Chapitre 22 (2) (corrigé)

Les images affluèrent dans sa tête. Pourquoi un léviathan ? Ce monstre marin de la mythologie phénicienne, elle l'avait d'abord découvert en lisant la Bible. Symbole du chaos et de la destruction, au Moyen-Âge on croyait que sa gueule était l'entrée des enfers. Un frisson remonta le long de son dos, et Jane eut la chair de poule, se sentant subitement incroyablement mal à l'aise. Ses doigts se mirent à trembler et il lui sembla que son cœur devenait glacé. Qu'est-ce que cela voulait-il dire ?

Will lui prit la lettre des mains et la lui lut à haute voix : le château de lord Stanbury les accueillait à l'occasion d'un bal masqué. Rien n'était mentionné de plus.

- C'est étrange, le sceau de la lettre est une espèce de serpent géant. Je ne me souvenais pas que le blason des Stanbury était celui-là, fit remarquer Will.

- Cela ressemble à un léviathan, l'informa Jane. Vous avez raison, ce n'est pas le blason des Stanbury.

- Vous en êtes sûre ? Alors à qui appartient-il ?

- C'est ce que nous allons découvrir.

Alors que Baner grommelait dans sa barbe en rajustant sa casquette Gavroche, Will s'approcha de Jane, le même air intrigué dans ses yeux que lorsqu'il l'avait détaillée à son arrivée.

- Vous êtes bien apprêtée aujourd'hui. Aurais-je manqué quelque chose ? lui demanda-t-il curieux.

Jane se souvint qu'il n'avait pas l'habitude de la voir vêtue de la sorte. Ses pensées se retranscrivirent sur son visage sous forme d'une rougeur immédiate et d'un regard fuyant.

- Un rendez-vous galant ? Ce cher Carroll junior se serait-il enfin décidé à vous inviter ? poursuivit Will.

- Le printemps me met simplement de bonne humeur, il n'y a aucun mal à cela, n'est-ce pas ? répondit Jane tendue, sa conscience la torturait, devait-elle parler à Will de cette entrevue avec Simon Palmer ?

- Aucun... lui répondit-il suspicieux.

Il avait détourné le regard avant de lui répondre et avait froncé les sourcils. L'on pouvait dire de tout au sujet de William O'Brien, sauf qu'il était idiot. Il savait qu'elle mentait, Jane le sentait. Alors que Baner s'éloignait pour se servir un verre d'alcool, elle en profita pour se planter devant son partenaire, qui haussa un sourcil devant le regard perçant qu'elle lui lançait. « Pas si vite Mr O'Brien, nous sommes deux à avoir des soupçons. »

- Puis-je faire autre chose pour vous Miss Warren ? demanda Will.

- Où étiez-vous hier Mr O'Brien, l'interrogea Jane, elle le regardait sans ciller et son ton était sans appel.

- Cela ne vous regarde pas, trancha l'Irlandais qui s'éloignait déjà pour saisir le journal sur la table.

- Au contraire, je pense que cela me concerne, répliqua Jane sur le même ton en plaquant sa main sur le journal, empêchant ainsi son partenaire de s'en saisir.

Will passa une main sur son visage, laissant échapper un soupir las. Lorsqu'il ouvrit les yeux, ses prunelles transperçaient Jane.

- Miss Warren, je ne suis pas d'humeur, je n'ai pas le temps pour cela, murmura-t-il un soupçon menaçant.

- Cela tombe à pic, parce que moi non plus. Je répète ma question, Mr O'Brien : où étiez-vous hier ? Vous ne vous êtes pas non plus volatilisé durant ces trois jours ?

- Qu'est-ce que cela signifie ? Vous m'espionnez maintenant ? renâcla-t-il avec dédain.

Jane s'enfonça dans un profond mutisme. Elle devait déjà faire assez d'efforts comme ça pour ne pas ciller. Dire que William ne l'impressionnait pas serait mentir, il y avait une certaine dureté dans son aura qui écrasait quiconque se montrait un peu trop intéressé par lui. Le pouls de Jane entama une nouvelle fois une course malgré elle. Sans doute aurait-elle été plus sereine si elle n'avait rien à cacher à son partenaire en retour.

- Je désire simplement savoir, l'informa la demoiselle.

- Et moi je ne désire pas vous en faire part. Je pensais avoir été clair sur les termes de notre contrat, plusieurs fois d'ailleurs me semble-t-il. Je n'ai pas de comptes à vous rendre, je ne suis pas attaché à vous et je fais ce que je veux.

