Chapitre 28 (2) (corrigé)
Jane resta alitée deux jours. Deux longs jours durant lesquels elle alterna entre conscience et vagues troubles de l'inconscience. Deux longs jours où le docteur Andrews lui préconisa le repos et du thé. Le troisième matin de sa convalescence, Jane se réveilla avec une meilleure mine. Plus reposée, elle observait la pluie matinale tomber avec douceur sur Londres. Quel doux bruit que celui des gouttelettes légères qui s'échouent sur les tuiles des maisons. Un son apaisant. Une mélodie calme et reposante. Voilà ce dont Jane avait eu besoin pour retrouver ses esprits dissipés.
Vêtue de sa chemise de nuit, assise entailleur sur son lit, la demoiselle se perdait dans la contemplation de ce gris velouté qui teintait le ciel. Entre ses petits doigts reposaient ce bout de papier. Ce fameux bout de papier qu'elle s'apprêtait enfin à ouvrir.
Ses prunelles bleues-grises glissèrent sur le blanc maculé du papier. « Il faudra bien que tu te décides à l'ouvrir un jour. »
- Il faudrait, en effet, murmura-t-elle pour elle-même.
Où était donc passé son courage ? Son impulsivité ? Tout de même pas réduits à néant par un misérable bout de papier ?! Si ?
C'en était assez. Nerveusement, elle déplia enfin ce qui lui était destiné. Et les mots tracés à la hâte sur cette feuille furent comme des coups de poignard dans le cœur.
« Jane,
Si vous lisez ceci, c'est que je dois être bien mal en point. Je ne veux pas vous accabler de remords et ne voudrai certainement pas que vous pleuriez ma mort. Ma vie n'était que trop misérable pour finir autrement. J'ai croisé si souvent le chemin de la mort que je l'accueille aujourd'hui comme une délivrance.
Considérez ceci comme des paroles d'outre-tombe, ce sont là mes dernières volontés vous concernant.
Jane... Faites ce que je vous dis pour une fois dans votre vie. Rentrez chez vous et oubliez tout cela. Oubliez Scotland Yard, oubliez les meurtres, oubliez Jack l'Éventreur... Oubliez-moi. Cela vaut mieux pour vous. Restez auprès de votre famille, écoutez votre tante, trouvez-vous un mari. Trouvez quelqu'un qui vous aimera telle que vous êtes, vous le méritez. Épousez Carroll junior et soyez heureuse, ayez des enfants et donnez-leur tout l'amour possible. Vivez, tout simplement.
William. »
Aucun mot ne fut assez juste pour décrire ce que Jane ressentit à cet instant. Ahurissement, surprise, indignation, colère, tristesse, incompréhension... Elle ne pleura pas. Ne déchira pas la lettre dans une fureur incontrôlée. Aucune émotion ne la saisit, et une vacuité étrange demeura longtemps dans tout son être.
Une heure s'écoula peut-être durant laquelle elle relut la lettre, plusieurs fois même, en s'imaginant son partenaire sur le point de rendre son dernier souffle en dictant ces mots à une infirmière. Elle se demanda alors ce qu'il aurait dit à Brenda si cela avait été elle qui l'avait veillé à l'aube de sa mort. Elle se demanda surtout comment allait Brenda... Et Baner... Ils avaient été amis, peut-être même plus. Ils lui en voudraient quand ils apprendraient la vérité, c'était certain, et Jane méritait de recevoir leurs foudres. Est-ce que Nokomis avait vu l'âme de Will ? Elle l'avait peut-être salué, lui avait indiqué le chemin du repos éternel. Ou peut-être était-il allé directement en Enfer pour tous ses crimes et ses péchés. Ou alors avait-il décidé de rester ici, et il hantait les rues de Londres pour l'éternité. Terrorisant les passants, observant du quoi de l'œil les personnes qui avaient pu être chères à ses yeux... La regardait-il en ce moment ? Lui en voulait-il ? Que pourrait-il lui dire s'il était capable de lui parler une dernière fois ? Lui dirait-il qu'il la détestait ou au contraire, est-ce qu'il lui pardonnait ? Ces réflexions d'ordre spirituel permettaient à Jane de penser à autre chose, c'était une manière pour elle d'affronter la mort, de l'apprivoiser pour pouvoir vivre avec. Une façon de se dire qu'il n'était pas mort, mais peut-être à ses côtés et qu'il veillait sur elle. C'était sa manière à elle de survivre au deuil.
