Chapitre 13 (3) (corrigé)
En fin d'après-midi, Jane prit congé auprès de Miss Doyle. Si elle lui promit de rentrer chez elle, en revanche elle tut volontairement ses projets d'anéantissement de ses fiançailles à venir. Elle avait même une idée derrière la tête ! Tandis qu'elle traînait des pieds pour retourner dans son cauchemar éveillé, elle sentit qu'on l'agrippait brusquement par le bras. Lorsqu'elle fit volte-face, prête à appeler au secours, elle vit une silhouette encapuchonnée qui lui faisait signe de se taire. La fine main brune plaquée sur sa bouche et le tintement des breloques s'entrechoquant donna un indice à la jeune fille sur l'identité de ce spectre. La silhouette desserra à peine sa poigne autour du bras de Jane et l'entraîna dans une ruelle sombre, à l'abri des regards et autres oreilles indiscrètes.
Jane fut plaquée doucement dos au mur, son mystérieux fantôme jeta un regard de part et d'autre pour s'assurer qu'ils étaient bien seuls. Lorsqu'il se fut assuré que c'était bien le cas, il retira sa main de la bouche de Jane et fit tomber sa capuche sur ses épaules.
- Nokomis ? s'écria Jane en la reconnaissant. Que faites-vous...
- Silencio señorita Jane ! Se podría oírnos ! lui intima la gitane.
Jane ne comprit pas un traitre mot de ce qu'elle venait de lui dire, mais son ton était on ne peut plus éloquent. Cette conversation ne devait pas être entendue.
- Que se passe-t-il Nokomis ? N'étiez-vous pas censée rester à l'hôpital ? Votre blessure n'est pas encore cicatrisée, murmura la jeune fille inquiète.
- Por favor señorita, les murs ont des oreilles... dit la gitane sur un ton conspirateur. Je ne pouvais pas rester à l'hôpital. Je vous ai cherchée toute la journée, il fallait que je vous prévienne. C'est très urgent ! insista-t-elle.
Avait-elle de nouveau reçu la visite des esprits des victimes de Jack l'Éventreur ? Avait-elle des informations sur lui à lui communiquer ? Avait-elle comme Jane des visions cauchemardesques ? Quoi que ce fût, simples fadaises ou non, toute piste même minime était bonne à prendre.
- Très bien, dites-moi tout. Que se passe-t-il ? la pressa Jane.
- Votre ami n'est pas avec vous ? s'inquiéta la médium.
- Non il...
- Bueno, écoutez attentivement, reprit-elle. Un homme est venu me voir à l'hôpital. Il savait qui j'étais. Il m'a posé beaucoup de questions sur le meurtre mais aussi sur vous et sur el señor Will. Je n'ai rien dit mais il m'a menacée, si je ne parlais pas il me ferait expulser... No le dije nada pero... Je suis inquiète. Cet homme n'est pas bon, il porte le mal en lui, je l'ai vu dans ses yeux, dit la gitane avec mystère. C'est le même mal qui ronge el señor Will...
« Un mal qui ronge Will ? » À part ses cachoteries et un narcissisme plus élevé que la moyenne, la jeune fille avait des difficultés à concevoir le « mal » en question. Jane secoua la tête et attrapa les épaules de Nokomis, ce n'était pas le moment de se perdre en conjectures.
- Nokomis s'il vous plaît, cet homme, à quoi ressemblait-il ? l'interrogea Jane.
« Se pourrait-il qu'il s'agisse de l'inspecteur McColl ? »
- Hum... Très grand. La piel foncée, des yeux noirs comme la mort. Il se tenait très droit. Muy bien vestido, continua la voyante en mimant. Il portait une longue cape bien brossée, elle doit coûter très cher, avec une belle breloque rouge et or sur sa poitrine. Ah oui ! Il a aussi dit qu'il était là sur ordre de la Reine.
« Sébastian Wallace, qui d'autre ? » Se dit Jane.
- Merci, Nokomis. Votre aide m'est très précieuse. Je crois deviner de qui il s'agit. Écoutez-moi très attentivement. Vous allez vous cacher et surtout éviter tout contact avec cet homme. D'autant plus qu'il semblerait très clairement que quelqu'un en veuille à votre vie. Nous ne vous laisserons pas dans cette situation. Trouvez refuge chez Mrs Zhang, elle vous aidera.