- Je ne dis pas le contraire. Cela dit j'avais besoin de vous, et vous n'étiez pas là. Avec les événements de ces derniers jours je me suis inquiétée pour vous. Je pense être en droit qu'avoir quelques explications tout de même ? persista Jane.

- Sauf que vous n'êtes pas en position d'en réclamer autant. Vous n'êtes rien de plus qu'un contrat comme un autre pour moi Miss Warren. Ne l'oubliez pas, précisa-t-il.

Il aurait tout aussi bien pu lui transpercer le cœur que cela aurait eu le même effet. Ce que Will venait de lui balancer avec une telle dureté créa un sentiment amer qui piétina son petit cœur. Elle fit de son mieux pour maîtriser ses réactions, et prit le parti de ne rien montrer de sa déception.

Elle serra ses jupes au point de raviver la douleur physique de la veille. Mais cela n'était rien en comparaison de ce qu'elle éprouvait en ce moment même. C'était donc cela. Elle n'était rien pour lui. Juste un engagement, une bourse humaine. Comment pouvait-il être inhumain à ce point ?

- Il me semble, par ailleurs, me souvenir que notre contrat stipule que vous devez assurer ma protection. En disparaissant ainsi, vous manquez à vos devoirs Mr O'Brien, lâcha Jane en s'efforçant de maîtriser sa voix.

Will ne sut que répondre à cela. Jane avait raison sur ce point et il le savait. Que pouvait-il faire ? Avouer qu'il s'était volontairement éloigné d'elle parce qu'il se sentait coupable ? Coupable de ne pas avoir su assurer sa protection correctement. Coupable d'avoir franchi la limite et de l'avoir touchée et embrassée sans son consentement... La vérité était qu'il avait eu besoin de faire le point, parce qu'il ne supportait pas d'avoir fauté et qu'il était bien trop suffisant pour l'admettre. Will était un masque, un moule de fierté et d'orgueil dans un être à l'armure d'acier. On l'avait forgé à être cela, un automate obéissant à l'appât du gain sans âme ni morale. Mentir. Tromper. Tricher. Voilà qui était William O'Brien aux yeux de tous : un carnaval de vices et de tourments.

- Je ne sais pas ce qu'il vous passe par la tête Miss Warren et je ne tiens pas à le savoir. Mais sachez-le, je préfèrerais que nous ne reparlions plus de cela au risque que nous nous retrouvons en de fâcheuses circonstances, l'avertit l'Irlandais.

- Vous pouvez dire ce qu'il vous chante, Mr O'Brien, vous ne me faites pas peur, rétorqua Jane sans se départir de son nouvel air acerbe pour masquer sa peine.

Elle avait parfaitement compris la menace à peine voilée dans le discours de son complice, et elle se força à ne pas ployer devant ses caprices. Ni même à fermer les yeux sur ses cachoteries. Will lui mentait une fois de plus, c'était une évidence. Elle ne se plierait plus désormais. La jeune fille se mit cela en tête, et elle comptait bien battre l'Irlandais à son propre jeu.

Mais en attendant de se séparer de lui, sa mésaventure d'hier soir lui prouvait qu'elle avait encore désespérément besoin de son partenaire.

Il lui envoya un regard mauvais, et Jane crut un instant qu'il allait la mettre à la porte en la gratifiant de tous les noms d'oiseaux les plus galants. Cependant il n'en fit rien parce que son regard fut attiré par quelque chose qu'elle cachait depuis le début. Il s'approcha de sa complice et saisit son poignet sans ménagement. Elle n'avait pas remarqué le bandage qui dépassait entre sa manche et ses gants. Will déboutonna son gant sans la regarder, sans qu'elle n'ait même le temps de comprendre ce qu'il se passait. La douleur lui arracha une grimace. L'angoisse d'être démasquée saisit de nouveau Jane lorsqu'elle l'entendit contrôler sa respiration à grande peine.

- Comment cela est-il arrivé ? demanda-t-il (la tension habitait sa voix).

- Une mauvaise chute, dans les escaliers, répondit-elle le plus naturellement possible.

Jane se dégagea de son emprise et planta ses prunelles dans les siennes pour prouver qu'elle ne mentait pas. « Vous voyez, moi aussi je peux jouer à ce petit jeu et vous mentir droit dans les yeux, William. »

Will esquissa un sourire extatique qui surprit Jane. Il s'éloigna d'elle et lui tendit une lettre d'une couleur crème.

