Chapitre 3.2 - Un problème d'équations
- Cet endroit c'est le Purgatoire avant l'Enfer, à la différence que je peux en sortir aussi rapidement que j'y suis entré. Je peux vous l'assurer, affirma-t-il avec défi.
- Mais bien sûr, croyez-le, répondit Alexeï sur le même ton sans le lâcher du regard.
Barossa plissa les yeux tout en se mordillant la lèvre du bas, puis comme si de rien n'était il tourna le dos au docteur et reprit sa pose théâtrale d'orateur.
- Je ne le crois pas, je le sais. (Alexeï ouvrit la bouche pour le contrarier mais Sydney ne lui en laissa pas l'occasion et poursuivit son monologue, les mains croisées dans le dos.) Bien, et si nous parlions de ce qui m'intéresse plutôt ? Voyez-vous, j'ai eu beau prendre le problème dans tous les sens je n'ai guère avancé, il arrivait toujours un point où je me trouvais dans une impasse. Il est évident que ce n'était pas les bonnes solutions. Non. Il me fallait donc chercher ailleurs, voir plus large et trouver un nouveau paramètre, changer les facteurs de l'équation pour démasquer x. (Il se retourna vers son ami, un sourire malicieux sur les lèvres.) Et comme toujours, je l'ai trouvé. Voulez-vous que je vous en fasse part ?
- Non, mentit le docteur qui brûlait de curiosité.
- Évidemment que vous voulez. J'ai longtemps pensé que les vols commis étaient le centre du problème, mais je me précipitais, ce n'est pas cela qu'il fallait prendre en compte : je suis le centre de ce problème.
- Et mégalo avec ça... chuchota le docteur.
- Mon incarcération ici est le résultat du calcul, je dois maintenant lever le voile sur les facteurs de l'opération. Procédons ensemble par étapes, si vous le voulez bien. Voici ma nouvelle question : pourquoi suis-je enfermé ici ?
- Vous le savez très bien, le criminel court toujours dans la nature et Scotland Yard veut vous protéger, répondit lascivement De Quincey alors qu'ils avaient eu près de mille fois cette conversation. Et parce qu'accessoirement vous avez des allures de danger public, marmonna le docteur pour lui-même.
- Balivernes. C'est là que vous vous trompez mon ami. Figurez-vous que je me suis moi aussi égaré au début, j'avais le même raisonnement que vous. Mais réfléchissez bien De Quincey, cette affaire de vols n'est pas de l'apanage d'une seule et même personne, non, elle est bien trop complexe. J'ai compris qu'il y a toute une organisation derrière, orchestrée par un brillant cerveau. Je peux donc assurer sans sourciller que si le but initial était de me supprimer cet ingénieux criminel l'aurait bien évidemment déjà fait.
- Vous divaguez mon ami, c'est tout simplement impossible, affirma le docteur catégorique.
- Corrompre des gardes pour m'assassiner dans mon sommeil, verser un peu de cyanure dans ma nourriture, me poignarder lors de ma promenade... Soyez inventif un peu ! Vous manquez cruellement d'imagination ! Il existe mille manières d'assassiner un homme.
Le docteur s'apprêtait à lui demander avec un sourire goguenard qui diable pourrait bien avoir envie de le supprimer. Il s'abstint quand il se souvint avec une véritable précision les trésors d'ingéniosité qu'il avait dû déployer pour contrôler ses envies de meurtre face à ce patient récalcitrant. La moitié de Scotland Yard avait déjà dû imaginer l'assassiner. Alexeï croisa le regard sombre et rusé de Sydney et déglutit. S'il n'avait pas déjà prouvé sa bonne foi en rendant service à Scotland Yard le docteur aurait juré que son patient était le diable en personne. Quoi que...
- Je reprends, dit calmement Sydney. Le but n'est pas de me supprimer de la circulation d'une manière aussi radicale mais bien de me mettre de côté en douceur, ce n'est donc pas notre coupable dans cette enquête qui m'a envoyé ici. À votre avis De Quincey, la question à mille livres : pourquoi envoyer un homme sain d'esprit à l'asile ?
- Vous n'êtes pas sain d'esprit. Vous êtes un antipathique sociopathe narcissique hyperactif instable et sujet à des excès de rage et de violence.
Sydney cligna des yeux plusieurs fois comme pour digérer le diagnostic de son ami et docteur, le regard dans le vide il tripota sa barbe entre son pouce et son index perdu dans ses pensées, enfin il reprit brusquement contact avec la réalité.
- Sans doute une façon de me dire que je suis un génie incompris de cette société de débiles ambulants, c'est pourquoi je suscite une peur délicieuse mêlée à une fascination morbide de votre part, murmura le détective en haussant les épaules. Bref, la réponse à ma question est la suivante : pour m'éloigner. Je ne sais pourquoi mais l'on tient absolument à m'éloigner de cette enquête le plus discrètement possible. M'est avis que mon accident n'est pas l'œuvre du hasard, mais d'un piège savamment arrangé afin de me retirer gentiment de l'affaire. Mon amnésie tombe à pic. L'alibi était donc tout trouvé pour me cloîtrer dans une cage sous prétexte que ma santé exigeait des soins particuliers. Il n'y a ni mystère ni questions dérangeantes, la version officielle des faits est parfaite et notre coupable est tranquille pour poursuivre ses petites affaires sans m'avoir dans les pattes.