Des éclats de voix attirèrent l'attention des deux jeunes femmes, Nokomis enfila immédiatement sa capuche, ses yeux de biches brillaient d'une lueur d'affolement. Elle était très inquiète.
- Je dois y aller. Faites attention señorita Jane, cet homme est dangereux. Je crois qu'il n'hésitera pas à s'en prendre à vous pour obtenir ce qu'il veut. Prenez garde.
Sur ces quelques mots d'avertissement, la gitane tourna les talons et s'enfonça dans la foule dense. Ses dernières paroles résonnaient comme un glas mortel dans la tête de la jeune fille qui en frissonna. Si le détective royal la prenait pour cible, ses chances d'en ressortir indemne étaient quasi nulles. Jane s'adossa contre le mur, les yeux perdus sur le sol boueux. Jack l'Éventreur avait littéralement une armée à ses trousses et pourtant il demeurait introuvable. Comment était-ce possible ? Elle songea ; le meurtrier ne pouvait tout de même pas s'envoler comme par magie ! Alors quoi ? Si personne ne parvenait à l'attraper c'était que derrière le masque du tueur de Whitechapel se cachait une personnalité redoutable et importante. Un aristocrate ? Possible. Pourquoi pas, mais qu'aurait-il à gagner dans le meurtre de prostituées ? Son importance ne se mesurait pas uniquement à son sang bleu, mais à la main mise qu'il avait sur l'affaire.
C'était cela ! Si Jack semblait anticiper chaque mouvement de la police c'était sans doute parce qu'il avait un lien avec, de près ou de loin. Jane ne voyait pas d'autres explications. Alors soit Jack l'Éventreur faisait partie de la police et brouillait les pistes à sa guise... Ce qui excluait l'éventuelle implication de lady Blackwood, soit sa puissance lui permettait d'exercer un parfait contrôle sur la police. Dans ce cas-là l'aide de McColl et de Wallace étaient les bienvenues, les deux énergumènes étaient si dévoués à leur Reine et à leur pays qu'il semblerait qu'aucune corruption ne fasse le poids devant tant de patriotisme.
Et Fulton dans tout ça ? Et lady Blackwood ? Qu'avaient-ils à voir dans toute cette sanglante affaire ? Fulton mettait les voiles pour l'Amérique au moment même où tous les regards étaient braqués sur lui, avait-il seulement peur que sa réputation soit éclaboussée par le scandale de la mort de Judy Browler, ou avait-il autre chose à cacher ? Quelque chose de beaucoup plus sombre ? Et s'il pouvait être le commanditaire de ces meurtres comme l'avait suggéré Will ? Quant à lady Blackwood... Jane avait l'impression de se heurter à une forteresse de glace quand ses pensées allaient vers la Comtesse, et elle n'en tirait rien d'autre qu'une affreuse frustration. Coupable ou non coupable. Soit Will avait raison et Emma Blackwood était bel et bien l'assassin qui se cachait derrière le masque de Jack l'Éventreur, soit... ils se trompaient sur toute la ligne et on les guidait volontairement vers une fausse piste. Si cette dernière déduction s'avérait être la bonne, dans ce cas ne restait plus qu'à savoir qui et pourquoi. Fallait-il encore prouver tout cela !
Jane frotta ses tempes tandis qu'un mal de tête la guettait. Toutes ces hypothèses lui donnaient le tournis ! Il lui fallait au plus vite vérifier ses interrogations, écarter celles qui étaient inutiles et développer celles auxquelles elle pouvait répondre, avant qu'une nouvelle victime ne succombe sous les coups de l'Éventreur.
La porte s'ouvrit sur une silhouette aux épaules affaissées, à l'aspect abattu. Fatiguée et le dos courbé, elle s'appuya sur la porte pour retirer sa cape poussiéreuse et ses bottines boueuses. Ses petits pieds la faisaient désormais souffrir et elle ne rêvait que de son lit alors que le soleil venait à peine d'entamer sa descente.
