Chapitre 1 (2) (corrigé)

Les jeunes femmes arrivèrent quelques temps après en plein centre-ville.

Julie sortit son ombrelle qu'elle déplia au-dessus de sa tête, puis elle offrit son bras à sa cousine, l'invitant à la rejoindre à l'abri du soleil. Jane allait refuser quand elle comprit que sa cousine faisait un effort pour que toutes deux se rapprochent. Alors elle accepta son bras et se laissa aller docilement contre Julie.

Elles marchèrent avec grâce et légèreté à travers la foule de bourgeois et aristocrates ; les hommes levaient leur chapeau quand elles passaient devant eux, et les femmes leur rendaient un sourire aimable. Jane était ravie de voir une telle vie grouiller dans les rues de ce Londres si vivant, la rumeur courait les rues comme un souffle tandis que le cœur de la ville enflait à chaque nouvelle vie qui venait s'y ajouter. Du coin de l'œil Jane aperçut sa cousine, rayonnante à travers ces rues bruyantes. Julie semblait née pour vivre dans ce monde, à écumer les fêtes dans des robes fantastiques et éblouir par sa grâce. Devant ce spectacle Jane ne put s'empêcher de sourire à son tour. « Peut-être un jour finirons-nous par nous entendre ? » Songea-t-elle avec espoir.

Les heures passèrent et le soleil entama sa descente sur la Tamise. Julie marchait d'un pas léger, Jane sur ses talons. Il fallait rentrer mais Miss Blancksfair remarqua au coin de la rue une bijouterie tout à fait charmante qui lui tendait les bras. Sans se faire prier, elle abandonna sa cousine pour y mirer ce qu'il y avait d'intéressant, pour le plus grand bonheur de Jane, lasse de cette activité fatigante qu'était dépenser de l'argent.

La jeune fille rêvassait désespérément à un bain fumant quand de l'agitation se fit entendre à l'autre bout de la rue. Un fiacre avançait péniblement au milieu de la cohue qui braillait à tout va et s'agitait comme un essaim d'abeilles en colère. Les chevaux piaffaient d'impatience, le cochait en faisait presque autant en bataillant avec des manœuvres hasardeuses pour naviguer à travers la foule. Mais les badauds encerclaient le fiacre, et pas n'importe quel fiacre, celui-là même de Scotland Yard !

Intriguée, Jane délaissa un instant sa cousine et ses perles pour s'approcher de toute cette agitation. Elle se fraya tant bien que mal un passage dans la marée humaine en colère pour tenter d'apercevoir l'objet de cet émoi soudain dans les rues de Londres. La voiture avançait au pas mais personne ne pouvait voir ce qui se tramait à l'intérieur.

Jane aborda un couple de bourgeois qui se tenaient aux premières loges pour obtenir des informations.

- Excusez-moi, dit-elle. Savez-vous qu'il se passe ? Pourquoi un tel désordre ?

- Vous ne le savez pas ? Ils ont retrouvé un corps tôt ce matin à Whitechapel. Une femme de mauvaise vie a été égorgée puis éventrée... Ils supposent que c'est Jack l'Éventreur qui a fait le coup, tâcha d'expliquer l'homme en choisissant ses mots. Scotland Yard est à cran si bien qu'ils ont arrêté un suspect.

Jane fronça les sourcils. Un suspect ? Déjà ? Ce fut rapide.

- N'est-il pas un peu tôt pour cela ? s'enquit-elle.

- Il n'est jamais trop tôt pour arrêter le crime avant qu'il ne se propage Miss ! s'indigna la compagne de l'homme.

Jane serra les dents, elle ne craignait que poussés par la peur et la précipitation Scotland Yard n'ait arrêté le mauvais coupable. À moins que l'assassin ne soit qu'un amateur qui ait laissé des preuves accablantes dans son dos. Elle tendit donc l'oreille au brouhaha de la foule et elle comprit qu'elle n'était pas la seule à penser cela.

- Qui a été arrêté ? demanda-t-on.

- Un certain boucher sur Aldgate... Apparemment on avait vu la victime se rendre plusieurs fois dans son commerce.

- C'est ridicule, je connais très bien Serge, il ne ferait pas le moindre mal à une mouche !

Chacun en allait de sa théorie, se contredisant les uns et les autres. Jane ne fut pas rassurée par toute cette vibration qui animait la foule, cela n'augurait rien de bon et elle s'inquiétait quant au fait que cela donne lieu à un soulèvement.

