Chapitre 2 (2) (corrigé)


Munie de son chapeau et de son parapluie, Jane avait quitté la villa douillette de sa tante située de Regent Street pour les ruelles peu recommandables de l'East End. Vêtue d'une robe sombre de domestique d'une simplicité déroutante qu'elle avait emprunté à Lizzie avant de s'en aller, elle pensait ainsi se fondre dans le paysage pour éviter les ennuis.

La tête basse, le dos vouté et la tête rentrée dans ses épaules, personne ne faisait attention à Jane qui marchait d'un pas rapide dans les rues de Londres. L'air était lourd quoiqu'un peu frais par moments, au loin dans le ciel gris bleuté l'on pouvait percevoir d'énormes nuages sombres chargés de pluie et d'électricité qui recouvraient peu à peu le ciel de la ville.

Une bourrasque de vent s'engouffra dans les jupes des dames et Jane enfonça davantage son chapeau sur sa tête. Il semblerait qu'un de ses innombrables et si semblables jours de pluie ne se pointe à l'horizon. La demoiselle pressa le pas, elle espérait avoir le temps de trouver ce qu'elle était venue chercher avant que l'orage ne tombe, après tout elle n'avait guère envie de rentrer trempée jusqu'aux os chez elle.

Jane traversa rapidement la City et le pont de Londres, elle longea la Tamise et pénétra dans l'East End, lieu de misère, filet regroupant toute la canaille possible avant de pénétrer au cœur de Whitechapel par Old Montague Street. Les bâtiments noircis s'amoncelaient çà et là, côtes à côtes, les marchés ambulants sur les trottoirs animaient les rues à leur manière, des gamins des rues sillonnaient entre les passants, parmi eux des pickpockets déjà aguerris en dépit de leur jeune âge.

Jane serra contre elle son parapluie, sur ses gardes, dans le pire des cas ce dernier pourrait s'improviser arme de fortune. Se fondant dans la masse elle évolua dans cette foule dense sans regarder autre chose que ses pieds foulant hâtivement le sol.

Elle avait beau être courageuse elle n'était pas non plus sans savoir qu'il était dangereux de se trouver là, que l'on soit homme ou femme, aristocrate ou mendiant, le sort était le même pour tout le monde. À Whitechapel, les différences ne se mesuraient plus à la matière de l'étoffe portée, mais bien à la force de chacun. La loi du plus fort, chacun semblait en avoir conscience.

Une fillette qui vendait des fleurs barra la route de Jane. Vêtue de haillons, sa peau sale ressortait sur ses traits juvéniles et ses grands yeux bruns d'enfant fixaient Jane avec pitié. La jeune fille voulut la contourner, passer son chemin, c'était sans compter sa sensibilité de jeune personne qui vient tout juste de quitter la cage dorée de son enfance. Jane pinça les lèvres, elle sortit quelques pennies de sa poche et les donna à la petite fille qui lui offrit un bouquet en échange. Le sourire sur les lèvres de cette enfant lui réchauffa le cœur. Et lorsqu'elle s'éloigna la gorge de Jane se serra, aujourd'hui la fillette aurait de quoi se nourrir un peu, mais peut-être pas demain. Les jours ne semblaient se résumer qu'à de l'incertitude autour d'elle.

Après avoir rassemblé ses esprits, la jeune fille reprit sa marche rapide, slalomant entre les individus, toujours la tête baissée, évitant de croiser les regards qui pourraient la toiser. Elle arriva enfin sur le lieu qui faisait l'objet de son périple : Mitre Square.

Jane frissonna à l'idée qu'ici deux femmes avaient été sauvagement assassinées par Jack l'Éventreur. Mitre Square était une vaste place enclavée par des bâtiments, le piège parfait, peu difficile à repérer, car le lieu avait attiré bon nombre de badauds, des simples passants aux intrépides qui s'improvisaient pseudo-détectives. Elle s'avança prudemment sur les lieux du crime, attentive au moindre objet suspect qui aurait échappé à Scotland Yard. Jane pensait que Jack était revenu sur les lieux de son crime après le passage de la police, elle espérait qu'il ait perdu quelque chose, ou bien qu'elle trouverait un élément qui soit miraculeusement passé entre les mailles du filet. Elle inspecta le sol, la tâche de sang qui, comme une éclaboussure de peinture brune, recouvrait le pavé à l'endroit où le corps avait été retrouvé.

Elle inspecta les alentours, l'œil vif, le cœur enhardit par l'excitation que provoquait sa présence sur un lieu interdit. Jane examina les recoins de la scène de crime, dix minutes, peut-être vingt.

