Chapitre 22 (1) (corrigé)

Sur un air celte

« Les larmes qui coulent sont amères mais plus amères encore sont celles qui ne coulent pas. »

Proverbe irlandais


Son entrevue avec Simon Palmer avait eu plusieurs mérites, dont celui non négligeable de l'éclairer sur le possible mobile des crimes s'il s'avérait bien que McColl fût réellement le meurtrier. Outre cela, et le fait de déjeuner en agréable compagnie, le journaliste vedette du Daily Telegraph lui avait servi une théorie solide sur un plateau d'argent. Il lui avait expliqué qu'après avoir mené sa propre enquête de son côté, car il était évident que Scotland Yard faisait fausse route pour lui aussi, ses indices avaient convergé vers une seule et même personne : Maxwell Walter, le gardien de la morgue.

Jane avait eu l'occasion de rencontrer Maxwell Walter lors de son passage éclair à la morgue. Il ne lui avait pas particulièrement inspiré la sympathie, mais en toute honnêteté, Jane ne lui avait pas fait la meilleure des impressions également. Elle avait donc écouté curieusement et attentivement ce que Simon Palmer avait derrière la tête.

Voici ce qu'il avait découvert à propos du gardien : âgé de 42 ans, abandonné par ses parents, Maxwell Walter avait entreprit des études pour devenir médecin lorsqu'il habitait encore au Pays de Galle avec sa grand-mère paternelle. De petite condition et n'ayant pas les moyens nécessaires pour l'encourager dans une éventuelle réussite, ce fut lamentablement qu'il échoua ses études. Il obtint néanmoins un poste d'officier médical. Ce fut lorsque sa grand-mère rendit l'âme, qu'il s'installa à Londres. Il tenta de nouveau de parvenir à ses fins et ce fut l'échec qui lui tendit encore les bras. Ce fut en 1888 qu'il devint gardien de la morgue... L'année interpella évidemment Jane, comment ne pas l'associer à cette sombre période des premiers meurtres en série de Jack l'Éventreur ? Peut-être n'était-ce qu'une coïncidence dans le fond ? Mais comment ignorer ce sordide hasard ? Le mobile également paraissait presque clair : la vengeance, l'orgueil, la colère, le désir de reconnaissance... S'il ne pouvait obtenir la reconnaissance qu'il cherchait tant, alors ne lui restaient plus que les obscures ruelles de l'East End pour exercer son art sanguinaire.

Sans oublier qu'il avait la couverture parfaite. La morgue demeurait un excellent poste d'observation ; il avait la confiance du personnel médical, de Scotland Yard et personne ne se préoccupait de lui car il n'était même pas question de sa personne dans toute cette affaire. Discret et sans histoires, qui accorderait un regard à un fantôme du purgatoire ?

Le journaliste en était certain : tout semblait coïncider, et Jane ne pouvait le contrarier. Elle l'admit difficilement mais la théorie de Simon était bien plus solide que la sienne. Simon avait peut-être des avantages que lui accordaient son sexe et sa profession, mais elle aussi avait un avantage. Ce dernier la conduirait sans doute tout droit à l'asile si quelqu'un l'apprenait, mais ses étranges rêves prémonitoires auraient dû lui montrer ces indices, car c'étaient bien eux qui lui donnaient cette avance sur Scotland Yard, alors pourquoi n'avait-elle rien vu ? Elle était parfaitement consciente de se tenir au bord d'un précipice, si elle prêtait trop foi à ce qu'elle voyait elle risquait de basculer dans le gouffre infini de la folie. Mais comment ignorer ces visions parfois si tangibles ? La frontière entre réalité et rêve se troublait, autant que la raison courtisait dangereusement la démence.

Pouvait-elle faire confiance à son « don » ? Ou bien n'était-ce que le fruit de l'imagination trop fertile d'une aliénée ? Jane sentit une boule se former dans sa gorge, elle ne savait plus à qui se fier, ni si elle pouvait se faire confiance. À ce stade de l'enquête, il était pour le moins périlleux de se laisser troubler par des doutes. C'était pourquoi elle comptait bien sur son acolyte et sur le brillant journaliste du Daily Telegraph pour la tirer de cet épais brouillard.

