas que vous seriez la plus embêtante, lâcha subitement Marga.
Jane ignora la pique à son adresse qui lui arracha même un petit sourire. Elle se plaqua dos aux doubles portes comme pour faire barrage si Marga tentait de s'enfuir. « Nous y voilà. » Pensa-t-elle.
- Vous connaissez William O'Brien, déclara brutalement Jane.
Ce n'était pas une question, mais bien une affirmation.
Marga se redressa et alluma une nouvelle cigarette pour en tirer une bouffée. Jane attendit. Peu importe, elle ne quitterait pas ce maudit boudoir avant d'avoir eu les réponses qu'elle désirait obtenir. Et cela Marga l'avait bien compris, si Simon Palmer avait pris cette petite idiote sous son aile, elle avait tout intérêt à répondre à ses questions.
- Manifestement vous le connaissez aussi, répondit Marga. Je me demande bien comment.
Jane ne répondit pas, effrontée, elle leva le menton. Marga l'observa du coin de l'œil.
- Quel caractère, railla-t-elle. Une petite dinde en jupons, mais intelligente. Une vraie petite fouine comme je les aime.
- Comment le connaissez-vous ? insista Jane.
La femme en noir se retourna, une main sur la hanche sa cigarette dans l'autre. Son regard de vipère sonda Jane.
- Pourquoi vous le dirai-je ?
- Parce que j'ai des questions.
- Et alors ? Qu'est-ce que cela peut me faire ? De toute manière il est mort à ce qu'on dit.
Jane se figea. Elle avait dit cela avec un détachement effroyable... Elle qui avait tant pleuré la mort de son partenaire, comment cette femme pouvait-elle en parler avec une telle froideur ? Mais surtout : « Comment le sait-elle ? »
- Comment...
- Comment est-ce que je le sais ? Vous semblez oublier quelque chose ma jolie, répliqua Marga. Si vous connaissiez vraiment O'Brien vous savez sans doute qu'il était connu comme le loup blanc par ici, et surtout il était détesté. Je ne m'attarderai pas sur les détails, mais beaucoup voulaient le voir mort. (Elle prit une tasse de thé et elle but une gorgée.) Cela devait arriver un jour où l'autre, je suis étonnée que cela ait pris autant de temps.
La jeune fille resta coite. Certes, elle se doutait que son ancien partenaire devait avoir eu beaucoup d'ennemis, mais elle n'imaginait pas qu'il avait dû lutter aussi durement pour sa survie. Était-ce pour cela qu'Irène l'avait cru mort ces deux dernières années ?
- Quoi ? Ne faites pas cette tête d'éberluée. Et fermez la bouche, ce n'est pas très élégant de ressembler à une carpe. Ne me dites pas que vous l'ignoriez ? C'est un comble, vous qui pensez tout savoir.
Évidemment que Jane l'ignorait ! Et cette information était encore plus extraordinaire que Jane commença à se demander si le piège de l'entrepôt n'avait pas été pour William finalement...
- Apparemment oui, continua Marga avec une moue moqueuse. O'Brien n'était qu'une misérable vermine, un chien galeux dans nos rues, pire que la peste. C'était un être odieux, égoïste et sans scrupules, un menteur et un tricheur. Il n'a eu que ce qu'il méritait.
- J'ai du mal à le croire, rétorqua Jane avec froideur alors que la colère montait en elle.
De son vivant, William ne s'était pas vraiment montré charmant avec elle, mais il ne l'avait jamais trahie. Il avait toujours accompli la mission pour laquelle elle l'avait engagé, il l'avait accompagnée, il lui avait sauvé la vie... Jane ne pouvait croire que William O'Brien avait été ce monstre que décrivait la propriétaire du Boudoir d'Aphrodite.
- Et pourtant ma jolie, il l'était. Oh mais... Attendez une seconde... Ne me dites pas que vous aussi vous êtes tombée dans le panneau ? pouffa Marga. Des filles comme vous il en avait à la pelle, il leur disait ce qu'elle voulait entendre et dès qu'il n'en voulait plus il s'enfuyait. Ne faites pas cette tête-là, vous n'êtes pas la première à qui cela arrive.
- Je connaissais le tempérament de William. Il travaillait pour moi. Je ne fais pas partie de son palmarès.
- Tant mieux pour vous, répondit Marga en haussant les épaules, puis elle s'installa dans le fauteuil moelleux derrière son bureau.
Mais Jane n'en avait pas fini avec elle et aussitôt elle enchaîna.
- Pourquoi le détestez-vous ? Venera aurait-elle quelque chose à voir avec cela ? l'interrogea Jane.
Marga fronça ses épais sourcils et se renfrogna sur son siège.
- Pourquoi me parlez-vous de Venera ?
- Oh, Mrs Marga, allons. Je suis jeune mais pas aveugle, continua Jane sur un ton faussement affable. J'ai bien vu la façon dont vous réagissez lorsqu'on parle de Venera. Qui est-elle pour vous ? Pourquoi compte-t-elle autant ?
