Chapitre 2 (1) (corrigé)
Whitechapel
« La figure de Jack l'Éventreur est absolument légendaire. Nul ne l'a jamais vu, ou plutôt les personnes qui l'ont vu n'ont jamais pu le décrire car on a retrouvé que leurs corps, horriblement mutilés. »
Robert Desnos, Jack l'Éventreur
Le lendemain matin, Jane se réveilla assez tard contrairement à son habitude. La nuit avait été longue, et son sommeil agité.
Elle avait rêvé d'un homme vêtu d'une cape noire et d'un haut de forme. Son visage était caché, mais sous ses vêtements se trouvait un plastron d'un blanc immaculé qui perçait la noirceur de la nuit. Il portait des gants sombres, se déplaçait d'une façon aérienne. C'était à peine si on l'entendait. Sa longue cape ondulait à chacun de ses pas lui donnant l'air d'une ombre vacillante dans l'obscurité. Au cœur du silence et de la nuit noire, il semblait presque se mêler du décor. Plus loin, un rire grotesque troublait le silence. Au fur et à mesure que l'homme en noir s'en approchait, le son s'amplifiait. Une atmosphère lourde flottait dans les airs, comme avant une journée d'orage.
Sous un lampadaire, une jeune femme à peine plus âgée que Julie se tenait d'une façon aguicheuse. La jupe relevée sur une cuisse ferme et le châle ouvert sur une gorge brune. Elle rejeta la tête en arrière, son sourire provocateur lui donnait quelque chose de vulgaire. Ses cheveux bruns tombaient sur ses épaules nues et ses yeux de biches scrutaient l'horizon. Quand l'homme en noir s'approcha d'elle, ses lèvres rouges se fendirent en un sourire coquin. Ils échangèrent quelques mots que Jane ne put entendre. Alors l'homme offrit galamment son bras à la jeune femme tel un gentleman et, ainsi, ils disparurent au coin de la rue.
Jane voulut les rattraper seulement un poids la retenait. Tandis qu'elle s'efforçait d'avancer, les rires cessèrent brutalement et un silence de plomb tomba. Jane se figea, son sang ne fit qu'un tour, son cœur battait à tout rompre dans ses tempes. Un vertige la saisit et elle eut un malaise, s'écroula à terre, haletante. Mais avant de fermer les yeux, un corbeau se posa à côté d'elle.
Quand elle s'échappa de son cauchemar, ses draps étaient trempés et des gouttes de sueur perlaient sur son front. Sa respiration était saccadée, ses oreilles bourdonnaient et sa tête l'élançait. Les rayons du jour qui traversaient ses rideaux la forcèrent à se redresser sur son lit. Tant bien que mal elle chercha un point à fixer afin de se concentrer et s'apaiser. Quand le tambourinement dans sa tête eut cessé, elle rassembla ses forces pour se tirer hors de son lit.
Elle se dirigea lentement vers la fenêtre et écarta un rideau, curieuse. Le soleil brillait déjà haut dans le ciel. « Il doit être aux alentours de dix heure » songea-t-elle. Lentement elle se dirigea vers sa baignoire, juste derrière un grand paravent au fond de sa chambre au parquet froid et au plafond trop haut.
Les murs étaient recouverts d'une tapisserie aux arabesques taupes pâles. Les meubles en ébènes étaient d'une certaine simplicité mais nullement dépourvus de charme au même titre que l'édredon bordeaux qui mettait en valeur le lit à baldaquin. Les couleurs sombres de sa chambre ne la gênaient pas, bien qu'elle préférât tout de même la clarté du bureau de son oncle où elle passait presque tout son temps autrefois. Mais ceci, c'était avant la mort de ce dernier.
Béatrice, la femme de chambre, entra au même moment avec une cruche d'eau fumante.
– Avez-vous choisi la robe que vous désirez porter aujourd'hui mademoiselle ? demanda-t-elle.
– Non Béatrice, je vous laisse la choisir.
Béatrice ne fut pas plus surprise que cela de la réponse de la jeune fille. Jane l'avait habituée à son manque d'intérêt pour les toilettes et la mode.
Elle sortit une robe bleue nuit de son l'armoire qu'elle aida la demoiselle à enfiler. Sous-vêtements, corset, bas, jupons, robe, veston, avec toutes ces couches de vêtements, ce n'était guère là chose facile de que de se vêtir et de se dévêtir seule. Quand Béatrice laça son corset, Jane gonfla la poitrine au maximum pour avoir la place nécessaire afin de respirer sans trop souffrir. Cela avait beau faire des années qu'elle en portait, elle ne s'y était toujours pas habituée.