Assit derrière son bureau, Simon contemplait la demoiselle qui lui faisait face. Cette dernière lisait avec application les derniers rapports sur le cadavre de Maxwell Walter que le journaliste avait obtenu grâce à ses contacts. Simon Palmer avait d'ailleurs tronqué ses vêtements habituellement élégants contre une chemise trop grande dont il avait replié les manches jusqu'aux coudes et ouvert négligemment le col. Cette façon de se vêtir avait déstabilisé Jane, à vrai dire elle était restée hors du monde si longtemps qu'elle était un peu déboussolée. Elle s'était donc rapidement replongée dans sa lecture.
Jane apprit que le corps de Maxwell Walter comportait des marques bleues et sanguinolentes autour des poignets et des chevilles ainsi qu'une lésion importante au crâne. Il avait dû être frappé avec un objet contondant. C'était du moins ce que Simon en avait conclu. Le visage de Walter présentait des ecchymoses, deux côtes cassées et sur ses avant-bras on trouvait des traces de piqure indiquant que l'homme avait probablement été drogué. Pour la demoiselle cela ne faisait pas l'ombre d'un doute : Maxwell Walter avait été torturé.
Lorsque le corps avait été retrouvé, le rapport indiquait que l'on pouvait estimer que l'heure du décès ne dépassait pas les quarante-huit heures. De toute évidence on avait d'abord cherché à extorquer quelque chose au gardien de la morgue avant que son ou ses tortionnaires ne lui logent une balle dans le crâne. Et Jane se demanda bien de quoi il pouvait s'agir...
Simon aussi se posait la même question. Le journaliste fit craquer ses phalanges une à une avant de tirer une longue bouffée sur sa cigarette. Jane ne toussota même pas quand elle sentit l'odeur du tabac lui chatouiller le nez, elle s'était habituée à la cigarette avec Simon et cela ne la dérangeait plus. Lorsqu'elle leva les yeux vers lui, le journaliste l'observait, et Jane aurait juré qu'il chercher de nouveau à lire en elle.
- Vous semblez plus reposée, dit-il enfin.
- Oui, répondit Jane. Ces derniers temps n'ont pas été de tout repos. Quelques jours de convalescence m'ont fait le plus grand bien.
La jeune fille était bien forcée de l'admettre, son corps avait atteint les limites de ce qu'elle pouvait endurer et avait lâché prise suite à la disparition brutale de Will, ce fut le coup de grâce. L'Irlandais avait peut-être raison en fin de compte, laisser tomber l'enquête lui ferait le plus grand bien. Mais cette enquête constituait aussi sa seule échappatoire, et désormais son obsession. Jane était beaucoup trop impliquée pour faire marche arrière, elle n'aurait de répit qu'une fois Jack l'Éventreur démasqué et pendu sous ses yeux.
- Je suis heureux de vous voir en meilleur forme, avoua Simon avec un sourire affable avant de replacer la cigarette entre ses lèvres.
Jane fut surprise, et cette surprise se manifesta sur son visage par un rougissement qu'elle ne put contrôler.
- M... Merci... bredouilla-t-elle avant de replonger dans sa lecture pour éviter de croiser le regard vert du journaliste.