- Préparez vos bagages Miss Warren. Ce soir, je vous amène danser.



- Et donc, vous dîtes être la cousine de Mr O'Brien, c'est bien cela ? répéta tante Helen suspicieuse.

- C'est bien cela Mrs Blancksfair, répondit Brenda avec un sourire adorable.

Mais tante Helen ne paraissait pas le moins du monde convaincue. Cette magnifique créature aux cheveux d'or avait beau avoir revêtu une superbe robe de printemps, qui ressemblait d'ailleurs fortement à une robe qu'aurait pu mettre Julie, Mrs Blancksfair plissait les yeux, analysant cette Vénus trop belle pour être réelle.

- Et cette dame, Mrs Patterson, est votre gouvernante, répéta Helen.

- En effet, elle l'est, confirma Brenda toujours avec grâce.

Ladite Mrs Patterson se gratta la tête avec une élégance pour le moins discutable. Cette tenancière de bar faisait une bien piètre gouvernante... Mrs Blancksfair n'était pas dupe, elle haussa les sourcils. Brenda et Jane esquissèrent un sourire qu'elles espéraient convaincant. Jane se serait bien passée de la présence de Brenda. Si elle avait pu demander à une amie de participer à la supercherie elle l'aurait fait. Mais elle ne connaissait personne qui aurait pu endosser ce rôle. Brenda Collins était donc nécessaire à l'opération Stanbury.

La réception avait lieu dans le splendide château du lord qui se trouvait à près d'une heure et demie de train de Londres. Il avait fallu à William et Jane imaginer tout un stratagème, mettant à contribution Brenda et « Mrs Patterson » pour entourlouper tante Helen. Après tout, sa nièce prenait le train pour accompagner Miss Brenda Collins, la cousine de William O'Brien, chez une couturière de renom afin de se confectionner son trousseau de mariage. Qu'y avait-il de plus honorable que la dévotion d'une nouvelle amie ?

- N'est-ce point là un peu tard pour entamer les préparatifs d'un mariage ? demanda Helen Blancksfair, toujours sur la réserve.

À ses côtés, Julie détaillait Brenda de la tête aux pieds, visiblement soulagée que la somptueuse créature ne soit qu'une simple cousine déjà promise à un autre que le beau Mr O'Brien.

- Mr O'Brien votre cousin vous y rejoindra-t-il ? l'interrogea Julie.

La blonde et la brune se jetèrent un regard discret, Jane donna un petit coup de coude à Brenda.

- Oh ! lâcha-t-elle surprise. Euh je veux dire, non. Bien sûr que non. Mr O'Brien est rentré en Irlande en urgence. Un oncle très malade... Oui, il vomit partout c'est horrible ! s'écria Brenda.

Helen et sa fille écarquillèrent les yeux, et Jane mordit l'intérieur de sa joue avec force pour ne pas bousculer Brenda. Un tel langage semblait impropre dans la bouche d'une jeune femme prétendant appartenir à un tel rang.

- Je veux dire, c'est terrible, mon pauvre oncle, se reprit la jolie blonde en baissant humblement la tête.

- Et puis, votre cousin n'aurait guère sa place parmi nous, n'est-ce pas Miss Collins ? renchérit Jane.

- Tout à fait. Tout ce qui est robes, satin, rubans... Le malheureux ne saurait plus où donner de la tête !

Jane jeta un regard en biais à la courtisane, un rictus crispé sur ses lèvres. Brenda était beaucoup trop bavarde. Tante Helen coula un regard vers sa nièce, qui demeurait impassible.

- Miss Collins, peut-être, pourriez-vous souffler à ma nièce l'idée de se faire elle aussi confectionner un trousseau de mariage, suggéra Helen Blancksfair dont le regard perçant appuyait ses propos lourds de sous-entendus.

- Je ne manquerai pas d'y penser, répondit Jane sarcastique.

