Chapitre 11 (3) (corrigé)
Enveloppée dans sa cape noire, Jane suivait Will de près. Elle avait hésité à enfiler ses vêtements d'homme puis s'était résolue la dernière minute à devoir porter une robe. Le vent du soir balayait ses cheveux bruns qui glissaient de sa coiffure bâclée et il se cachait dans les plis de sa vieille robe grise. Son complice bravait le souffle frais qui ébouriffait ses cheveux noirs et mordait ses joues rosies. Jane tremblait imperceptiblement de froid sous sa cape, mais elle ne s'en plaignait pas car elle savait d'ores et déjà que son compagnon était à l'affût de la première jérémiade pour la renvoyer chez elle.
Will était un sévère professeur, mais il s'était habitué à la supporter durant les sorties nocturnes semblables à celles-ci. Bien qu'il appréciât sa solitude, il ne pouvait lutter contre ce petit bout de femme, véritable tornade ambulante et prête à foncer tête baissée à la moindre occasion. Sur leurs gardes, ils s'enfonçaient dans les ténèbres jusqu'au Ten Bells en espérant trouver de nouveaux indices, alors que Will n'avait pas oublié de sermonner Jane, tout cela parce qu'elle n'avait pas écouté « l'expert en la matière ». Et en la réprimandant Will comptait bien faire en sorte qu'elle retienne la leçon, elle lui rappelait d'ailleurs pourquoi il avait toujours préféré travailler seul. Jane mit brusquement un terme à leur conversation quand elle entendit le nom de Magdalena dans une discussion.
– Y'a les poulets qui ont malmené Marcus, c'est sa donzelle Maria qui ml'a répété, dit une femme rousse vêtue d'un fushia aveuglant. À propos dl'a putain qui s'est faite zigouiller là. J'savais pas q'le Marcus trompait sa bobonne avec elle. Quand Maria a vu les poulets débarquer chez elle et interroger Marcus au sujet d'cette fille, elle a piqué une de ces crises qu'on l'a entendue dans tout Whitechapel !
– Ah oui ! Mais la jeunette jl'a connaissais moi ! répondit une autre avec un accoutrement jaune canaris. C'était la nièce de ce bon vieux pêcheur Harrold !
– Ce vieux pouilleux ?
– Oui ! Ils lui ont parlé dans l'après-midi, apparemment il frappait la p'tite parce qu'elle refusait de l'épouser ! Jl'a comprends, Magdalena était tellement belle. D'ailleurs mon client qui bûche pour les policiers, il m'a dit qu'ils avaient trouvé des lettres d'amour chez elle ! En réalité la gamine elle avait un amant et elle voulait foutre le camp d'chez Harrold !
Jane trépignait, elle eut un mal fou à contenir son excitation après cela. Elle tira sur la manche de Will qui lui intima de se taire, index contre les lèvres.
– Qu'y a-t-il encore ? s'exaspéra-t-il.
– Will, vous avez entendu ? Dans le cas de Magdalena Roserfield il y avait aussi une correspondance ! Encore un point commun avec Judy Browler ! Il faut les interroger, allons-y !
Déjà s'élançait-t-elle d'un pas ferme vers les deux courtisanes que Will l'agrippa par le bras pour la retenir.
– Hé ! Stop ! Minute papillon ! Vous n'allez tout de même pas surgir comme ça au milieu de nul part en les attaquant avec vos questions ? Il faut être plus prudente sinon elles ne parleront pas.
– Je le sais bien pour qui me prenez-vous ? Il faut à tout prix interroger celle en jaune, elle m'a l'air d'en savoir beaucoup au sujet de Magdalena. Vite ! Elles se séparent !
Inquiet par la stratégie peu convaincante de sa partenaire, Will s'apprêtait à discourir de nouveau sur l'art de l'interrogatoire quand Jane qui s'empressa de lui filer entre les doigts et d'aller à la rencontre de sa cible. Surprise par cette énergumène sortie de nulle part, la courtisane esquissa un mouvement de recul.
– Qu'est-ce que vous m'voulez ? Croyez que j'vous avais pas vu me pister com'ça ?
– Ne criez pas je vous en prie, s'avança Jane d'un ton qui se voulait apaisant. Nous ne vous voulons aucun mal, nous souhaitons juste vous poser quelques questions.
– Quoi ? Z'êtes d'la police ? s'égosilla-t-elle avec sa voix de crécelle. Fichez le camp ! J'ai rien à vous dire !
– S'il vous plaît milady, calmez-vous enfin, nous ne sommes pas de la police, intervint Will.