Si Jane avait meilleure mine ce n'était pas seulement l'œuvre de bouillons délicieux et d'un lit confortable, non. Son regain d'énergie était en fait le fruit d'une transformation interne bien plus inquiétante que cela. Le vide douloureux qui l'habitait n'avait pas disparu, bien au contraire, à présent il tenait compagnie à une sombre créature. Un monstre, né du chagrin et de la rage sourde, enfant du désir de vengeance qui bouillait dans les veines de la jeune fille. Cette créature, aux couleurs des abîmes de la nuit, attendait patiemment son heure, tapie dans l'ombre d'un visage d'ange. Jane maintenait le démon qui grandissait en elle enchaîné, mais elle s'assurait de le nourrir de ressentiment et de colère. Et quand le moment fatidique viendrait... elle le libèrerait de ses chaînes, le jetant sur Jack l'Éventreur sans pitié. Oh oui, elle n'hésiterait pas et le tuerait de ses propres mains si l'occasion se présentait.
Simon rit discrètement et offrit un sourire franc à la demoiselle troublée, sans voir le monstre de ténèbres qui sommeillait en elle.
- Au fait ! s'exclama-t-il. J'allais oublier, j'ai quelque chose pour vous miss Warren !
La jeune fille s'arracha à ses rapports pour regarder le journaliste farfouiller dans son capharnaüm. Un beau désordre qui faisait partie de son charme en plus de son instinct aiguisé.
Il sortit de son tiroir après quelques secondes d'intenses recherches une feuille volante qu'il tendit avec fierté à Jane, qui s'en saisit rapidement. Quelle ne fut pas son heureuse surprise quand elle comprit de quoi il s'agissait !
- Vous me l'aviez demandée, j'ai réussi à la récupérer pour vous, lui expliqua Simon avec un ton de conspirateur.
Un sourire fendant son joli minois, les yeux de Jane se jetèrent avidement sur la lettre que l'Éventreur avait écrite en lettres de sang au patron du journal The Daily Telegraph.
« Dear boss,
J'aimerais tant pouvoir admirer votre figure lorsque vous lirez cette lettre ! J'en ris d'avance ! Ah ah !
Il y a comme une impression de déjà-vu dans l'air... Vous ne trouvez pas ? Comme un retour dans le passé, le 27 septembre 1888 ? Vous devriez vous sentir flatté mon bon monsieur, que je m'intéresse à vous.
Vous devez vous demander pourquoi je m'adresse à vous, pas vrai ? Un patron corrompu qui trompe sa femme avec une prostituée... Oh ! Non non non ! Ne prenez pas cet air effaré mon bon monsieur ! Je vais presque m'en vouloir de vous écrire... J'ai bien dit « presque ». Peut-être que vous n'oserez plus publier ma lettre dans votre journal après... Que pensera de vous la populace, cette vermine, lorsqu'elle apprendra que vous entreteniez une catin... ?!
Je tiens à vous dire mon bon monsieur, j'adore mon travail et je veux recommencer. Vous entendrez bientôt parler de moi et de mes amusants petits jeux.
Ceci est loin d'être fini, la mort n'est que le début. Vous croyez vivre un mauvais rêve ? Ouvrez les yeux, il est temps de vous confronter à votre cauchemar.
J'ai du sang sur les mains et j'adore ça, ah ah ah ah et vous, aimez-vous cela ? Ah ah ah ?
Jack l'Éventreur »
Cette lettre faisait froid dans le dos, Jane en eut immédiatement la chair de poule. Elle blêmit, Jack était réellement terrifiant... Mais son sang pulsa dans ses veines, en réponse à la noirceur du tueur.
- Vous pensez qu'il a écrit avec... Avec du sang ? se hasarda Jane.
Mais elle ne regarda pas Simon, comme si au fond elle connaissait déjà la réponse.
- Il semblerait que oui...
- Le 25 septembre 1888... C'est le jour où la Central News a reçu la lettre « Dear Boss »*... N'est-ce pas ?
- C'est exact, lui confirma Simon.
- J'ai lu cette lettre... Notre Éventreur reprend les mêmes formules qu'en 1888. Il joue avec nous, c'est une certitude.
- Nous avons d'abord pensé à un canular, lui expliqua le journaliste. Puis le meurtre de Capucine Green qui succède à cette lettre nous démontre le contraire.