Elle jugea bon de s'éloigner au plus vite de cet endroit et de retrouver Julie pour rentrer à la maison. Pendant ce temps, Julie était en admiration devant une parure d'émeraudes qui lui faisait les yeux doux. Visiblement l'attroupement n'avait même pas réussi à la détourner du regard langoureux des pierres. Julie eut bien du mal à s'arracher à la contemplation du bijou en dépit des protestations de Jane, mais au moment où la jolie bourgeoise se décidait enfin à décoller son nez de la vitrine, Jane aperçut de l'autre côté de la rue un homme. Il portait un manteau bleu marine et un haut de forme de la même couleur, les traits de son visage étaient imperceptibles, habilement dissimulés sous l'ombre de son chapeau. Malgré cela, Jane aurait pourtant juré qu'il l'observait.

Les deux jeunes cousines arrivèrent vers dix-sept heures à la maison. Épuisée de cette journée riche en rebondissements, Jane délaissa Julie au profit de quelques minutes de calme dans sa chambre, seule avec ses pensées.

La jeune demoiselle grimpa donc les marches du grand escalier et vint s'enfermer dans sa chambre. Exténuée, elle se laissa tomber sur son lit, elle extirpa son épingle à chapeau, le fit valser avec ses gants et retira ses bottines à talons qui comprimaient douloureusement ses petits pieds fatigués de leur longue marche de l'après-midi. Jane se dit qu'elle retirerait sa veste et ses jupons plus tard, pour l'heure elle s'accorda quelques minutes de répit. Et alors que son esprit vagabondait elle saisit le journal qu'elle avait abandonné sur son lit. Elle le lut, encore, le relut tant de fois qu'elle en apprit presque chaque mot.

Enfin elle songea à cette sordide affaire, l'étrange retour de celui que la presse s'était empressée de surnommer Jack l'Éventreur, le corps mutilé dans une violence sans nom, le pauvre boucher suspecté d'une telle barbarie et arrêté le jour même. Jane ne savait ce qu'il se passait dans les locaux de Scotland Yard, mais cela devait être comparable à une ruche d'abeilles en colère. Ses sombres pensées s'attardèrent auprès de l'homme dans son manteau bleu. Avait-elle halluciné ou bien l'observait-il réellement ? Personne ne pouvait répondre à sa question et, épuisée, elle sombra dans un sommeil sans rêves.


Un bruit sec retentit contre sa porte. Jane se réveilla dans un sursaut, prise d'une panique soudaine, elle cacha le journal derrière son dos.

– Oui ?

– Mademoiselle, puis-je entrer ? demanda respectueusement la seule voix masculine de cette maison.

– Oh ! souffla la jeune fille dans un soulagement. Bien sûr Benny, je vous en prie. Entrez donc.

Le vieil homme pénétra dans la chambre de la demoiselle, un plateau en argent entre les mains, garni d'une tasse de thé fumante et de quelques biscuits français. Il le posa sur le rebord du petit guéridon en bois de cerisier à côté du lit de Jane.

– Vos préférés mademoiselle, déclara-t-il d'une voix douce.

– Merci, répondit-elle en piquant un biscuit sur le plateau.

Un silence s'installa durant lequel le majordome la contempla un instant, un sourire tendre sur son visage tranquille. Ce qu'il adorait la jeune nièce de Mrs Blancksfair !

– Alors mademoiselle, comment va le monde aujourd'hui ? l'interrogea Benny.

– Ma foi bien je suppose ? répondit innocemment la demoiselle.

– Voyons mademoiselle Jane, vous savez bien que vous ne pouvez rien me cacher, s'amusa le vieux majordome. Vous avez encore rapporté un de ces journaux que Mrs Blancksfair déteste tant. Il est caché, juste derrière votre dos. Il doit être précieux pour que vous ayez pris le risque de le ramener jusqu'ici. Racontez-moi comment va Londres s'il vous plaît.

– Oh ! Donc vous l'avez donc vu, maugréa-t-elle. Si vous voulez tout savoir Benny, notre belle ville a vu mourir un de ses habitants la nuit dernière... Mais pas de n'importe qu'elle façon !

Intrigué, le majordome croisa les mains dans son dos.