Jane ne trouvait donc rien à redire à la théorie de Simon Palmer. Sauf sur trois points. Premièrement les lettres. Aussi brillante et solide que soit l'hypothèse de Mr Palmer, il n'était pas non plus parvenu à expliquer les lettres autrement que par un besoin pervers de se rapprocher intimement des victimes avant de leur arracher brutalement la vie. Ce que ni Jane, ni personne, n'était en mesure de vérifier. Deuxièmement, Maxwell Walter était-il le même Jack l'Éventreur de 1888 ? Le meurtrier n'avait jamais écrit de lettres à ses victimes en 1888. Du moins rien ne prouvait qu'il l'eût fait. C'était pour cela que l'histoire était tant effrayante, l'assassin avait semblé choisir ses victimes au hasard, tandis que dans cette affaire un lien pouvait être établi entre les victimes et le tueur. Si Maxwell Walter était bien à l'origine de cette boucherie en 1888 pourquoi était-il revenu 5 ans plus tard ? Qu'avait-il bien pu se passer pour qu'il décide de revêtir à nouveau le costume de Jack l'Éventreur ? Et pourquoi changer légèrement ses méthodes ? Et pour finir, si les lettres étaient bien de la main de lady Blackwood, quel lien pouvait bien unir une comtesse à un petit gardien de morgue ainsi qu'aux victimes de l'Éventreur ? Ce triangle prenait des allures de casse-tête insoluble.

Lorsque Jane arriva en haut des escaliers, la lumière du jour baignait le petit couloir dans une douce quiétude. Elle réajusta son chapeau et se figea quand elle remarqua que la porte de l'appartement de Will était grande ouverte. Cette fichue porte qui était encore verrouillée jusqu'à hier. Jane trouva cela immédiatement étrange ; Will ne laissait jamais sa porte ouverte. Il avait cette fâcheuse manie de se tenir constamment sur ses gardes, comme un chat prêt à mordre. Jane se demandait même si il lui arrivait de se laisser aller au sommeil sans garder un œil alerte. La situation était donc anormale.

Le cœur battant et sur ses gardes, elle avança à pas de loups vers la source de lumière, dos au mur. Retenant sa respiration craignant que celle-ci ne la trahisse, elle tendit l'oreille à l'affût du moindre bruit. Le plancher grinça sous un poids. Lorsqu'elle fût sûre de son coup, elle jeta un coup d'œil furtif à l'intérieur pour distinguer les contours une forme massive qui lui tournait le dos. Jane comprit immédiatement qu'il ne s'agissait pas de Will. Si cet individu avait été convié dans les règles de l'art, où se trouvait Will ? Des images de son supplice de la nuit dernière resurgirent dans son esprit et lui glacèrent le sang. Et si Will était retenu contre son gré ? Et si ses craintes s'étaient avérées justifiées, et que son passé l'avait rattrapé ? Et s'il gisait quelque part, inconscient, ou pire encore mortellement blessé ? Jane sentit son souffle rester coincé sous son corset, comme un oiseau en cage. Son partenaire était peut-être en danger, et elle était la seule à pouvoir le tirer de ce mauvais pas. Il fallait qu'elle agisse. Elle fit discrètement marche arrière, à la recherche d'une potentielle arme de fortune afin de chasser le malotru qui s'était introduit chez Will.

Elle parvint à débusquer un petit vase décoratif en haut des escaliers sur un guéridon en vieux bois. Mathilde ne lui en voudrait pas pour ce vase. Si elle plaçait bien son coup, l'individu se retrouverait à sa merci.