Un corps immobile se matérialisa à sa vue où la tâche sanguinolente s'étirait sur le pavé, elle allait hurler quand il s'évapora aussi rapidement qu'il était apparu. « Ce n'est que mon imagination... » Tenta-t-elle de se convaincre, une main posée sur son cœur palpitant. Une vague de froid s'insinua sous ses vêtements, la faisant frissonner. Des bruits de respiration vinrent crépiter à ses oreilles, un poids oppressant pesa sur sa poitrine alors que l'air se fit plus rare dans ses poumons. Jane eut la désagréable sensation que quelqu'un l'observait, l'homme au manteau bleu de la veille ? Ou bien était-ce les fantômes de Mary Jane Kelly et de Judy Browler qui lui faisaient revivre leurs derniers instants passés sur terre. Jane sentit une griffe d'air glacé lui lacérer la gorge, elle porta immédiatement une main sur son cou et écarquilla les yeux lorsqu'au sol, une flaque de sang d'un rouge vif s'étendit à ses pied.

- Hé ! Vous là ! Qu'est-ce que vous faites ?

Jane releva vivement le nez du sol, le policier l'avait hélée au loin et s'approchait d'elle à grands pas.

- C'est interdit vous n'avez pas à être ici, vous n'avez pas le droit ! la récrimina-t-il.

- Excusez-moi monsieur l'agent, répondit-elle encore sous le choc. Ma maîtresse m'a envoyée chercher quelque chose et je me suis négligemment attardée ici.

- Aucune importance vous devez partir, répondit le policier sur un ton bourru.

- Pardonnez-moi, ce n'était que de la curiosité mal placée.

L'agent de police, excédé par la langue bien pendue de la jeune fille, mit une main dans son dos et la poussa jusqu'à Mitre Street sans ménagement malgré les protestations de Jane qui ne supportait pas d'être éjectée de la sorte par ce policer mal luné et sans manières.

- J'ai compris cela suffit ! dit-elle en se dégageant des mains du policier. Auriez-vous au moins l'amabilité de me donner un renseignement ?

Il soupira, agacé.

- Quoi encore ?

- Pouvez-vous me dire si le boucher de Aldgate a été libéré ? s'enquit Jane.

Le policier pouffa de dédain.

- Ce ne sont pas vos affaires ma p'tite dame, maintenant du balais !

- Quel malotru ! s'indigna Jane.

Le policier l'ignora et reprenait déjà sa ronde. Jane aurait très bien pu retourner à Mitre Square dans le dos de l'agent pour poursuivre son investigation. Mais cela n'aurait servi qu'à lui attirer des ennuis. Fâchée elle rebroussa chemin avec l'impression que la scène de ces atrocités n'aurait rien à lui apprendre de plus. Bredouille et déçue, elle marcha dans les rues, le pas rageur, serrant le petit bouquet dans sa main qu'elle avait acheté à la petite fille.

Si seulement elle savait où chercher ! Pensive, elle passa une main sur sa gorge douloureusement sèche. Quelle étrange impression avait-elle eut là-bas, peut-être était-ce simplement parce que le meurtre était récent, mais elle avait eu la désagréable sensation de revivre les derniers instants de Judy Browler... Jane n'eut davantage le temps de suivre le fil de ses pensées qu'elle percuta quelqu'un.

- T'peux pas faire attention où tu vas ?!

Jane s'excusa, elle voulait à tout prix éviter les ennuis et ce n'était guère le moment de s'en attirer parce qu'elle voulait jouer à la forte tête avec une de ces brutes de Whitechapel.

Elle venait de bousculer une jeune femme aux cheveux bruns et Jane se figea de surprise. Ces yeux noirs, cette peau brunie, ces lèvres rouges, ce visage... Elle l'avait reconnue sur le champ.

C'était la fille de son rêve.


Le reste de la journée s'était écoulé à toute vitesse. Mrs Daria était venue rendre visite à Mrs Blancksfair et avait dispensé les dames de cette maison d'un cours de broderie tout à fait ennuyeux. Julie s'était appliquée à broder les motifs floraux sur son mouchoir tandis que Jane sentait un étrange poids opprimer sa poitrine. Cela semblait s'apparenter à de l'angoisse, ou de l'inquiétude, quoi qu'il en fût, Jane rassemblait les éléments éparts dans sa tête. Les noms, les rues, les visages, tous se mélangeait et son estomac se noua à la pensée de la fille de son rêve.