– Ce matin le corps d'une jeune femme a été retrouvé dans Mitre Square à Whitechapel... Sa gorge était tranchée, son cadavre mutilé et l'utérus manquait, expliqua Jane sur un ton mystérieux.

Si sa tante avait entendu ces mots aussi crus sortir de la bouche de sa jeune nièce, sans doute aurait-elle tourné de l'œil ! Jane aurait dû être répugnée à l'idée de parler de corps, de sang et de toutes ces horreurs indignes de se trouver dans la bouche d'une jeune fille. Pourtant une fascination morbide l'animait quand elle en parlait qu'elle ne saurait réfréner.

– Jack l'Éventreur...? la coupa le vieil homme qui massa sa gorge douloureuse.

– C'est ce qu'ils supposent. Scotland Yard s'occupe de l'enquête. Paraîtrait-il que le mode opératoire est le même qu'il y a cinq ans.

– Il est de retour, on dirait... souffla le majordome.

– Alors vous le pensez aussi ? lui demanda Jane.

– Qui d'autre pour commettre de telles atrocités ? (Il posa sur elle un regard sévère.) Il faudra être prudente dorénavant mademoiselle Jane. Désormais vos quelques sorties nocturnes doivent cesser. Il est déjà peu recommandable pour une jeune lady de sortir seule la nuit, je me taisais jusqu'à présent car je croyais qu'il s'agissait d'une lubie passagère de votre part mais au vu du contexte inquiétant...

– Mais... Je ne fais que me promener au théâtre et près de la Tamise... protesta-t-elle.

– Je suis désolé mademoiselle Jane, mais votre sécurité reste ma priorité au même titre que celle de mademoiselle Julie ou celle de monsieur Carl. Croyez-le ou non, mais je m'en voudrais toute ma pauvre vie s'il vous arrivez malheur à cause d'une négligence de ma part.

– Benny...

Elle se leva lentement vers le vieux majordome, hésita un instant puis se jeta dans ses bras suite à cette confession attendrissante. Le vieil homme ne cacha pas sa surprise, demeurant immobile un instant avant de se détendre puis tapoter affectueusement le dos de la jeune fille, comme autrefois, alors qu'elle avait encore peur des ombres qui déambulaient dans sa chambre le soir.

– Promettez-moi que vous ne me désobéirez pas. Sinon je serais obligé d'en toucher un mot à votre tante. Par pitié pour le vieil homme que je suis, ne vous rendez pas responsable de mon chagrin.

– D'accord... murmura Jane.

Le carillon au rez-de-chaussée sonna un coup, Jane descendit au salon pour le dîner et s'installa à table. Julie avait conservé sa bonne humeur tout au long de l'après-midi, elle était tellement agréable quand elle souriait. Jane se demanda si c'était l'effet de savoir qu'une nouvelle robe viendrait bientôt rejoindre sa collection. Tante Helen aussi avait l'air épanoui de voir sa fille rayonnante. La soirée s'annonçait être l'un des rares moments précieux auxquels Jane tenait tant, à la fois joyeux et serein ; tout le monde serait de bonne humeur, personne ne le dirait, mais cela se verrait sur tous les visages.

La jeune fille couvait d'un regard tendre les convives du repas qui discutaient vivement, c'était des sujets sans grande importance, mais elle était satisfaite de voir Julie radieuse décrire sa future robe. Secrètement Julie s'imaginait déjà au théâtre avec sa mère, son frère et sa cousine. Qu'elles seraient élégantes dans leur nouvelle robe du soir, elles iraient voir une pièce française, il y aurait de l'amour, de l'émotion, des larmes, mais surtout elles auraient cette même complicité que cet après-midi-là. À la fin de la pièce, des gentlemen les aborderaient, ils seraient tous les deux beaux, jeunes et fortunés. Ils les escorteraient jusqu'à leur voiture peut-être même leur offriraient-ils un baise main, ou alors ils leur proposeraient de se revoir dans un parc durant une journée ensoleillée avec leur chaperon... Julie était aux anges, grande romantique dans l'âme bien qu'elle rechignât catégoriquement de l'admette et Jane s'en amusa.

– Nous irons dans deux jours, déclara tante Helen. Après le repas chez les Carroll. Je suis sûre que tu as hâte de revoir Nick Carroll, n'est-ce pas Julie ? dit-elle à l'intention de sa fille.

– Mère ! s'exclama Julie qui rougissait à vue d'œil.

