Chapitre 4.1 - La lettre froissée

La nuit était déjà bien entamée lorsqu'Alexeï rentra enfin chez lui. Las de sa journée, il se délesta de son pardessus et alla se servir un verre d'eau, au passage il croisa la route de ses plantes... toutes fanées. Décidément il était loin d'avoir la main verte, en dépit des bons conseils de son patient botaniste il n'avait pas réussi à sauver ses fleurs dont l'allure se rapprochait davantage de la racine décharnée que de la plante en bonne santé. Alexeï poussa un long soupir, malgré cela un petit sourire amusé vint fendre son superbe visage. Il manquait manifestement une femme à cette maison.

Il suffisait de jeter un coup d'œil au petit appartement du docteur pour comprendre ce qu'était sa vie : peu d'effets personnels, des livres de médecine, de droit et un peu de littérature russe et anglaise dans une bibliothèque poussiéreuse, cette garçonnière manquait tant de vie que la poussière s'était approprié l'espace de fond en comble. Il n'avait pas de domestiques, et son père refusait de lui donner plus d'argent tant qu'il ne serait pas marié. S'il n'avait pu influencer son fils dans le choix de sa carrière, il pouvait au moins s'assurer que l'honorable nom des De Quincey perdure dans le temps. Ce n'était pas qu'Alexeï fût seul par choix, il ne profitait pas des avantages que pouvait offrir la vie de célibataire, il ne sortait que peu, ne buvait pas et ne flirtait pas non plus avec ces dames, d'ailleurs il n'en connaissait guère. Si la solitude n'était pas un choix elle n'était pas non plus subie, au contraire, elle était la conséquence inhérente à la vie qu'avait choisie ce docteur.

« Je suis marié à mon travail. » Disait-il parfois sur le ton de la plaisanterie. À vrai dire il n'avait même pas de temps à consacrer à ses plantes, alors à une famille ? Et puis, il avait l'âme d'un romantique, il attendait de tomber amoureux. Mais qui voudrait passer sa vie aux côtés d'un homme continuellement absent ? Alexeï était persuadé d'avoir déjà fait son choix, son bonheur personnel passait avant le reste (par « le reste » entendons la volonté de ses parents) et son travail le comblait parfaitement. Cependant la compagnie lui manquait de temps en temps. Bien sûr ses patients l'occupaient, un en particulier, mais rien ne vaut la chaleur d'un foyer et les bras d'une femme aimante. Parfois il s'asseyait dans son fauteuil, et il se prenait à rêvasser d'amour. Un jour l'infirmière Nelly avait discrètement glissé dans une de leur conversation une remarque à propos des âmes-sœurs, elle était persuadée que tout le monde en avait une, quelque part dans ce monde. Sur le coup Alexeï avait souri à cette idée naïve, mais maintenant qu'il y pensait il aurait bien aimé connaître cette âme-sœur.

Alexeï fut tiré de sa rêverie par un bruit discret sur le pas de son appartement. Intrigué, il se dirigea vers sa porte d'entrée et trouva une enveloppe blanche glissée sous sa porte. Il la ramassa et s'installa à sa table, alluma une lampe à huile, et ouvrit la missive dont il connaissait la provenance. Attentivement, il lut le message qui lui était adressé.

« Docteur De Quincey,

Nous vous remercions pour votre précédent rapport que j'ai lu avec la plus grande attention. Depuis maintenant deux ans vous êtes fidèle à votre poste, et pour cela vous avez toute notre reconnaissance. J'admets que je ne suis guère surpris de voir notre détective montrer de plus en plus de signes d'impatience, un jour à Bedlam peut être terriblement long, alors deux ans, je n'ose imaginer ! Remarquez, c'est une excellente nouvelle, pour nous comme pour vous. Cela veut donc dire que la fin de votre calvaire approche à grands pas.

Maintenant que vous nous avez prouvé votre dévotion, vous avez notre entière confiance, docteur, je vais donc vous expliquer la véritable nature des choses. Bien que je l'aie brièvement évoqué lors de nos précédentes correspondances, je vais vous révéler la vérité sur le cas Sydney Barossa. Je vais vous dire les choses sans détour docteur, ne m'en voulez pas, je ne suis pas très habile avec les mots, je vais donc me contenter de vous exposer les faits le plus simplement possible. Sydney Barossa est impliqué dans l'affaire des tableaux volés. Lors de notre enquête nous avons découvert que Mr. Barossa avait volé un authentique George Romney. Malgré tous nos bons soins nous n'avons jamais mis la main sur le butin de son larcin. Le tableau reste introuvable à ce jour, comme tous ceux qui ont disparu avec lui.

Nous soupçonnons Mr. Barossa d'avoir un lien avec le voleur originel. Quant à ses motivations, nous pensons qu'il s'agit d'un vague désir de s'enrichir ou de revente au marché noir, après tout c'est un Français. Nous ne pouvons pas l'envoyer au trou, et son arrestation aurait attiré une émeute de journalistes, ces charognards... Le soir de son accident nous étions sur le point de le coincer, le bougre a dû le sentir et a tout fait pour éviter la case prison. Sa prétendue amnésie est tombée à pic. Si nous ne pouvions pas l'envoyer croupir en prison, faute de preuves matérielles, alors nous allions le mettre hors état de nuire entre quatre murs. Bedlam était tout indiqué pour cela. Avouez docteur, maintenant que vous connaissez aussi bien que nous ce phénomène, sa place était ici depuis le début. Si ses parents avaient eu une once de bon sens ils auraient fait enfermer leur satané marmot excentrique ! Mais je m'égare.