D'ordinaire Jane s'amusait volontiers de ce que son cerveau pouvait créer dans son sommeil, cependant en ce moment même cela ne la divertissait plus vraiment. Elle essayait de se rassurer comme elle le pouvait et en début de soirée et elle en était arrivée à la conclusion que ses élucubrations nocturnes n'étaient rien de plus qu'un vilain tour du destin. Après tout la jeune femme qu'elle avait croisé n'avait rien de particulier, puis le retour de Jack l'Éventreur avait été un choc qui l'avait hantée toute la sainte journée. Voilà tout.

Quant aux meurtres... Une idée avait surgit dans son esprit. Lizzie avait sans le savoir glissé quelque chose de très intéressant dans les pensées de Jane. « Un tueur revient toujours sur les lieux de son crime »... Et si elle avait raison ? Dans ce cas il était possible que le tueur de Whitechapel frappe de nouveau, et Jane comptait bien savoir où.

C'était décidé. Puisqu'elle ne pouvait demander des renseignements à la police sans sembler suspecte ou se faire jeter comme une malpropre, demain elle se procurerait les journaux de 1888. Et pour cela, Jane ne connaissait qu'un seul endroit à Londres...

La fatigue de cette journée insolite eut raison de Jane, qui se coucha de bonne heure. Alors qu'elle sombrait peu à peu dans les bras de Morphée un bruit sourd la tira brusquement de son demi-sommeil. Les yeux grands ouverts, elle repoussa doucement la couverture à ses pieds. Lorsqu'elle s'approcha de la fenêtre, elle tira le rideau pour vérifier si le bruit ne venait pas de l'extérieur : la rue était déserte. La nuit peignait le ciel et les maisons toutes endormies. Pas le moindre signe de vie à l'horizon. Au loin les nuages étaient lourds dans le ciel, un orage se préparait à se déchaîner.

Le même bruit sourd se fit entendre de nouveau, cette fois Jane sursauta. « Qui donc peut-il faire un tel bruit à une heure pareille de la nuit ? » Se demanda-t-elle. Sur ses gardes, elle s'arma du tisonnier qui reposait dans la petite cheminée au cas où il faudrait assommer un quelconque visiteur importun, puis elle sortit de sa chambre sur la pointe des pieds. Jane était une jeune fille plutôt téméraire dans son genre que le danger effrayait peu. S'il y avait un intrus dans sa maison elle comptait bien le surprendre ! Une idée des plus inconsciente qui alimentait le feu d'adrénaline qui brûlait en elle envers et contre tout.

Dans le couloir Jane perçut le froissement d'un vêtement qui attira son attention. Quand elle fit volte-face elle distingua une faible lumière vacillante au fond du couloir venant du bureau de son oncle. Alors elle repoussa ses longs cheveux derrière son oreille et serra fermement le tisonnier entre ses mains. S'efforçant de rester le plus discrète possible, ses petits pieds nus tâtonnèrent avec méfiance le parquet froid et elle avança avec prudence.

Elle progressa jusqu'à la source lumineuse, le cœur battant, retenant sa respiration. Lorsqu'elle se risqua à passer la tête dans l'embrasure de la porte le bois craqua sous son poids et elle grimaça, Jane se mordit la lèvre tout en fermant les yeux. « Quelle bien piètre espionne ! » Songea-t-elle.

– Je sais que tu es là, surgit une voix dans le silence.

« Tante Helen ! » Soupira Jane avec soulagement. Bon Dieu elle avait failli assommer sa tante ! Elle cacha le tisonnier dans son dos et sortit prudemment de sa cachette. Helen était assise au bureau de son défunt mari, une chandelle posée à côté éclairant faiblement la pièce, elle était enveloppée dans sa robe de chambre lie-de-vin, sa tresse rousse parsemée de cheveux blancs pendait sur son épaule gauche et des lunettes, fardeau de l'âge, reposaient sur son long nez moucheté de taches de rousseur. La flamme de la bougie dansait sur les courbes de son visage fatigué, creusant les ombres de sa figure et les petites rides autour de ses yeux. Elle déposa le cadre photo à plat sur le bureau, le regard perdu sur le visage sépia qui regardait fixement l'objectif avec dignité, une petite lueur juvénile dans le regard en dépit de son crâne à peine dégarni et sa moustache sombre. Il respirait la sympathie, n'en déplaise au costume élégant noir qui lui conférait un air résolument sévère.

– Il me manque atrocement, confessa tante Helen, la voix chargée d'émotion.

– À moi aussi, murmura Jane.

