Chapitre 3 (3) (corrigé)
Avant de pénétrer dans le commissariat, elle vérifia que l'entrée n'était pas gardée. En vérité elle voulut d'abord s'assurer que le policier Ayre n'était plus dans les parages. Grâce à Dieu il avait déguerpit, l'entrée était donc vide et invitait Jane à y s'engouffrer à bras ouverts. Elle examina son reflet dans une flaque par terre ; « Aie l'air désemparée... » S'ordonna-t-elle.
Le plan, en théorie, semblait d'une simplicité presque enfantine. Jane s'était faite à l'idée que Scotland Yard ne la prendrait jamais au sérieux, puisqu'on ne voulait pas de son aide elle devrait compter sur celle d'un individu de métier. Contacter Simon Palmer le journaliste était exclu, il lui rirait au nez comme l'avaient fait le policier et l'inspecteur, envoyer des lettres anonymes comme informatrice alors ? Ayant comme seule preuve de sordides supputations nocturnes ne l'aideraient pas à se forger une crédibilité. Ne restait donc plus qu'une seule option : engager un homme à son service.
Un détective privé était au-delà de ses moyens, en revanche un individu désespéré... Elle avait lu dans la presse que certains puissants de ce monde déléguaient souvent le sale boulot à certains rebus de la société. Elle avait entendu parler de ces gangs ou sociétés secrètes qui agissaient dans l'ombre pour un puissant employeur qui tenait parfois des quartiers entiers sous sa coupe. Avec une belle somme d'argent, l'on pouvait dégoter quelqu'un qui souhaite bien se rendre utile dans les prisons, c'était précisément ce que Jane comptait faire.
L'idée était totalement insensée et si Jane avait été une jeune fille sage elle aurait rebroussé chemin. Hélas, ou fort heureusement, elle n'était guère de celles-là.
La demoiselle se dirigea donc vers le poste de police et passa la porte en entrant par la même occasion dans la peau son personnage. La première étape de son plan insolite reposait entièrement sur ses qualités d'actrice, qui étaient loin d'égaler celles de Sarah Bernhardt, et devait lui permettre d'accéder à la prison, la suite de son idée était un peu plus incertaine, elle devait trouver le moyen d'engager à son service un scélérat contre rémunération. Une offre somme toute alléchante que peu seraient capables de refuser. Une idée inconditionnellement inconsciente et qui semblait vouée à l'échec. Mais c'était son dernier recours, elle ne devait en aucun cas échouer, elle ne pouvait pas. Elle était déjà allée trop loin pour reculer.
Un petit homme se trouvait derrière le comptoir et leva les yeux sur elle quand Jane passa la porte. Aussitôt, elle se précipita sur comptoir soupirant de désespoir.
– Monsieur l'agent c'est affreux ! s'écria Jane.
– Qui a-t-il madame ? s'inquiéta le bonhomme en se levant promptement de son siège.
« Madame ? » Se répéta-t-elle, ce mot la fit rire intérieurement. Personne ne l'avait jamais appelée ainsi.
– J'ai été volée ! s'indigna-t-elle en feignant le désarroi.
– Volée ? Mais par qui donc madame ?!
– Un homme... Je... J'ai eu du mal à voir son visage dans la pénombre. Je revenais du théâtre hier soir quand il m'a sauvagement sauté à la gorge ! Mon Dieu, j'ai eu si peur ! Il est parti quand il a entendu du bruit au bout de la rue... Mais... Ce n'est qu'au petit matin que j'ai... J'ai... bégaya-t-elle en sanglotant.
– Que quoi madame ? Que diable vous a-t-il fait ? s'égosilla le pauvre policier.
– Ce n'est qu'au petit matin que je m'en suis rendue compte... Il... Il avait volé les bijoux que je portais, éclata-t-elle dans un faux sanglot. Les bijoux de ma grand-mère vous vous rendez compte ! Une pure merveille de mon héritage ! Envolée ! Disparue !
Elle prit goût à exagérer ses mouvements pour rendre la scène plus pathétique, puis elle s'effondra sur le comptoir en pleurs.
Le brave homme s'approcha d'elle.
– Ne vous en faites pas milady. Je vous promets que nous allons retrouver le malotru qui vous a importuné, dit-il avec douceur.
– Volée ! le corrigea-t-elle.
– Oui volée, pardon... Il se trouve que nous avons arrêté de nombreux individus malhonnêtes hier soir. Peut-être, que votre agresseur se trouve l'une de nos cellules ? tenta de la rassurer le policier.
C'était l'instant ou jamais. Jane n'aurait pu espérer meilleure opportunité. Elle bondit sur l'occasion.
– Vraiment ? s'exclama-t-elle en se redressant brusquement. Puis-je le voir ? Oh je suis sûre de pouvoir le reconnaître !