Depuis le début nous soupçonnons l'amnésie de Mr. Barossa de n'être qu'une feinte de sa part pour échapper à la justice. Malgré tous les moyens dont nous disposons nous aurions été bien en mal de lui tirer des aveux sans que l'histoire fasse trop de vagues. Malheureusement pour lui, notre détective en herbe est tombé sur plus malin que lui ! Quoi de mieux que d'enfermer un tigre en cage pour le faire mariner et venir à bout de sa patience ? Il est sur le point de craquer et de tout avouer, c'est moi qui vous le dis !

En attendant de le faire passer aux aveux je crains que ce ne soit maintenant que l'affaire se corse vraiment pour vous, docteur. Nous pensons que Sydney Barossa va tenter par tous les moyens de s'échapper de sa cage dorée. Un coup de Trafalgar de sa part n'est pas à négliger. Je me dois de vous mettre en garde docteur, Mr. Barossa va tenter de vous utiliser. Je n'ignore pas qu'en deux ans vous ayez eu le temps de nouer quelques liens, du moins il a dû s'en assurer, mais votre amitié n'est pas une garantie absolue contre sa félonie. S'il peut vous trahir pour sa propre survie, il le fera.

Mais vous connaissez votre sujet, nous ne doutons pas une seule seconde que vous saurez mettre un terme à ses plans machiavéliques pour nous laisser le champ libre.

Scotland Yard s'en remet à vous docteur De Quincey, vous avez notre entière reconnaissance pour votre collaboration et sachez que le pays vous remercie pour votre dévotion.

Inspecteur Charles Stanford »

Alexeï n'en croyait pas ses yeux. Il relut deux fois la lettre et frotta vivement ses grands yeux bleus comme pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. Sydney Barossa, son patient, un voleur. Un menteur. Un traître. C'était le véritable portrait d'un scélérat que lui brossait l'inspecteur Stanford ! Il savait que l'inspecteur ne portait pas Sydney dans son cœur, comme beaucoup de gens d'ailleurs, mais de là à le traiter comme une dangereux criminel ?

- Bon sang ! Barossa ? Un criminel ?! s'écria-t-il.

Il n'en revenait pas. La discussion chaotique qu'il avait eue en fin de journée avec son patient lui revint en mémoire. Sydney lui avait dit que c'était Scotland Yard qui s'assurait de le maintenir derrière les verrous, manifestement il avait raison, Alexeï venait d'en avoir la preuve. L'avait-il deviné ou le savait-il depuis toujours ? Voilà la question. Et la réponse pourrait tout changer.

Alexeï doutait. Qui croire ? Son ami ? Un botaniste à moitié fou dont il ne savait que très peu de choses au fond. Ou Scotland Yard ? Tout de même... Une amnésie feinte ? Non, Alexeï n'y croyait pas. Il se serait trahi depuis le temps, et Alexeï s'en serait forcément rendu compte. Sauf si... Sydney était-il l'habile menteur que l'inspecteur Stanford décrivait ? Était-il capable de trahir Alexeï en se servant de lui afin de s'enfuir ?

Cette idée lui brisa le cœur. Alexeï se rendit compte qu'il était bien plus attaché à son patient qu'il n'aurait dû. Sydney avait des défauts. Beaucoup de défauts. Mais de là à en faire un pariât, un criminel notoire... Et puis voler un tableau ? Pour se faire de l'argent ? Et puis quoi encore ! Alexeï avait plus ou moins cerné Sydney malgré tout, il avait vu l'endroit où il habitait ; le détective logeait dans un trou de souris sur Commercial Road en plein cœur de Whitechapel. Ce n'était certainement pas la preuve qu'il était un adepte du grand luxe et du confort ! Il avait pourtant les moyens de s'offrir un plus bel espace, mieux situé, mieux meublé, pourtant il avait choisi de vivre dans un endroit pareil. Pourquoi ? Alexeï passa une main sur son visage. Décidément, ça ne collait pas. Mais qui croire ? Il froissa la lettre.

La tempête qui faisait rage sous son crâne bouleversait ses certitudes. Il avait accepté de surveiller les moindres faits et gestes de Sydney pour le bon plaisir de Scotland Yard en croyant que ceci les aiderait dans leur enquête. Dans un sens c'était le cas, il aidait Scotland Yard à garder Sydney bien sagement en laisse. Seulement quand il pensait à « apporter sa contribution à son pays » comme le lui avait si bien dit Charles Stanford, ce n'était pas à cela qu'il pensait. Espionner son ami pour le balancer à la moindre occasion. Ce n'était pas l'image exacte qu'il avait de l'amitié. L'inspecteur avait écrit que Sydney le trahirait à la moindre occasion, mais c'était Alexeï qui avait déjà trahi son ami. N'était-il pas aussi un félon au fond ? Voilà toute l'ironie de la situation.

La boule au ventre, Alexeï se leva lentement de sa chaise et pris la direction de sa chambre. Il fit couler un bain et se délesta de ses vêtements. En posant sa chemise sur sa chaise, son regard s'attarda sur la pile de lettres qui trônait sur sa commode. Les lettres de l'inspecteur Stanford, qui le remerciait chaleureusement pour sa généreuse contribution. Alexeï fronça les sourcils quand il croisa son reflet dans le miroir. S'il ne levait pas le voile sur la vérité il serait incapable de se regarder de nouveau dans un miroir.

Demain, il commencerait son enquête. Il prévoyait d'avoir une petite conversation avec Sydney Barossa.

Héhé voilà qui complique les choses n'est-ce pas ?

Qui croire ? Alexeï vous aide un petit peu, mais le pauvre a l'air de patauger aussi, embourbé dans ses propres tribulations ! Imaginez-vous vous aussi Sydney comme un criminel ? Ou bien à votre avis cela est juste une erreur judiciaire ? Un piège peut-être comme le suggérait le détective ? A vous de voir, on ne peut se fier à personne ici bas... Pas même à son jugement.

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