Assise devant sa coiffeuse, Jane contemplait son triste reflet dans le miroir ; ses cernes contrastaient avec ton teint pâle qui lui donnait plus l'air malade que le teint lumineux à quoi aspiraient bon nombre de dames... Ses yeux bleu-gris étaient le seul charme qu'elle se trouvait, c'étaient les mêmes que ceux de sa mère à ce qu'on lui avait dit. C'était d'ailleurs la seule chose dont on avait osé lui parler au sujet de sa mère... Et tante Helen avait sévèrement réprimandé le cousin Opkins lorsque cette remarque lui avait échappé.
Bien que son teint soit quelque peu cireux par moment, personne ne pouvait nier qu'elle avait des traits fins et féminins, quoiqu'un peu trop enfantin selon les dires de la vieille tante Alice : un petit nez légèrement poitu, des pommettes rebondies et des lèvres pleines où reposait un sourire malicieux. Outre une petite taille et un corps frêle peu attrayant pour la gent masculine, tout le charme de Miss Jane Warren résidait dans l'éclat pétillant dans ses superbes grands yeux qui brillaient d'intelligence et de fantaisie, ainsi que dans son sourire qui illuminait son visage lorsqu'elle avait une idée farfelue en tête.
Naturellement ce n'était pas vraiment là les critères de beauté recherchés chez une jeune fille en âge de se fiancer. Mais c'était ce qui rendait la demoiselle unique et intéressante, à sa manière. Car oui, elle était bien des fois objet de curiosité, cette étrange demoiselle qui se faisait remarquer par ses faux-pas maladroits, son franc-parler et par un décalage qu'elle prenait plaisir à cultiver pour faire jaser les amies de sa cousine Julie.
Béatrice ne lui avait jamais confié, mais elle adorait coiffer ses longs cheveux ondulés. Cette chevelure longue comme une cascade de chocolat qui lui conférait un petit côté de douceur gourmande. Ce qui contrastait pertinemment avec les flammes de la chevelure de sa tante et de sa cousine.
Le moins que l'on puisse dire, c'était que Jane ne passait pas inaperçue dans le tableau de la famille Blancksfair, tant par ses manières qui laissaient très franchement à désirer, que par son aspect physique et son absence manifeste de raffinement.
Ce matin-là Jane resta cloîtrée dans sa chambre avec un roman de Mary Shelley entre les mains. Ses élucubrations au sujet de monstres la veille avaient fait naître chez elle un regain d'intérêt pour cette lecture toute particulière. Elle partit donc à la rencontre de la créature du Docteur Frankestein, fascinant comme le monstre expérimente les émotions humaines ! Jane se demanda si, comme elle l'avait supposé, Jack était sensible ou bien s'il avait oublié depuis longtemps comment faire. Peut-être était-ce lui aussi un monstre né des mains des hommes ?
Ses pensées vagabondèrent de nouveau vers le Tablier de Cuir et son rêve. Elle n'apporta que peu de foi à ses chimères de la nuit, ce n'étaient que des rêves après tout cependant cela suffisait à faire naître une myriade de questions chez elle dont une l'obsédait : pourquoi revenir cinq ans après ?
Pourquoi reprendre là où il s'était arrêté ? Personne n'avait jamais pu voir son visage, celles qui avaient croisé sa route l'avait emporté au Paradis, ou en Enfer si on considérait Jack comme un génie du mal, un esprit infernal, un diable. Il s'était littéralement volatilisé, évaporé dans la nature sans que jamais il n'ait à croiser le chemin de la potence pour ses crimes. Sans doute avait-on pensé qu'il s'était enfui, d'aucuns évoquaient l'Amérique, ou bien était-il mort, même Jane avait oublié son passage dans les rues de Whitechapel jusqu'à hier encore... Pourquoi ? Oui, pourquoi revenir ?
Les interrogations se bousculèrent dans l'esprit de Jane. Pourtant cette histoire n'était pas de son ressort, il n'en avait jamais été question d'ailleurs, alors pourquoi Jane s'enfonçait dans les méandres de cette sombre affaire ? Et surtout pourquoi avait-elle le sentiment que Scotland Yard faisait fausse route ?
La précipitation, la peur, la pression, l'ordre de calmer les foules, à n'en point douter la police avait commis une erreur en arrêtant ce boucher. Elle le sentait. Les policiers n'avaient pas cherché à mettre derrière les barreaux un coupable, mais bien un bouc émissaire.
Si l'Éventreur avait pris tout ce temps avant de revenir sur le devant de la scène il y avait une raison à cela, et c'était tout ce qui préoccupait Jane. Le retour du tueur n'était pas à prendre à la légère, il avait été calculé, probablement que ces cinq années lui avaient permis d'élaborer un nouveau plan, une mise en scène. « C'est ça... C'est une mise en scène. » Se dit Jane.