Elles prirent congé dans une révérence et s'éloignèrent, fondant la foule de londoniens et la vapeur, à la recherche de leur wagon. Les deux jeunes femmes et la fausse gouvernante grimpèrent dans le wagon, sous l'œil de lynx de tante Helen, et prirent place. Le wagon se remplit peu à peu, puis Will vint les rejoindre, un costume trois pièces sombre et sa chevelure de jais dissimulée sous son chapeau melon. Brenda se leva immédiatement pour se jeter dans ses bras. Quelques regards s'attardèrent sur eux ; l'on n'avait guère l'habitude de voir de telles effusions affectives en public, et cela était perçu comme inconvenant. Brenda murmura à Will d'être prudent, de faire attention à lui, de rentrer vite, ce à quoi ce dernier répondit par un tendre baiser sur le front de la jeune femme. Jane assista à cela sans un mot. Elle aurait dû détourner le regard, mais elle en était tout simplement incapable. Au lieu de cela, elle sentit un petit pincement vif dans sa poitrine, et se maudit intérieurement de le ressentir.

Brenda leur souhaita bonne chance avant de se faufiler discrètement à l'arrière du wagon, sa « gouvernante » sur les talons afin de rejoindre le quai. Will s'installa sans mot dire et entreprit ce qui paraissait être une profonde réflexion. Il semblait même inquiet à la grande surprise de Jane.

Le train s'ébranla et leur périple commença enfin, en route vers leur soirée mondaine. Cela avait quelque chose d'excitant pour la jeune femme qui n'avait jamais pris le train, seule en compagnie d'un homme qui n'était même pas son fiancé, qui plus est. Elle colla ses mains gantées contre la vitre froide, où s'écrasait des gouttes de pluie. Quel fascinant spectacle que le progrès et le talent de l'esprit humain pour innover de telles choses. C'était avec une admiration enfantine qu'elle regardait à travers la fenêtre le paysage défiler sous ses yeux ébahis dans la grisaille londonienne.

- C'est la première fois que vous prenez le train ? lui demanda Will qui brisait enfin le silence.

- Oui, lui avoua-t-elle.

- Êtes-vous heureuse ?

- Disons que je suis admirative, répondit-elle surprise par sa question.

Lorsqu'elle lui coula un regard en douce, l'Irlandais ne la regardait pas, il était perdu dans la contemplation du paysage, deux doigts posés sur ses lèvres que Jane avait eu le privilège de goûter une fois dans sa courte vie. Cette pensée eut le même effet que le train sur les rails et son petit cœur accéléra.

- Vous semblez inquiet, lui dit-elle.

- Je le suis, confirma-t-il simplement, reportant son attention sur elle.

Il ne cherchait même pas à le dissimuler et cela la surprit.

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas ce que nous allons trouver là-bas.

- Eh bien, vous allez rencontrer des mondains que seuls les grands manoirs et la politique intéressent. J'imagine.

- Seulement, ce ne sont pas là de simples mondains, trancha Will en posant enfin son regard bleu sur elle. Il s'agit de personnalités qui sont peut-être impliquées dans une affaire de meurtres, ne l'oubliez pas. Je connais très bien ces gens-là, et je sais de quoi ils sont capables. C'est cela qui me fait peur.

- Mais... Mais vous savez quoi faire, n'est-ce pas ? l'interrogea Jane qui sentait l'inquiétude de son partenaire la contaminer peu à peu.

- Jetez un homme dans une meute de loup, il en deviendra un. Jetez ce même loup dans une fosse aux serpents... Ils n'en feront qu'une bouchée.

S'il voulait la rassurer, c'était raté. Mue par une envie soudaine de réconfort et d'encouragement, Jane esquissa un sourire malicieux.

- Mais il s'agit d'un bal masqué Mr O'Brien, voilà l'occasion rêvée d'échanger les masques, déclara Jane. Ou bien de les faire tomber.

Bonjour tout le monde ! J'espère que vous avez tous passé de bonnes vacances, je déprime un peu que ce soit déjà la fin... Enfin bref.

Avez-vous aimé ce chapitre ? Et là vous me répondez "non" parce que Will est un drôle de goujat ! Totalement d'accord, mais ceci vous ouvre une petite perspective sur son passé... :3 Pareil pour le chapitre précédent, je trouvais idiot de couper en 2 alors que cela aurait fait 2 parties ridiculement petites... Au moins on boucle le chapitre et on peut directement passer au bal, bal qui d'ailleurs ne va pas être de tout repos ! Vous commencez à me connaître, il y a toujours une fausse note quelque part xD

Je n'ai pas trop de questions à vous poser sur ce chapitre puisqu'il est transitif, mais vos réactions sur la relation Will/Brenda, Will/Jane, le futur bal et tante Helen et Julie dans tout ça sont les bienvenues ! ;)


Ceci est la version corrigée.

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