L'intérieur de la villa Blancksfair grouillait de monde, de domestiques spécialement engagés à l'occasion de l'anniversaire de Julie, se précipitant dans le salon afin qu'il brille de mille éclats pour la soirée. Les meubles avaient été poussés, des miroirs avaient été installés avec stratégie, afin de refléter les flammes des chandeliers et baigner la pièce dans une lumière fantastique. Serviettes de soies, napperons en dentelle, blanc immaculé, chandeliers en argent, argenterie et porcelaine circulaient sous les yeux fatigués de la nouvelle venue qui n'avait d'autre envie que de mettre un royal coup de pied dans tout cela dans l'espoir de se sentir mieux.
La voix autoritaire de Julie résonnait des quatre coins de la maisonnée, assistée par la maîtresse de maison qui la couvait d'un œil fier. Elle aboyait des ordres aux domestiques, agitait ses bras toujours avec grâce et autorité dans sa robe de mousseline bleue. Bientôt ce serait à son tour d'administrer une maisonnée, elle composerait les menus, dirigerait les domestiques, règlerait les conflits, choisirait un service à café en porcelaine de chine, quel tapis persan, papier peint jaune ou vert, satin ou velours... Jane aussi aurait bientôt à faire cela, elle qui n'était même pas capable de choisir quelle sauce marier avec la viande d'agneau, quelle danse pour ouvrir un bal, roses ou pivoines, quel plan de table ? Elle en avait le tournis rien qu'en y pensant. Seigneur, elle ne serait jamais capable d'apprendre tout cela !
Tante Helen dut percevoir la présence de sa nièce dans son dos, elle se retourna avec une lenteur exagérée, elle portait une chemise d'étamine et une jupe de percale impeccable, tandis que la mode était aux chignions volumineux, elle se contentait de tresser ses cheveux et de les attacher en une coiffure en apparence compliquée. Quand son regard brun rencontra celui de sa nièce, tante Helen se contenta de relever le menton, droite à s'en disloquer les cervicales, le regard froid et sévère. Un petit sourire victorieux étira ses lèvres minces, ce qui eut le don de faire enrager Jane de plus belle.
- Je savais que tu reviendrais, observa Mrs Blancksfair.
Jane inclina la tête vers son interlocutrice et serra les dents.
- Tu es intelligente, je l'ai toujours su. Il faut que tu regardes la vérité en face ma chère enfant ; tu n'as ni nom, ni fortune, ni connaissances. Tu as certes un joli visage, mais ce charme naturel n'est rien en comparaison de la beauté de certaines. N'espère pas attirer les faveurs d'un duc ou d'un comte. Il faut que tu comprennes que ce mariage est la seule façon pour toi d'accéder à la sécurité et au confort matériel. Dans un tel cas, je regrette que tu ne puisses faire autrement, déclara Helen
- Oh, releva la jeune fille avec cynisme. Vraiment ? Vous regrettez ? À vous entendre j'aurai presque de la peine pour vous. C'est bien vrai, vous avez la charge encombrante de marier une malheureuse orpheline plus pitoyable qu'une foule de traîne misère. Quel fardeau !
- Veux-tu cesser ce petit jeu Jane ! ordonna sa tante. Je pensais que tu t'apercevrais que c'est moi qui tiens le mauvais rôle dans toute cette histoire. Je n'ai pas choisi cela et...
- Que voulez-vous donc dire ? Que la décision est certainement tombée du ciel ? l'interrompit sa nièce.
- Tu es jeune, tu ne vois pas encore tous les bénéfices de cette union. Mais tu apprendras, et quand tu seras mère à ton tour et que tu auras une vision éclairée de tout cela, alors tu comprendras, expliqua sa tante en faisant deux pas vers elle. Jane, je sais que ce n'est pas ce que tu voulais, je ne le voulais pas pour toi non plus. Cela dit nous sommes des femmes, et en tant que femmes il nous incombe d'honorer notre devoir et de faire preuve de bon sens. Les sentiments sont quelque chose d'appréciable dans un couple, néanmoins il faut que tu comprennes que ce n'est pas indispensable.
- Et je présume que vous avez une vague idée de ce qui l'est ? hasarda la jeune fille insolente.
Tante Helen retint un profond soupir, Julie écoutait d'une oreille distraite la jouxte verbale entre sa mère et sa cousine. Helen joignit les mains sur son ventre, elle chercha les bons mots, mais il n'existait pas de bonne façon de dire cela.