– Et tu te souviens évidemment de son frère, Bryan Carroll, n'est-ce pas Jane ?

– Oui, oui, bien sûr, évidemment, éluda Jane.

La famille Carroll, des amis de longue date des Blancksfair. Des bourgeois au sang autrefois bleu qui se donnaient des airs d'aristocrates. Un couple qui se pâmait dans le luxe et les soirées mondaines, heureux parents de deux grands garçons que Julie et Jane avaient toujours connus. Si les parents s'entendaient à merveille on ne pouvait en dire autant de leurs progénitures.

Nick, en tant qu'aîné capricieux, s'était toujours senti obligé de parader comme un paon devant les demoiselles Blancksfair, quand il ne leur dérobait pas leurs poupées ou leur faisait des farces de très mauvais goût pour les embêter. Si Maureen et Julie s'étaient toujours contentées de l'ignorer superbement comme on le leur avait appris, Jane, quant à elle, n'avait pas jugé utile de s'encombrer de cette règle et s'était maintes fois heurtée à Nick, ce qui avait rendu leurs relations particulièrement houleuses. Fort heureusement, le frère cadet semblait prendre son rôle d'arbitre et de gendarme très à cœur et calmait souvent le jeu entre les deux jeunes gens.

– Bien entendu nous irons tous ensembles, déclara Mrs Blancksfair. Le voyage n'en sera que plus agréable. Je compte sur vous pour avoir une tenue exemplaire, surtout toi, Jane.

Jane considéra un instant sa tante d'un œil averti. La menace était clairement sous-entendue dans le discours faussement affable d'Helen Blancksfair qui ne ratait jamais une occasion de rappeler à Jane sa mauvaise conduite.

Cette dernière ne s'en formalisa pas. Bien trop préoccupée par ses pensées tournant comme un essaim d'abeilles voraces autour de la personne de l'Éventreur.


Jane alla se coucher sans se faire prier après avoir quitté la table, toute envie de s'occuper l'esprit par ses gammes au piano ou un bon roman l'ayant quittée en même temps que ses forces.

Béatrice, la femme de chambre, vint l'aider à se déshabiller et à enfiler sa tenue pour la nuit. Elle natta les longs cheveux de la jeune fille qui se mit immédiatement au lit après le départ de sa domestique.

Elle était épuisée et ses yeux la piquaient, elle roula sur le côté dans son lit et ferma les paupières, à la recherche d'une image agréable pour l'aider à s'endormir, mais seule l'image du tueur hantait ses pensées. Elle l'imagina, était-il aussi terrifiant qu'on le disait ? Jane ne parvenait pas à le voir autrement, c'était ce que l'on écrivait sur lui dans les journaux après tout. Elle avait dévoré les œuvres de Wilkie Collins qui s'accumulaient sur ses étagères, et celles d'Edgard Allan Poe. Jack l'Éventreur aurait très bien pu figurer dans leurs romans, spectre hypnotique déambulant dans la nuit d'encre, fantôme moulé dans un pardessus obscur et des gants de cuirs incrustés de sang. Il y avait de quoi nourrir l'imagination la plus fertile.

Pourtant, derrière ce masque monstrueux se cachait un homme. À quoi ressemblait-il ? Qui était-il ? Qu'aimait-il ? À quoi pensait-il ?... Derrière le sombre personnage quelque chose d'étonnement attirant s'en dégageait et attisait dangereusement la curiosité.

- Jack l'Éventreur.

Entre son surnom se mouvoir sur sa langue lui laissa un goût amer dans la bouche, un parfum teinté d'humidité et de sang qui dansait dans ses narines et le battement lent et régulier d'un tambour funèbres envahit ses oreilles. Au détour d'une ruelle sombre s'imposa dans son esprit la silhouette toute vêtue de noir qui lui échappait au fur et à mesure qu'elle s'en approchait. Le rideau masquant la vérité se dérobant toujours plus à sa main avide de savoir.

Et juste avant de s'endormir, elle se demanda si ce soir encore, Jack frapperait une nouvelle fois.

Ainsi s'achève le chapitre 1 ! Pour des soucis de longueur j'ai préféré le diviser en deux parties (comme il sera le cas de nombreux autres chapitres). J'ai essayé de faire en sorte que l'on rentre le plus rapidement possible au cœur de l'intrigue... J'espère que c'est réussi !

On se retrouve pour la suite !

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