Les rôles s'inversaient, et Marga se mura dans le silence, un silence des plus hostiles.
- Cela est tout à fait justifiable, après tout vous agissez comme une mère le ferait avec son enfant... Oh ! Je me demande même si Venera ne serait pas votre fille... insinua la jeune fille en se jouant de la maquerelle.
- Ça suffit, vous allez trop loin, la coupa la femme.
- Donc j'ai vu juste.
Marga jeta un coup d'œil furieux à la jeune fille, puis tira une bouffée de sa cigarette qu'elle souffla lentement mais nerveusement.
- Venera n'est pas ma fille, mais elle est tout comme, expliqua Marga. Toutes les filles de cette maison le sont pour moi.
- Vous mentez, l'accusa Jane.
- Cessez d'être aussi arrogante jeune fille ! Je n'aime pas ça du tout !
- Je n'aime pas non plus les mensonges ! continua Jane avec de plus en plus d'assurance.
La jeune et inexpérimentée petite bourgeoise s'était métamorphosée, et même si ce changement soudain l'effrayait, une part d'elle-même se délectait de cette facette insoupçonnée chez elle.
Marga se laissa aller contre le dossier de son fauteuil dans une extrême lassitude. Le temps était passé par là et en creusant quelques rides il lui avait aussi laissé de moins en moins de force pour résister à ces charognards de ce bas monde. Fatiguée, elle céda.
- Venera n'est pas ma fille, je ne l'ai pas mise au monde mais je l'ai recueillie quand elle était toute petite. Je l'ai élevée, je l'ai aimée. Je lui ai donné un toit et un travail, une sécurité et un confort de vie.
- Vous l'avez initiée à... votre métier ? s'étrangla Jane.
- Et que vouliez-vous que je fasse ? Il faut bien manger et vivre ! Personne n'est fainéant ici, chacune mange au prix de son labeur.
- C'est que...
- Quoi ? Vous pensez sans doute qu'astiquer le parquet chez les gens comme vous est un métier plus louable peut-être ? la coupa vivement Marga.
- Il n'y a aucune honte à être domestique, rétorqua Jane.
- Oh ! Parce qu'on porte une robe longue et un tablier vous croyez que nous sommes plus respectables ? Pour les gens comme vous nous ne sommes que des moins que rien !
Dans le discours véhément de Marga un seul mot attira pourtant l'attention de Jane, ce n'était rien de moins qu'un petit mot insignifiant dans ce flot de paroles, mais ce fut un mot que Jane trouva très intéressant.
- « Nous » ? releva la jeune fille.
La maquerelle dut se rendre compte de son lapsus, puisqu'elle mit quelques secondes avant de réagir. Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier et déboutonna la manche de son peignoir de dentelle qu'elle releva jusqu'au coude. Elle montra à la jeune fille un avant-bras aussi pâle que l'ivoire constellé de cicatrices aussi rondes et brillantes que des étoiles.
Jane resta bouche-bée lorsqu'elle comprit que Marga, cette femme si impressionnante que tranchante comme l'acier, avait été domestique auparavant, et que cette dernière avait été maltraitée.
- Mes filles n'exercent pas le métier le plus pur qui soit aux yeux de la société, mais elles sont aimées, nourries, en sécurité et ne sont pas maltraitées. Les hommes les respectent, et elles sont libres de dire « merde » lorsqu'elles n'ont pas envie de faire quelque chose qui les répugnent. Vous pouvez me juger tant que vous voudrez, mais de savoir que je peux éviter à mes filles d'avoir la vie que j'ai eu me donne la conscience tranquille, acheva Marga.
Comme la jeune fille ne répondait pas Marga poursuivit :
- Profitez de la vie dans votre jolie cage dorée, ma jolie, aussi imparfaite soit-elle pour vous. Et que Dieu vous préserve.
Bonsoir ! J'espère que vous passez un bon week-end (perso je barre déjà les semaines avant les prochaines vacances, à la façon d'un prisonnier).
Alors, un chapitre un assez long j'en conviens, mais je n'avais vraiment pas envie de couper encore au milieu du dialogue pour faire 2 parties alors que c'est un seul et même bloc (vous me suivez ?)
Donc voilà, nous venons de boucler la plus grosse partie du chapitre. Qu'en pensez-vous ? Qui est cet Alexander Clifford ? Comment expliquer le fait que Marga ait connu William ? Et surtout qu'a-t-il pu bien faire pour qu'elle le déteste aussi ? J'aimerai aussi avoir vos avis sur Marga (c'est un personnage qui s'est construit comme ça et finalement je l'affectionne pas mal !). Et aussi vos retours sur l'assurance que prend Jane dans son enquête. Que pensez-vous que Jane et Simon vont faire par la suite ?
A vos claviers ! Et je vous souhaite une bonne soirée à la semaine prochaine !
Ceci est la version corrigée.
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