Le cœur battant, elle s'introduisit sur la pointe des pieds dans la pièce, baignant dans un silence seulement rompu par une respiration lente et profonde. Assis, un homme aux larges épaules était voûté sur la table. Un pas après l'autre, doucement, retenant sa respiration, Jane avança, son arme de destruction massive brandie comme un sabre. Quand elle fut suffisamment près de sa cible, elle le vit se mouvoir sur sa chaise, et sans attendre elle abattit son vase sur la nuque de l'importun. Le vase se brisa dans un grand fracas. La réaction de l'importun ne se fit pas attendre ; il poussa un juron et se releva vivement, jetant sa chaise à terre au passage, comme si elle venait de le brûler. Et sa silhouette grandit. Encore. Toujours plus. Jane resta clouée sur place, les yeux écarquillés, la bouche ouverte alors que le colosse se déployait sous ses yeux. Dans un grondement sourd il lui jeta un regard terrifiant.

Jane recula, doucement, d'une part paralysée par la peur et d'autre part parce qu'elle savait que si elle déguerpissait à toute allure, le titan la rattraperait aisément. Si ce monstre avait réussi à se débarrasser de Will, il la broierait sans aucun mal. Affolée, elle chercha par tous les moyens une arme qui pourrait la défendre. Une chaise se trouva sur son chemin, elle la saisit pour la pointer vers son adversaire qui la lui arracha sans problème pour la jeter. Il continuait d'avancer vers elle, un rictus déformant son visage terrifiant brodé de cicatrices. Jane n'avait plus aucun moyen de fuir. Une bouffée d'espoir l'envahit lorsque son regard croisa le chemin d'un pistolet posé sur la table. Elle pouvait l'atteindre, elle était nettement plus petite que lui, et sans doute plus vive malgré ses jupons. Alors elle tenta le tout pour le tout ; elle jeta un livre qu'elle trouva par hasard sur l'homme qui fut surpris et elle se précipita sur l'arme. Seulement, elle semblait avoir négligé les aptitudes physiques du gaillard qui lui attrapa férocement le bras pour la forcer à se retourner. Ce fut alors que Jane, haletante et triomphante, fit volte-face en pointant le canon du revolver sur l'individu.

Méfiant, le colosse fit claquer sa langue et recula de deux pas. La poitrine de Jane se soulevait et s'abaissait rapidement, son souffle incendiait sa gorge, mais son regard lui, ne cillait pas, aussi froid que l'acier de l'arme. Un rictus déforma ses lèvres abîmées, plus amusé qu'impressionné. Après tout des têtes brûlées il en avait déjà maté des dizaines, et pires que celle-là !

- Vous n'oserez pas tirer, déclara-t-il, sûr de lui.

Sa voix rocailleuse donna la chair de poule à Jane. L'on aurait un démon au fond d'une caverne qui mène à l'Enfer.

- Vous voulez parier ? siffla Jane.

- Bien sûr que non, elle ne tirera pas, intervint une voix que les deux individus connaissaient que trop bien.

Dans l'embrasure de la porte, Will se tenait là, les bras croisés, un petit sourire amusé sur les lèvres. Si l'homme à la carrure de géant ne sembla guère étonné, ce ne fut pas le cas de Jane qui demeura immobile, le regard vrillé sur l'Irlandais.

- Miss Warren, j'espère que je vous ai manqué, lui glissa Will.

- Pas le moins du monde, répliqua Jane, agacée par sa bravade.

- Tu la connais ? la coupa le géant.

Will entra enfin, accompagné de son éternelle nonchalance, il se plaça face à sa jeune complice avec des gestes délibérément lents.

- Si vous le voulez bien je crois que ceci m'appartient. Je peux ? lui demanda-t-il en plaçant ses doigts sur le canon de son révolver.

Jane ne dit rien et lui prit délicatement l'arme des mains sans qu'elle n'oppose de résistance.

- Merci. Il serait fâcheux que vous vous blessiez, non ? Et puis, ce parquet est beaucoup trop beau pour être recouvert de sang, je vous en voudrai beaucoup de redécorer la pièce sans mon accord, s'amusa-t-il.

Jane le toisa, elle avait l'impression de voir un chat parader devant elle, la narguer autant qu'il jouait avec elle. Elle détestait cela.

- Oui c'est évident, quel homme prévenant vous faites. Sans votre intervention héroïque cette pièce ne serait plus qu'un champ de ruines, répliqua-t-elle non sans sarcasme.