L'évidence la frappa : le corps mutilé selon une technique bien particulière, les organes exposés, les ruelles de Whitechapel, le choix de la victime... L'assassin savait que tous les regards se braqueraient de nouveau sur lui et il avait compté sur la presse pour promouvoir son spectacle. Scotland Yard perdait son temps à tenter de démasquer le tueur, ils ne pourchassaient qu'un fantôme, c'était comme essayer d'attraper un nuage de fumée. Alors que cette histoire de mise en scène, ce projet... il y avait nettement plus à en tirer. Si l'on osait entrer dans le jeu de l'Éventreur, que l'on daignait s'intéresser à son spectacle, il y avait alors plus de chances de se rapprocher de la vérité.
Jane remua sur son lit, elle s'allongea à l'envers, les jambes relevées contre la tête de lit et pieds appuyés contre le mur, les yeux rivés sur son plafond. Plus elle y pensait, et plus sa théorie prenait de la place dans son esprit et gagnait en crédibilité. Elle se trouva rapidement enveloppée dans la sensation grisante qu'elle avait peut-être une idée valable qu'elle pourrait soumettre à Scotland Yard.
« Comme s'ils n'y avaient pas déjà pensé ! » La réprimanda sa conscience. Certes, mais comment le savoir ? Et si l'arrestation de ce boucher n'était qu'un leurre en attendant de persévérer dans la traque du tueur de Whitechapel ? Et puis, qui la croirait ?
La jeune fille soupira et se fustigea intérieurement. Ses rêves d'intrigues et d'aventures ne la laisseraient-ils donc jamais en paix ?
Quand Jane se donna finalement la peine de descendre pour prendre l'air, elle entendit les bruits d'une discussion provenant de la cuisine. Cela devait sans doute être une discussion entre domestiques au sujets des derniers potins, rien qui ne vaille la peine que l'on tende l'oreille, cependant elle ne put s'empêcher de s'arrêter dans l'escalier lorsqu'elle entendit les mots « meurtre », « courtisane », « sang » et « Scotland Yard »... Soudainement la conversation trouvait plus d'intérêt à ses yeux et Jane s'approcha sur la pointe des pieds de la cuisine où elle reconnut les voix de Béatrice et de Lizzie.
La rumeur devait avoir rapidement gagné Londres, il n'y avait donc rien de surprenant à ce l'on ne parle plus que de cela, surtout entre domestiques, c'était une chose bien connue, les femmes de chambres raffolaient des ragots. Jane ne put contrôler son irrésistible curiosité, elle jeta un coup d'œil autour d'elle pour s'assurer qu'elle était bien seule et colla son oreille à la porte entrouverte.
- C'est vraiment horrible... Je n'ose imaginer ce que la pauvre fille a dû voir lors de sa dernière heure... déplora Béatrice.
- Rien que d'y penser je frissonne, surenchérit la petite voix de Lizzie.
- Je prie pour que Mrs Blancksfair ne nous envoie pas faire une course en pleine nuit... Il est hors de question que je mette un pied dehors à la nuit tombée !
- Allons Béatrice, Mrs Blancksfair ne nous enverrait jamais faire une course à Whitechapel enfin ! assura la jeune Lizzie. Qu'est-ce qu'elle aurait à nous faire chercher dans un quartier pareil !
- Parce que tu crois que le tueur va se limiter à Whitechapel, toi ? s'enquit Béatrice.
- Je ne sais pas. Une chose est sûre, pour rien au monde je ne retournerais là-bas.
- Y retourner ? Eliza qu'est-ce que tu veux dire ?
Il y eut un silence. Jane fronça les sourcils derrière la porte et retint sa respiration.
- Mes parents avant une petite pièce dans Fieldgate Street. Je me souviens à quel point la vie était dure là-bas, et encore, nous faisions partie des mieux lotis ! Nous sommes partis bien assez tôt grâce à ma tante, Dieu ait son âme, mais je n'ai jamais oublié la vie que nous menions. J'y suis retournée il y a quelques mois, lorsque mon ancien employeur m'avait envoyée faire une course. J'en ai des frissons rien que d'y repenser ! Surtout lorsque je suis passée par Brushfield Street, tu sais, là où ils ont trouvé le corps de cette Mary Jane Kelly...
- Quelle horreur... commenta Béatrice.
- Tu sais, on dit que le meurtrier revient toujours sur les lieux de son crime. Me dire que le tueur rôde probablement dans les rues me donne la chair de poule...
Jane décolla son oreille indiscrète de la porte de la cuisine. Elle n'avait rien appris de très intéressant à espionner les commérages de ses domestiques. Elle n'eut aucun remord d'avoir fait quelque chose de moralement condamnable, seule la déception la piqua avec fourberie, comme pour la narguer qu'elle n'ait rien appris. Rien appris ? Vraiment ? « On dit que le meurtrier revient toujours sur les lieux de son crime. C'est probablement vrai. »
Cela l'était on ne peut plus quand Jane se souvint subitement que le corps de Judy Browler avait été retrouvé à Mitre Square, exactement au même endroit que Catherine Eddowes en 1888...
Et voilà le début du chapitre 2 ! J'espère que vous vous plaisez dans ce Londres du XIXe s...
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