- En effet. Mr Palmer, ma question va peut-être vous paraître inconvenante mais... Jack écrit que votre patron entretenait une liaison avec une prostituée, se pourrait-il qu'il s'agissait d'une victime de l'Éventreur ? l'interrogea la jeune fille.
- Votre question est légitime, Miss Warren, puisque je me suis posée la même. Oui, mon patron avait une liaison, je le savais. Je l'ai deviné il y a longtemps, bien avant que cette lettre arrive. Quant à savoir qui est sa maîtresse... S'il y avait bien une liaison, j'imagine que mon patron va tout faire relayer l'information aux oubliettes.
- Je vois. Se pourrait-il qu'il s'agisse de Capucine Green selon vous ?
- Vous me faites subir un interrogatoire, Miss Warren ? plaisanta Simon en s'appuyant sur son bureau, un sourire amusé sur les lèvres.
- En quelque sorte, répondit Jane sur le même ton.
- Je suis convaincu qu'il s'agissait de Capucine Green.
- C'est ce que je pense aussi. D'abord la lettre pour faire grimper la tension, puis l'assassinat, pour montrer qu'il sait tout et qu'il contrôle tout. C'est vicieux, et très efficace. Encore une fois l'acte est parfait. Entre nous, cela ne m'étonne guère.
- Pourquoi donc ? la questionna Simon réellement intrigué.
- Puisque nous avions appris que le politicien, Mr Fulton, entretenait une relation avec Judy Browler, la première victime de l'Éventreur. Je veux bien croire au hasard Mr Palmer, mais la présence de cette lettre entre nos mains me porte à croire tout le contraire. J'ai comme l'impression que Jack s'en prend à des femmes particulières pour atteindre d'autres personnes haut placées. Mr Fulton et votre patron sont ce genre de personnalités. Je ne serai guère étonnée d'apprendre qu'une autre des victimes de Jack était l'amante d'un homme important...
- Mr Fulton ? la coupa Simon. Vous voulez dire que lui aussi...
- Oui. Je suis certaine que ces femmes sont le moyen pour Jack d'essayer de compromettre des personnes importantes. Il veut tout mettre sens dessus dessous, en révélant la vérité. Ce que j'aimerais bien comprendre c'est pourquoi envoyer cette lettre ? Votre patron ne publiera jamais une telle chose dans le journal !
- Bien sûr que non, c'est sa réputation toute entière et celle du journal qui s'en trouveraient réduites à néant, compléta le journaliste. Miss Warren, si Jack envoie des lettres de ce genre c'est sans nul doute par narcissisme, il nargue le monde. Mais je pense aussi qu'il s'agit d'un lien qu'il tente de créer avec eux. Un lien privilégié qui va bien au-delà de ce que l'on peut imaginer.
- À quoi pensez-vous Mr Palmer ?
Simon se rapprocha sur sa table, comme s'il s'apprêtait à lui confier un secret et Jane l'imita, attentive à ce que le journaliste s'apprêtait à lui révéler.
- La vengeance.
* Le 27 septembre 1888 est donc la jour où la Central News Agency a reçu la fameuse lettre de Jack l'Eventreur "Dear Boss", une lettre dans laquelle Jack se vente de ses méfaits. Je reprends le concept à ma manière avec une citation de la vraie lettre en référence ! J'espère que l'idée vous plaît !
Me voilà en coup de vent pour vous poster ce chapitre (et je n'ai de nouveau plus d'avance) et j'ai de nouveau la fâcheuse tendance d'être un fantôme sur Wattpad... Il faut que je remédie à cela !
Donc, nous voici en possession d'une lettre de Jack au patron du Daily Telegraph, que pensez-vous de cette lettre ? C'est un avertissement pour vous ? Et que pensez-vous de la théorie de Jane et Simon qui sera développée au prochain chapitre ?
Je vous souhaite une agréable soirée et vous dis à lundi prochain !
Ceci est la version corrigée.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top