Le policier s'apprêtait à protester quand elle lui fit la plus belle moue innocente qu'elle savait faire. Elle avait vu d'innombrables fois Julie travailler ses gestes, ses paroles mais aussi ses expressions pour tenter d'obtenir quelques faveurs, et cela marchait à coup sûr ! Elle savait donc comment procéder... Du moins, à peu près. Et tant bien que mal elle essaya de reproduire le joli minois charmant de Julie : elle leva des yeux langoureux vers l'homme, se mit à battre des cils plus vite et entrouvrit les lèvres comme pour l'inviter à s'approcher d'elle. Une madone au visage d'ange.
Elle alla même jusqu'à saisir la veste de son uniforme pour se rapprocher de lui par-dessus le comptoir. Elle sentit instantanément le malaise du policier qui rougissait à vue d'œil et elle sut qu'elle avait réussi quand il cessa de lutter :
– Bien milady, je vais vous ouvrir la grille mais vous devez être accompagnée, lui indiqua-t-il en désignant la grande grille à gauche de la salle.
« Seigneur ! Il ne va donc jamais me lâcher celui-là ?! » Elle n'avait que quelques secondes pour retourner la situation à son avantage et se débarrasser du petit policier. « Réfléchis Jane, réfléchis... » Alors que son regard se baladait rapidement sur la pièce, elle constata qu'une clé se trouvait sur le bureau derrière le comptoir. Elle n'avait pas beaucoup de temps pour se décider. « Faites que ce soit la bonne ! » Elle poussa un gémissement et simula un malaise. Le policer bondit derrière le comptoir pour la rattraper et l'aida à s'asseoir à son bureau. Il se munit de feuilles qui traînaient par-là et l'éventa en l'implorant de reprendre conscience. Jane ouvrit lentement les yeux et gémit de nouveau.
– Ne bougez pas milady je vais vous chercher de l'eau ! tâcha de la rassurer le policier.
Et il se rua hors de la pièce. Jane ouvrit un œil et vérifia qu'elle était bien seule.
– Le pauvre, marmonna-t-elle avec une pointe de honte.
Elle se leva et bondit sur la clé en priant pour que ce soit bien ce qu'elle cherchait. Elle contourna le bureau et se jeta presque sur la grille. Elle glissa difficilement la clé dans la serrure en l'agitant dans tous les sens.
- Allez, allez ! s'impatienta-t-elle.
Le bruit caractéristique de la serrure qui se déverrouille fut tout de suite grisant, la porte s'ouvrit dans un grincement douloureux et Jane ne réfléchit pas davantage avant de s'y engouffrer en prenant la peine de refermer dans son dos.
Interloqués, plusieurs visages à la mine patibulaire se collèrent contre les barreaux.
« Bien, nous y voilà. » Jane prit une grande inspiration et avança lentement, d'un pas douteux qu'elle tenta tout de même de masquer par une fausse assurance. Dans le corridor sombre une terrible sensation d'étau qui se resserre fit frissonner la demoiselle.
Au fur et à mesure qu'elle s'enfonçait dans le couloir, elle sentait les regards intéressés de poser sur elle. Elle entendait les sifflements des hommes sur son passage et rougit sous son chapeau. Des mots affreux retentissaient dans ses oreilles, des interpellations dont elle ne voulait pas connaître le sens. Son cœur si battait fort sous son corset et ses jambes flageolantes tremblaient tellement sous ses jupons qu'elle se demanda par quel miracle elle parvenait à avancer encore. Pourtant elle n'en montra rien. Elle osa enfin jeter un regard dans une des geôles où l'un des prisonniers lui sembla par hasard familier.
Un homme était assis au fond de sa prison de pierre et de fer, ses jambes repliées sur lui-même. Ses longs cheveux blonds poisseux cachaient son visage mais elle l'avait reconnu sans peine grâce à ses membres manquants : et pour cause il s'agissait de Jim aux trois doigts. Jane avait vu plusieurs fois son portrait dans les journaux, c'était un mafieux hollandais qui avait assassiné plusieurs hommes politiques corrompus. En fin de compte peut-être avait-il rendu service à l'Angleterre ? Cet homme avait le profil du parfait complice que Jane recherchait : il était... compétant, si elle fermait volontairement les yeux sur ses activités illicites. Elle avait lu dans la presse que, selon la légende, il aurait perdu trois des doigts de sa main gauche alors qu'il avait été fait prisonnier et torturé par un mercenaire à Londres.
Elle s'approcha de la geôle et colla ses mains contre les barreaux humides. Dans la pénombre elle distingua deux autres individus qui lui servaient de compagnon de cellule ; l'un était assis tout à gauche de Jim, contre le mur moisi près des barreaux et ne prêtait aucune attention à la nouvelle venue. Ses longs cheveux sombres ainsi une barbe de plusieurs jours cachaient son visage, ses vêtements sales et déchirés le faisant ressembler à un ivrogne ramassé dans la rue pour être jeté là en attendant que l'on sache quoi faire de lui. Quant au deuxième, un grand brun au regard fou, ses yeux se baladaient sur Jane comme s'il étudiait une nouvelle espèce. Le couteau avec lequel il jouait faisait froid dans le dos, si bien que Jane préféra ignorer si les tâches sur la lame étaient du sang séché ou non.