- N'est-ce pas ? Allons, ne me remerciez pas encore.

Will ne lui laissa pas le temps de rétorquer qu'il pencha légèrement la tête sur le côté et lui décrocha un sourire provocateur. La réaction de Jane fut immédiate, elle rougit violemment et se retint de lui jeter un nom d'oiseau à la figure. Puis elle songea abruptement sous son regard scrutateur à ses blessures de la veille. « Faites qu'il ne remarque rien... »

- O'Brien, c'est qui cette furie ? les interrompit le géant.

- Cette furie ?! répéta Jane qui piqua un fard. Je ne vous permets pas ! Espèce de rustre !

- Cette furie, commença Will, n'est autre que le contrat dont je t'ai parlé.

- Alors c'est ça ? Ton « vrai » travail ? ironisa le colosse.

Une boule de colère vint subitement nouer la gorge de la jeune fille. Jane serra les poings. Elle regretta aussitôt son geste, car sa main droite blessée de ses exploits de la veille, se rappela à son bon souvenir, et elle serra les dents pour masquer la douleur. Un contrat donc ? C'était donc tout ce qu'elle était aux yeux de Will ? Un simple service contre rémunération inscrit sur un bout de papier ? Non pas qu'elle imagine que Will et elle fussent les meilleurs amis du monde, elle s'était attendu à tout autre que cela. Qu'être une simple formalité, un engagement tout au plus. « Cela vous arrive souvent d'embrasser vos contrats ? » eut-elle envie souligner. La remarque acerbe lui brûlait la langue, toutefois Jane réussit à se maîtriser. Ce goujat prétentieux ne la fera pas sortir de ses gongs !

Mettant la moue contrariée de sa partenaire sur le compte de l'insulte que venait de balancer Baner de façon éhontée, Will entama les présentations. Ignorant superbement la dangereuse électricité qui crépitait dans l'air.

- Miss Warren, voici Owen Baner, un vieil ami. Baner, je te présente Miss Jane Warren, un subtil mélange entre une jeune femme effrontée, et... et une créature sans nom.

- Vous ne payez rien pour attendre, fulmina Jane. Mr Baner, fit-elle poliment avec un signe de tête, demeurant tout de même sur la réserve. J'aimerais dire que je suis enchantée de faire votre connaissance, mais ce serait mentir.

- De même, répondit simplement le géant.

- Juste Baner, la corrigea Will. Ou bien fear i sciorta, il aime particulièrement ce surnom, railla l'Irlandais.

- La ferme deamhan, siffla Baner entre ses dents.

La jeune fille les observa sans comprendre. Mais elle récita silencieusement les mots étrangers qui flottaient dans l'air. Elle reconnut les inflexions dans la voix de Will qui rappelait ses origines irlandaises, celles de Baner lui semblaient similaires. « Un Irlandais de malheur, passe encore, mais deux... Me voilà bonne pour l'asile ! »

- Je vois votre impatience vous torturer Miss Warren, alors répondons à votre question silencieuse ; nos pays sont voisins, expliqua William à Jane, cette canaille de Baner est Écossais.

« Cela ne change rien au fait que l'on va bientôt me passer la camisole... » Pensa Jane. Elle entreprit un examen détaillé du celte : ce qui lui marqua l'esprit fut sans conteste sa carrure impressionnante ; il semblait immense. Des épaules larges, trapu, une musculature de titan, Jane avait du mal à comprendre comment faisait cette masse d'os et de chair pour se mouvoir. Ses cheveux étaient très courts, d'un roux tirant sur le brun, ses sourcils fournis encadraient son regard bleu. Un nez bossu et un menton volontaire, des pattes descendant jusqu'à l'angle saillant de sa mâchoire. C'était un visage tout en relief. Sans parler des nombreuses cicatrices qui ornaient son corps, similaires à celles de Will. Autant de rivières argentées traçant des sillons sur ses mains et sur ses avant-bras découverts. Une balafre s'étirait sur son arcade sourcilière et sur sa lèvre supérieure. Cet homme était relativement déstabilisant, par l'inquiétude qu'il pouvait générer chez les autres.