- L'argent, scanda Mrs Blancksfair. L'argent est absolument indispensable.
Jane accusa le coup. Alors sa tante la mariait au premier manant bien loti qui passait par là, en fait elle ne valait guère mieux qu'une vache laitière que l'on exposait sur une scène parmi d'autres. Le mariage l'obligerait à jurer fidélité et obéissance à cet homme, à la manière d'un bon épagneul bien dressé, en échange il lui apporterait confort et sécurité. Un don spirituel contre un don matériel. On l'achetait. La jeune fille eut envie de vomir en songeant qu'elle ne valait pas mieux qu'un meuble aux yeux de cet inconnu.
Elle ne pouvait accepter cela. Son bon sens le lui interdisait.
- Vous pensez sans doute avoir gagné, la défia Jane. Mais ce n'est certainement pas le cas. Vous avez peut-être gagné une bataille, mais je n'ai pas encore perdu la guerre.
- Serait-ce une menace ? demanda Mrs Blancksfair mi- amusée, mi- offusquée.
Sans un mot de plus, Jane tourna le dos à sa tante et grimpa le grand escalier, prenant le soin de fermer sa porte avec mécontentement une fois dans sa chambre. Elle soupira, affligée, et se laissa glisser le long de sa porte avant d'enfouir son visage dans ses genoux qu'elle avait ramené contre sa poitrine. Elle ne pleura même pas, complètement anesthésiée contre toute émotion. Elle vida peu à peu son esprit de ses pensées pour se calmer. Elle désirait seulement ne plus penser à rien. Juste durant une petite heure ou deux. Oublier jusqu'à son propre nom.
Dans la plupart des romans qu'elle avait lu les mariages se concluaient presque tous par une fin heureuse. Elle avait effrontément osé une fois ou deux rêver d'un mariage parfait, comme dans les romans de Jane Austen. Elle avait longuement fantasmé sur un mariage d'amour, où l'argent n'était pas la motivation principale de cette union, elle avait rêvassé sur Mr Darcy*, Heathcliff**, ou Sydney Carton***. Mais ce n'étaient là qu'un tas de fables sans queue ni tête, les mots l'avaient enivrée jusqu'à en perdre pied avec la réalité. La réalité n'était pas faite de Philip Pirrip**** ou de Mr Rochester*****, la réalité était faite de Iago****** perfides ou d'Alec d'Uberville*******, de femmes qui se perdent et d'enfants livrés à eux-mêmes. Le monde était rempli de Sébastian Wallace et de Jack l'Éventreur...
Jack l'Éventreur... Étrange qu'elle ait pensé à assimiler le détective royal et l'assassin. Tout se corsait autour d'elle et elle se sentait à l'étroit dans sa tête. L'interrogatoire, les soupçons de McColl, l'agression de Nokomis, ses fiançailles précipitées et maintenant un nouvel arrivant plutôt coriace. Cette enquête prenait des mesures disproportionnées... Et qu'aurait-elle pensé si elle avait vu la lame brillante que dissimulait Nokomis sous sa cape ?
*Personnage issu du roman de Jane Austen, Orgueil et Préjugés (1813)
**Personnage issu du roman d'Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent (1847)
***Personnage issu du roman de Charles Dickens, Un conte de deux villes (1859)
****Personnage issu du roman de Charles Dickens, Les Grandes Espérances (1860-1861)
*****Personnage issu du roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre (1847)
******Personnage issu de la pièce de William Shakespeare, Othello (1604)
*******Personnage issu du roman de Thomas Hardy, Tess d'Uberville (1891)
Bonsoir douces âmes !
Oui, je sais, je publie un peu en retard et sans dessin de Will qui plus est ! Je suis désolée... Avec la rentrée, mon retour dans mon studio, et j'en passe, c'était un peu le fouillis...
Enfin cette dernière partie est arrivée et j'attends vos avis !
En ce qui concerne le rythme de publication je ne sais pas quoi vous dire. Je ne vais pas vous mentir, cette année va être très intense pour moi, surtout durant la période des concours. Alors même si je vais faire de mon mieux pour maintenir le rythme, il est très probable (voir certain même) que je vais prendre du retard dans mes chapitres...
Je vais tout de même faire de mon mieux pour vous ! :)
Ceci est la version corrigée.
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