La femme de mauvaise vie tourna la tête vers le nouveau venu et ne pu dissimuler son trouble mêlé à l'incrédulité lorsqu'elle vit le jeune homme. Jane s'imagina qu'elle était peut-être effrayée par cette compagnie masculine qui n'inspirait guère confiance par son rasage douteux et ses vêtements débraillés, ou bien tout simplement était-elle subjuguée par la beauté de l'Irlandais. En tout cas, la demoiselle s'était attendue à tout sauf à cette réaction-là.
– Tiens, tiens, mais qui voilà ! V'là que l'Enfer nous rejette un de ses sbires ! C'est ce bon vieux O'Brien ! J'te croyais mort moi ! s'étonna-t-elle.
– Il faut croire que ce n'est pas le cas, répondit-il avec un sourire affable. Bonsoir Irène, ravi de te revoir.
« Alors là, c'est le clou du spectacle. » Pensa Jane qui se serait crue en pleine pièce de théâtre.
– Pfu ! lâcha Irène avec dédain. Tu passais ta vie à pourrir la nôtre et puis pouf ! Du jour au lendemain t'as complètement disparu. Plus d'O'Brien pendant deux ans ! Puis quand Ralf nous a dit qu'ces raclures de policiers t'avaient capturé, on a tous bu à la joie que ça nous f'rait de te voir pendu haut et court !
– Allons, tu ne penses pas ce que tu dis, je suis sûr que je t'ai manqué. Mais trêve de courtoisie ma chère Irène, nous discuterons de cela autour d'une bonne bière plus tard, et sous les draps si tu veux. Dis-nous ce que tu sais à propos de Magdalena Roserfield.
– Ah ! Après c'que tu m'as fait t'crois que j'vais déballer c'que j'sais ? Tu rêves O'Brien !
– Irène, s'il te plaît, sois un ange et dis-moi tout ce que tu sais, je saurai me faire pardonner. Tu sais que je ne suis pas avare, je te ferai oublier ta rancœur, ronronna Will d'un ton enjôleur.
Jane sentit sa mâchoire se décrocher. Elle avait été littéralement effacée de la conversation et en plus de cela son partenaire se permettait de flirter ouvertement avec une prostituée, devant elle pour couronner le tout !
– Toujours plein d'belles paroles l'mignon. Va au diable crétin ! répliqua sèchement Irène.
– Oh non... Tu me fends le cœur Irène. Et puis pourquoi me dit-on à tout va d'aller en Enfer ? N'aie crainte j'irai ! Je serai même là pour vous accueillir toi et nos compagnons.
– Dans tes rêves ! Abruti !
– S'il vous plaît ! s'imposa Jane. Un peu de calme je vous prie ! Nous sommes des adultes responsables et tout à fait capables de...
– C'est qui celle-là ? la coupa Irène.
– Qui ? Elle ? C'est personne. N'y prête pas attention, répondit Will en balayant sa question d'un geste de la main.
– Je crois rêver ! s'offusqua Jane d'être ignorée ainsi. Bon sang un meurtrier tue des femmes dans ces rues et la police n'a toujours pas réussi à mettre la main dessus ! Nous ne sommes pas des représentants de l'ordre, mais nous pouvons peut-être remonter jusqu'à sa trace avec une aide précieuse ! Et vous êtes cette aide précieuse Irène. Alors je vous en prie, pour l'amour du Ciel si vous ne souhaitez pas nous aider ne le faites pas pour nous, mais pour toutes ces femmes mortes qui attendent que justice soit faite ! Pour Magdalena au moins !
Il y eut un silence gênant qui s'installa entre les trois protagonistes, Irène balança son châle sur son épaule, elle avait eu l'impression de se retrouver face à un petit animal sauvage sur le point d'attaquer. Quant à Will, il fourra les mains dans ses poches, un stupide air amusé collé au visage.
– Elle est différente de toutes tes autres coquettes O'Brien. Elle m'plaît bien celle-là ! déclara finalement la femme.
– Je ne suis en aucun cas une de... de ses conquêtes ! bredouilla Jane. Je l'emploie à mon service afin de m'aider à élucider cette enquête !