- Miss Warren, si vous le permettez, j'aimerais m'entretenir un instant avec Baner. Mettez-vous à votre aise, je suis à vous dans un instant.

Il ne laissa pas l'opportunité à Jane de répondre et s'isola avec son ami. Dans la lumière éblouissante du printemps, les ombres découpaient des angles saillants sur le visage de l'Écossais, creusaient ses traits, donnait à ses yeux les mêmes nuances que celles d'une rivière limpide.

- C'est ça ton boulot sérieux ? demanda négligemment Baner. Te faire entretenir par une petite idiote ? Bon Dieu O'Brien ! Elle doit tout juste avoir 18 ans ! Tu aurais plus de chance en vendant tes services dans une maison close.

Will fronça les sourcils, soudainement agacé par les insinuations grotesques de son ami.

- Je ne suis pas son amant, imbécile. Très honnêtement Baner, si j'avais voulu jouir d'une présence féminine j'aurais déjà mis les voiles vers l'Amérique ou la France pour séduire une veuve si riche que ça en aurait été indécent. Je ne me serais certainement pas empêtré dans une histoire avec une... une tête de mule pareille.

- Tu ne parles pas français, ricana Baner.

- Mon français est plus qu'excellent. Je suis déçu que tu aies oublié que c'est même grâce à moi qu'on ne s'est pas fait rouler cette fripouille d'Alphonse Monvoisin.

- D'accord, concéda le géant. Alors, pourquoi ?

- Elle m'a offert une opportunité. Je l'ai saisie. Il fallait que je sorte de prison.

- J'imagine que tu ne me diras pas pourquoi ?

- Non, évitons les ennuis si tu veux bien.

- Va falloir m'en dire un peu plus pour que j'comprenne.

- La patience est une vertu, l'ami.

- Tu vas surtout passer par la fenêtre si tu n'abrèges pas.

Will ricana comme un diablotin farouche.

- Je doute que tu puisses séduire ta dulcinée avec un caractère pareil, se moqua-t-il. Écoute ça, la demoiselle que tu vois là (leurs regards convergèrent vers la petite brune dans sa robe de printemps qui feuilletait quelques notes sur la table.) n'a rien d'une lady ordinaire.

- Vu comme elle a fracassé ce vase sur mon crâne, elle a surtout l'air d'avoir un don extraordinaire pour s'attirer des ennuis, commenta Baner en la détaillant.

- C'est le cas, soupira l'Irlandais. Je n'ai jamais vu une femme avec une intelligence pareille et de si mauvaises idées à la fois. Son instinct de survie est le même que celui d'un poussin qui sort de l'œuf. Mais je ne t'ai pas fait venir jusqu'ici pour parler de Miss Warren. Pour être tout à fait honnête, je me serais bien passé de ton aide, Baner, mais si je le fais c'est que je n'ai guère le choix. Miss Warren enquête sur l'affaire Jack l'Éventreur...

Baner étouffa un rire qui coupa Will dans l'élan de son explication.

- Oui, je sais, se navra Will.

- Tu veux dire que cette fille haute comme trois pommes et aussi fragile qu'un agneau s'amuse à faire du zèle ? Un tueur en série, O'Brien ! Tu te rends bien compte dans quoi tu t'embarques ?!

- Je te l'ai dit, j'ai saisi l'occasion au vol. Pour tout te dire, je pensais qu'il s'agissait d'une lubie passagère pour tromper l'ennui. Avec tous ces détectives improvisés, je croyais qu'il ne s'agissait que d'un jeu pour elle, et qu'elle retournerait vite à ses broderies. Je me suis trompé, Baner. Je ne sais pas comment elle fait, je ne me l'explique pas, mais cette jeune femme en sait plus que ce qu'elle veut bien laisser croire. En quelques semaines seulement nous avons doublé Scotland Yard. Elle disait que Scotland Yard faisait fausse route, et elle avait raison.