Elle observait l'homme sur la photo, un homme que tous sous ce toit avaient tendrement aimé. Un portrait du docteur Henry Blancksfair mort depuis déjà deux ans aujourd'hui. Une crise cardiaque qui l'avait emportée sans crier gare, cette force de la nature pourtant en excellente santé. Sa mort avait été si soudaine... Rien n'avait laissé présager que l'ombre de la mort planait sur lui.

Helen leva ses yeux bruns sur Jane, la dame semblait lasse, elle passa une main sur son front à laquelle un anneau d'or ornait son annuaire.

- Tu ne dormais pas ? demanda-t-elle à Jane.

- Pas vraiment, non.

Helen hocha silencieusement la tête, cependant son regard scrutateur détailla sa nièce.

- Qu'est-ce que tu mijotes ?

Jane releva brusquement la tête, soudainement tendue.

- Je te connais Jane, je sais quand tu as une idée derrière la tête. Je ne sais pas ce que tu prépares mais je suis certaine que cela ne présage rien de bon.

La jeune fille se redressa, elle se mordit la langue.

- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, dit-elle calmement.

- Allons, cesse de me prendre pour une idiote, s'agaça tante Helen.

- Avez-vous au moins des preuves avant de m'accuser de la sorte avec pour conviction un simple sentiment ? répondit Jane en la regardant droit dans les yeux.

Un silence tendu s'installa durant lequel une tempête agita furtivement les traits de la maîtresse de maison, ce qui ne laissait présager rien de bon.

- Très bien. Dorénavant tes petites sorties et activités seront contrôlées.

- Je vous demande pardon ? Je ne...

- Ne discute pas. Que croyais-tu ? l'interrogea Helen en dardant un regard féroce sur sa nièce. Je ne suis pas dupe. Me penses-tu assez sotte pour croire que tu respectes mes consignes ? Tu es peut-être fourbe, mais pas encore assez pour me tromper, continua-t-elle. Tu es bien la fille de ta mère, mais au moins elle n'était pas inconsciente comme toi. Je sais que tu fais ce qui te chante et que tu crois que tout est permis. Mais il n'en ait rien, bien au contraire. Il est tant que tu te comportes comme une dame de ton rang.

Mrs Blancksfair la fixait sévèrement, les iris si sombres et les cheveux roux rendu si vif par la flamme vacillante de la bougie que cela lui conféra un air de créature démoniaque toute droite sortie des récits d'épouvantes.

- Ne t'avise surtout pas de me désobéir. Me suis-je bien faite comprendre ?

Un drôle de sentiment étreignit la gorge de Jane qui serra les poings. Une colère mêlée à de l'impuissance. Visiblement sa tante avait décidé de resserrer davantage sa poigne autour de la jeune fille belliqueuse. Pourquoi diable maintenant seulement ? Son instinct lui souffla qu'après tout c'était peut-être sa tante qui lui préparait un mauvais coup.

Son instinct lui ordonna de se rebeller, de protester immédiatement, mais sa raison lui conseilla de se taire car il était inutile de parlementer. À vrai dire Mrs Blancksfair faisait rarement preuve d'autorité avec elle, mais quand cela se produisait l'effet était immédiat.

Jane desserra les poings et avala difficilement cet ordre avant de hocher la tête, l'air entendu.

- Bien. La discussion est close. Retourne te coucher maintenant, ordonna Helen d'une voix blanche.

Et elle retourna à l'examen du bureau de feu Mr Blancksfair comme si de rien n'était. Jane ne se fit pas prier pour retourner jusqu'à sa chambre et elle s'éloigna même plus vite qu'elle n'était venue.

Rarement elle s'était pliée à la volonté de sa tante sans opposer une quelconque résistance et Helen écouta les petits pas s'éloigner dans le couloir avec circonspection. Allait-elle accéder à sa demande de rentrer dans le moule ? Elle n'en savait rien et priait ardemment pour que le Seigneur lui vienne en aide. Jane ne le savait peut-être pas mais sa tante faisait cela pour son bien, rien que pour son bien.

Tante Helen vérifia qu'elle était bien seule. Lorsqu'elle constata avec soulagement que la jeune fille n'était plus dans les parages, elle posa ses coudes tremblants sur la surface lisse du bureau de son défunt époux, elle fixa ses mains jointes dont la peau était de moins en moins ferme et reporta son attention sur l'alliance qui ornait son doigt. Elle l'ôta de son annuaire et examina l'anneau doré avant de le placer près de la photographie de son mari. Helen resta un moment figée dans cette position, ses lèvres tressaillirent et dans un moment de faiblesse elle lâcha prise, s'affalant sur la table.

À bout de souffle elle ferma les yeux et une larme coula sur sa joue.

C'est la fin de notre chapitre 2 !

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