– Ah ! observa Irène qui riait de bon cœur. C'est qu'elle a l'sens de l'humour ta mignonne ! T'inquiète ma belle, j'vais déballer tout c'que j'sais. Mais c'est bien parce que tm'amuse ! Mon client qui fait le larbin pour les poulets m'a raconté pas mal de choses, les confessions sur l'oreiller c'est c'que je préfère. Ouvre bien tes oreilles ma belle ; Magdalena est arrivée ici y'a quelques années, elle vivait chez son oncle avec pas un sous en poche. L'vieux Harrold voulait pas d'elle à son travail alors elle f'sait la cousette. Pi comme ça gagnait pas assez alors elle a r'joint le trottoir avec nous autres. Elle avait une belle gueule alors forcément que ça s'bousculait au portillon ! Mais l'pêcheur il était pas d'accord, y voulait garder sa nièce que pour lui ! Paraît même qu'il voulait qu'elle lui fasse un gosse. Et l'autre tu m'étonnes qu'elle voulait pas ! Le Harrold il est aussi moche que son poisson tout pourrit là ! Bref, mon client là il m'a dit qu'ils avaient trouvés des lettres chez elle, apparemment la p'tite avait un amant.
– Cet amant... Connaissez-vous son nom par hasard ? l'interrompit Jane.
– Hé m'coupe pas la parole toi ! J'connais pas son nom, y paraît que le courrier est anonyme.
Anonyme ? Jane retint son souffle. « Comme pour Judy. Ce qui veut dire que les victimes ne sont pas choisies au hasard. » Jane prit un air songeur, il fallait trouver l'émetteur de ces lettres. Et accessoirement les destinataires, la jeune fille le pressentait, s'il y en avait au moins deux il y en avait probablement plus, et peut-être alors qu'ils arriveraient à prendre Jack de vitesse ! Du moins, c'était ce qu'elle avait l'audace de croire...
Les deux jeunes gens furent chassés par la fille de joie qui accueillait son tout premier client de la soirée. Alors qu'ils s'éloignaient, Jane se décida enfin à poser la question qui lui brûlait les lèvres.
– Dites-moi, Will, pourquoi cette femme vous en veut-elle ?
– Je me demandais combien de temps alliez-vous tenir avant de céder à votre curiosité maladive, ricana-t-il. Soit. Je veux bien vous narrer ce récit loin d'être palpitant mais si j'entends le moindre commentaire que je juge blessant pour ma petite personne, je vous jure que je ne répondrai plus jamais à vos questions. Sommes-nous d'accord ?
Dévorée par la curiosité elle accepta les conditions et hocha vivement la tête, incapable de réfréner son irrépressible besoin d'informations sur ce phénomène qui répondait au doux sobriquet de William O'Brien.
– J'ai connu Irène autrefois, commença-t-il. Elle refusait de se donner à moi alors je lui ai fait croire que j'étais un noble plein aux as. Elle m'a cru. Nous avons entretenu une relation durant quelques semaines avant qu'elle ne découvre le pot-aux-roses et apprenne qui j'étais vraiment. C'est-à-dire un marginal, un pariât, un voleur, un menteur et je ne sais plus quels autres mots de cette espèce elle avait utilisé pour me nommer. Depuis elle me déteste et ne pense qu'à se venger. Vu sa fureur je me demande même si elle n'éprouvait pas quelques sentiments pour moi... observa Will songeur.
Jane ne dit rien. Pourtant ce n'était pas l'envie qui lui manquait, bien au contraire, elle pourrait même inventer de nouveaux mots pour lui dire à quel point il était un homme horrible. Elle voulait lui dire le fond de sa pensée sans retenue et ses lèvres tressaillaient de frustration alors qu'elle les contraignait à rester fermées. D'un coup une brusque chaleur l'envahit, lui donnant mal à la tête.
– Cela vous agace, n'est-ce pas ? D'être obligée de vous taire ainsi. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point je jubile de... (Will s'interrompit abruptement quand il vit sa partenaire changer de couleur.) Jane ? Jane, vous vous sentez bien ? l'interrogea-t-il inquiet.
La jeune fille ne répondit pas, son corps lui parut extrêmement lourd tout à coup. Son teint avait blêmit et sa vue était obstruée par un épais voile blanchâtre. Un vertige l'avait saisie soudainement. Une chaleur étouffante brûlait sa peau et des gouttes de transpiration perlaient à la racine de ses cheveux. Ses membres étaient engourdis, sa tête l'élançait furieusement et un poids invisible pesait sur sa poitrine, l'obligeant à suffoquer pour inspirer ne serait-ce qu'un minimum d'air. Elle avait peut-être sauté quelques repas mais pas au point de souffrir d'anémie, non ? Sa conscience la quitta peu à peu et elle se sentit faiblir sur ses jambes flageolantes. Le noir complet surgit devant ses yeux et elle perdit connaissance alors qu'elle s'écroulait dans les bras de Will.
Mais que se passe-t-il donc ? Je vous laisse le découvrir dans le chapitre 12(1)...
J'attends quand même vos impressions avec hâte ! ;)
Ceci est la version réécrite.
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