L'Écossais haussa un sourcil, manifestement peu convaincu par le roman que lui narrait son ami. Il jeta un regard vers la jeune fille en question. Il avait du mal à croire qu'une créature assez fourbe pour braquer une arme à feu sur lui sans sourciller soit vraiment digne de confiance. Il était sceptique, mais curieux, face au phénomène qui tournait délicatement les pages.

- Je suppose que si elle est toujours en vie c'est que son instinct de survie n'est pas si inexistant finalement. Et que tes vieux réflexes sont toujours là, ajouta Baner.

- Effectivement. L'affaire sur laquelle nous travaillons est beaucoup plus... complexe va-t-on dire que ce que nous avions prévu. D'autres vies sont en danger et je ne peux pas être partout à la fois. Une jeune femme est impliquée dans l'affaire, une sorte de voyante qui se fait appeler Nokomis. Je la soupçonne d'être un témoin important, sinon on n'aurait pas envoyé un tueur à gage pour faire le ménage.

- Je crains le pire... le coupa l'Écossais.

- Je ne peux protéger Miss Warren et une diseuse de bonne aventure en même temps. À ce que je sache, je ne suis pas encore capable de me dédoubler, ceci me pose problème. Et je n'aime pas les problèmes. Du moins pas ceux-là. Cela me contrarie fortement et j'ai horreur d'être de mauvaise humeur. C'est là que ta soudaine réapparition devient utile.

- O'Brien, je te préviens, si tu comptes faire de moi la nounou de service... Tu te fourres le doigt dans l'œil ! marmonna le colosse en pointant un doigt tout aussi imposant que son physique sur le torse de Will.

- Je suis pourtant sûr que tu serais ravissant avec un tablier et une coiffe, ironisa William.

- Te fous pas de ma tête O'Brien !

- Allons, jamais je n'oserais !

- Une voyante en plus, une sorcière ! Tu veux ma mort ? Je refuse d'approcher une sorcière ! Ces harpies-là elles t'emprisonnent l'âme pour la jeter en pâture aux démons ! Elles te jettent des sortilèges pour faire de toi leur pantin ! Tu m'entends ? Moi, vivant, jamais je ne m'approcherai de cette créature !

- Même avec un joli pactole à la clé ? le tenta Will.

Si Lucifer avait un visage, c'était sans doute celui de William ; un regard pétillant, accompagné par un sourire qui relevait presque du sacrilège. Ne manquait plus qu'une paire d'ailes aux plumes noires comme du charbon. Baner eut un mouvement de recul, il avait la désagréable impression qu'il était sur le point de vendre son âme au diable.

- L'argent ne m'intéresse pas, le rembarra l'Écossais.

- Ah, lâcha Will en levant les yeux au ciel. C'est ce qu'ils disent tous. Mais es-tu bien sûr de ce que tu avances ? J'ai une excellente mémoire, et dans mes souvenirs tu me faisais part de tes inquiétudes financières concernant tes fiançailles si je ne m'abuse ?

Baner serra les poings. Il avait insinué que son maigre salaire de docker le tracassait en effet, mais il ne lui avait jamais dit qu'il avait besoin d'argent. Ce filou d'Irlandais s'avait sur quelle corde il pouvait jouer. Mais Baner avait décidé qu'on ne l'y prendrait plus. C'était du passé tout cela, il avait changé de vie désormais, c'était un homme honorable.

Will comprit à la moue de son ami qu'il avait visé juste. Cependant Owen Baner résistait à l'alléchant appât du gain. Qu'à cela ne tienne ! Will était rusé, il avait plus d'un tour dans son sac. La manipulation ne lui faisait pas peur. Il savait que Baner désirait plus que tout redorer le blason, avant de se déclarer. Plus que tout il croyait en la rédemption, c'était le moment rêvé de lui offrir cette occasion sur un plateau d'argent, n'est-ce pas ?

- Je préfère gagner mon argent honnêtement, répondit Baner. Tout ça c'est du passé.