Un frisson parcourut Jane qui se décida enfin à parler :
– Bonjour, dit-elle timidement.
Seul le silence planant comme un vautour dans cette atmosphère lourde lui répondit. Toutes les paires d'yeux étaient rivées sur Jane et guettaient la jeune fille avec curiosité. Une attention tout à fait inédite qui la troubla fortement.
– Vous devez sans doute vous demander pourquoi je suis ici n'est-ce pas ? C'est vrai. Vous devez sûrement vous demander ce qu'une fille comme moi vient faire dans un lieu pareil, commença-t-elle avec une nervosité palpable. Vous avez raison, je... Je ne devrais pas être là, avoua Jane. Seulement j'ai une requête à vous faire. Vous n'êtes pas sans savoir que Jack l'Éventreur est revenu, et... Je vais aller droit au but : j'ai besoin quelqu'un pour m'aider à enquêter sur le meurtrier. (Des rires sarcastiques retentirent dans la prison.) Allez-y riez, vous n'êtes pas les premiers. Peu m'importe, Londres est en danger, et je ne compte pas rester là à ne rien faire alors que j'ai la possibilité d'arrêter le tueur. Vous saurez que je ne suis pas du genre à me tourner les pouces. Mr Jim ? dit-elle à l'intention du malfrat. Je connais bien votre histoire et je sais pourquoi vous êtes ici. Je sais que vous avez les compétences que je recherche, vous êtes l'homme que je veux pour m'aider. Je m'appelle Jane Warren et je veux vous libérer afin que vous puissiez m'aider dans mon enquête.
Jane attendit bêtement une quelconque réponse de la part du prisonnier, mais il n'avait même pas daigné lever la tête vers son interlocutrice. Ce fut tout juste s'il émit une curiosité quelconque. La jeune femme se sentit confuse au plus haut point quand les rires fusèrent dans les cellules. Ridiculisée, elle se mordit la lèvre embarrassée, quand une femme prit la parole :
– Retourne d'où t'viens chérie, personne n'veut risquer sa peau ici.
– Pourtant je vous aurez cru moins lâche... répondit Jane effrontément.
Elle regretta un peu son ton sec, la femme sera les dents et quelques-uns des prisonniers pouffèrent. « Montre leur ce dont tu es capable. » L'encouragea une petite voix au fond d'elle.
C'étaient des prisonniers, des prostituées, des voleurs, des hommes sans foi ni loi qui croupissaient là en attendant que la société sache ce qu'elle pouvait bien faire d'eux. Pour les convaincre il fallait leur vendre un rêve, et puisque jouer les héros masqués ne les intéressaient pas... Peut-être que l'argent achèverait de les convaincre. L'argent achète tout. L'argent c'est le pouvoir.
– C'est ma dernière offre, votre liberté contre votre aide rémunérée, déclara Jane avec une détermination inébranlable. Quelqu'un serait-il intéressé ?
Elle se retourna pour scruter un à un tous les visages tournés vers elle. Elle les fixa, attendant une réponse. Certains se moquèrent doucement, d'autres ne prirent même pas la peine de lui accorder de l'importance et retournèrent au fond de leur cellule.
De longues secondes s'écoulèrent et Jane eut l'impression qu'il s'agissait d'une éternité. Un bruit se fit entendre à l'autre bout du couloir, le policer avait dû se rendre compte de son manège et venait la chercher.
« Voilà, c'est fini. J'ai échoué... » Pensa-t-elle résignée. « C'est ici que s'achève les choses donc... »
– Bien, souffla-t-elle désespérée.
Quand elle se retourna une ultime fois vers la prison de Jim une silhouette se tenait face à elle, la faisant sursauter. Elle recula d'un pas et découvrit un visage qui se détachait dans la l'obscurité de la prison.
Il s'agissait d'un des compagnons de cellules de Jim ; un homme dont les longs cheveux noirs et poisseux collaient à son visage. Seuls les barreaux de sa geôle le séparaient de la demoiselle qui frissonna devant son aspect négligé et empestant l'alcool. Subitement mal à l'aise Jane s'écarta de la grille tandis que le détenu pressait son visage entre les barreaux, elle aperçut ses yeux, deux billes d'un bleu extraordinaire qui la fixaient intensément.
– Moi. Je suis intéressé par votre proposition Miss, dit-il. Faites-moi sortir d'ici et je vous donne ma parole que je vous servirai comme je le peux. Je vous aiderai et vous protégerai.
Sarah Bernhardt (1844-1923) actrice française à la célébrité internationale
Alors ? Va-t-elle enfin trouver un complice digne de ce nom ?
(Version corrigée)
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