- Qui t'as dit que ce n'était pas un travail honnête ? Tu n'as rien à faire, rien de plus que de rester attentif dans l'ombre. En plus d'être en danger, cette gitane possède des informations, et elle est bien décidée à les garder pour elle. Elle se méfie de moi comme de la peste, elle ne parlera jamais.

- Et elle a raison, le coupa Baner.

Will fit claquer sa langue, mi amusé, mi agacé.

- Peut-être qu'en veillant sur elle tu en apprendras davantage ? L'ange de la mort hante chacun de ses pas, ne trouves-tu pas cela honorable de protéger cette pauvre âme en perdition ? De mettre toute ta force et ton courage au service d'une innocente en danger ?

Baner se fit plus attentif à l'évocation d'une menace. Il hésitait.

- Elle a failli mourir tu dis ? se hasarda le géant.

- Oh oui ! Et d'une mort atroce ! Mais grâce à je ne sais quelle force du destin, moi, le brillantissime superbe William O'Brien (Baner leva les yeux au ciel)... Quoi ? Je lui ai sauvé la vie ! J'estime être en droit de mettre en avant ma petite personne pour une fois !

- C'est pas pour une fois O'Brien, c'est tout le temps, marmonna l'Écossais.

- Tu m'énerves, râla Will, tu es simplement jaloux. Ce qui, entre nous, est compréhensible. Quoi qu'il en soit, reprit-il, recouvrant son sérieux. Le tueur est hors d'état de nuire maintenant. Ce qui est clair c'est que c'était un professionnel, un ancien « ami ». Manifestement il se souvenait de moi. Enfin, j'ai pu remonter la piste jusqu'à l'homme qui avait envoyé ledit assassin ; il s'agit de Tobias Hathaway.

- Ce nom ne m'est pas inconnu... dit Baner.

- Que sais-tu de lui ? l'interrogea Will.

- Un arriviste. Au port les gars ont parlé d'un mercenaire. Un Russe je crois. Un filou, qui aime la bonne chair et l'argent. Très dur. Tu veux que je me renseigne ?

- Non, trancha le jeune homme. Je ne veux pas t'impliquer dans cette histoire.

- C'est un peu trop tard pour ça, tu ne crois pas ?

- Je pense qu'il faudrait que tu te tiennes loin de lui.

- Bah alors ? éclata de rire Baner. On s'inquiète pour moi O'Brien ?

- C'est dans ma nature d'anticiper. Je pense avoir eu affaire à un autre de ses sbires avec Miss Warren, en quittant la taverne du Dragon Bleu... On ne sait rien de lui, je préfère rester à l'écart et me renseigner plutôt que l'attaquer frontalement. Cet homme m'a l'air d'être quelqu'un dont il ne faut pas s'attirer l'attention, une pseudo personnalité en vogue en ce moment à Whitechapel si mes informations s'avèrent exactes. Charly m'a contacté lorsqu'il croisé un de ses « employés ». J'ai interrogé le pauvre gars et voilà tout ce que j'ai pu récolter : Tobias Hathaway est à la tête d'une espèce de groupe de crapules qu'il a recruté un peu partout dans Whitechapel. Rien d'anormal en soit dans l'East End, mais il a envoyé un homme assassiner un témoin important de l'enquête sur laquelle nous travaillons Miss Warren et moi-même. Et là, cela me dérange.

- Hum... réfléchit le grand Écossais. Ton bonhomme doit avoir un rapport direct avec ton enquête pour s'en prendre au principal témoin.

- Sans doute. Je pense qu'il s'agit d'un sous-fifre, le corrigea Will. Ce n'est pas lui qui tire les ficelles, ce n'est qu'un pantin.

- Un pantin que tu refuses d'approcher ? C'est tout de même un gros poisson que t'me décris là ! Où est le gars que tu as interrogé ?

- Enfin Baner, soupira Will presque irrité comme s'il s'agissait d'une évidence, je t'ai dit que je l'avais interrogé.

Baner mit un moment à comprendre avant de se frotter les yeux, épuisé.

- C'est bon j'ai compris, lâcha-t-il. C'est toi le professionnel des interrogatoires.

- Je ne peux prendre aucun risque, déclara Will. Cette affaire... C'est un peu différent de tout ce qu'on a fait jusqu'ici. J'ai comme l'impression que Miss Warren a raison, ces meurtres cachent quelque chose de bien plus tordu.

- Ça m'en a tout l'air. Donc, si je résume, tu veux que je trouve qui tire les ficelles du pantin Hathaway c'est ça ?

- Pas tout à fait... rectifia Will, hésitant, il savait que son ami n'accueillerait pas la nouvelle à bras ouverts. Je veux que tu protèges Nokomis, Hathaway, je m'en charge.

- Quoi ?! rugit Baner. T'm'as vraiment pris pour la nounou de service ! Tu t'es vu ? T'es qu'un moustique O'Brien, tu vas t'faire descendre ! Ce type, il a pas l'air de beaucoup rigoler.

- Dommage, moi j'aime bien rigoler.

- Gòrach ! Dans quoi tu t'es encore embarqué ?! Et mon travail au port, tu l'oublies ?

- L'appât du gain me tuera, répliqua Will sur un ton solennel, presque ennuyé. Mais toi, il te permettra d'être bien plus utile que dans un dock moisi. Tu as d'excellentes compétences Baner, cela serait dommage de ne pas s'en servir. Et puis toi qui tiens tant à ta morale et tes nouveaux principes, c'est l'occasion de te racheter une conduite !

Baner devint aussi écarlate qu'une écrevisse.

- Tu te fiches de moi ?! Tu trouves que j'ai une gueule de pouliche O'Brien ? C'est pas mon rôle de jouer à la gouvernante !

- Oh ! Crois-moi, cela peut être plus excitant que cela en a l'air !

- Excitant ? Bon sang O'Brien ! Ne me dis pas que...

- Quoi donc ? intervint la voix fluette de Jane.

- Mais rien, milady ! Baner, je te conduis à ton contrat cet après-midi, soit ponctuel, murmura Will alors que Baner était rouge de colère. Ceci, Miss Warren, ceci me paraît plus excitant que cela en a l'air, déclara-t-il joyeusement en déposant une lettre entre les mains de Jane.

- Le bal vous voulez dire ? demanda-t-elle perplexe.

- Exactement ! J'ai toujours trouvé amusant les bals masqués, pas vous ?

Jane secoua la tête, exaspérée, mais lorsqu'elle prit la lettre entre ses mains un nœud se forma dans sa gorge. La lettre ouverte, avait été scellée par une goutte de cire rouge, où ressortait le dessin du sceau. Le motif qui y était imprégné était celui d'une sorte de dragon, un serpent même, un monstre qu'elle avait croisé dans un livre d'histoires : un léviathan ?

Bonjour tendres lecteurs !

Oui, ce chapitre est un peu (beaucoup) long... Mais vous constatez que je ne pouvais pas couper en plein milieu du dialogue, enfin je ne trouvais pas ça intéressant de couper avant. Là au moins vous avez matière à cogiter ;)

Donc, je viens vous tenir informés de la suite des événements quant à l'histoire des sites vietnamiens qui s'approprient nos histoires. J'ai décidé de passer mes chapitres en privés. Au cours de la semaine je vais sans doute rédiger un avertissement complet qui sera mis au début de l'histoire. Après, je suis désolée mais il faudra s'abonner pour voir la suite... Je suis extrêmement désolée, je ne voulais pas en arriver là mais il semblerait que je n'ai pas la choix. Et comprenez le bien, ça m'embête vraiment de le faire...

Bref, revenons à nos moutons ; que pensez-vous de la théorie de Simon Palmer ? Valable ou pas ? Et le travail que propose Will à Baner, pensiez-vous qu'il allait s'agir de cela ? Et ce Tobias Hathaway qui a apparemment commandité le meurtre de Nokomis, qu'est-ce qu'on en pense ? Dangereux ou pas ? Will est-il inconscient d'aller s'y frotter seul ?

A vous ! ;)


Ceci est la version corrigée.

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