- Et paranoïaque par-dessus le marché, railla Alexeï.
- Non, perspicace, rectifia Sydney. Allons réfléchissez Doc, on n'enferme pas quelqu'un à l'asile sous prétexte qu'il a perdu la mémoire.
- Certes, concéda-t-il de mauvaise grâce.
Les rouages du cerveau du docteur tournaient à plein régime, Sydney pouvait les apercevoir tandis qu'un sourire matois fendait son visage. Manipuler le docteur pour sortir s'avèrerait plus facile qu'il n'y comptait.
- Nous sommes d'accord. Récapitulons l'équation : nous avons le quoi, nous avons le quand, nous avons le comment et le pourquoi. Que manque-t-il ?
- Le qui, répondit Alexeï.
- Bravo Doc, vous commencez à comprendre que votre tête n'est pas uniquement là pour vous servir que de décoration. Le qui. Le x de mon équation. Qui peut absolument tenir à m'éloigner de cette enquête palpitante ?
- Vous le savez déjà.
- Oui, confirma placidement le botaniste. Scotland Yard.
Alexeï ne put dissimuler sa surprise. Il haussa les sourcils si hauts qu'ils auraient pu se fondre avec la racine de ses cheveux.
- Scotland Yard ? Ah ! pouffa-t-il. Vous plaisantez j'espère ?
- Vous aviez si bien avancé Doc, vous régressez à vue d'œil... déplora Sydney. Qui connaissait mon plan d'attaque ? Qui était présent sur les lieux de l'accident ? Qui a décidé de me mettre en cage et la muselière ? Qui a tout le loisir de donner une version de l'histoire qui leur convienne ? Scotland Yard, évidemment.
- Une minute ! Cela n'a aucun sens ! Vous travaillez pour Scotland Yard, ils ont besoin de vous ! Pourquoi se séparer de vous alors que vous étiez proche de conclure cette affaire ?
- Premièrement je ne travaille pas POUR Scotland Yard mais AVEC cette mauviette d'inspecteur Stanford. Ce sagouin serait incapable de voir une preuve même si on l'agitait sous son nez, et l'efficacité légendaire de Scotland Yard n'est plus à prouver. Deuxièmement enfin une question intelligente ! Vous venez de mettre le doigt sur le nouveau x de l'équation De Quincey, mes félicitations, expliqua Sydney en joignant les mains l'air machiavélique. Pourquoi m'évincer de l'affaire selon vous ? Pour éviter que je ne leur mette les bâtons dans les roues, tout simplement. Je crois que notre inspecteur préféré héberge un loup dans sa blanche bergerie, lâcha le détective ravi.
Épuisé, Alexeï passa une main sur son visage. Scotland Yard se débarrasser d'un petit botaniste fouineur pour assouvir de noirs desseins ? Franchement ! On aura tout vu ! Et pourquoi ne pas accuser la Reine Victoria d'être à la tête de tout un réseau du crime tant qu'on y était ?!
- Pourquoi pas, répondit Sydney en admirant ses ongles sales. Je l'ai toujours trouvée suspecte.
Alexeï le dévisagea incrédule.
- Vous avez pensé à voix haute, expliqua le détective.
Le docteur secoua la tête, las de cette conversation. Quand il releva la tête ses yeux clairs étaient braqués avec fermeté sur son patient qui se contentait de l'observer sans rien dire. Alexeï leva le menton et bomba le torse, il prit cette attitude et cette voix posée mais autoritaire qu'il adoptait face aux patients récalcitrants ou face à ses petits cousins dissidents.
- Vous vous ennuyez tellement que vous êtes prêt à tout pour occuper votre esprit pernicieux, y compris à porter des accusations graves contre la Reine d'Angleterre et Scotland Yard, dit calmement Alexeï.
- Détendez-vous De Quincey, pour la Reine je plaisantais mon vieux, le coupa le détective avec flegme. Enfin...
- Sincèrement Barossa. Scotland Yard ? Des hommes valeureux qui défendent le peuple contre le crime, des hommes qui n'hésitent pas à s'interposer quitte à prendre des coups en retour !
- C'est leur travail après tout.
- Non. Non Brossa. Pour l'amour du ciel le mot « honneur » n'a-t-il aucun sens pour vous ? se navra le docteur.
- Non. Vous l'avez écrit vous-même, je suis un être sans morale ni éthique, incapable de percevoir et de comprendre les émotions venant d'autrui, répliqua Sydney simplement.
Alexeï blêmit.
- Vous avez lu mes notes ?! s'indigna-t-il.
- Disons que j'ai acquis la faculté extraordinaire durant mes années d'études de lire à l'envers. Si vous ne voulez pas que je lise vos notes vous n'avez qu'à faire plus attention. Je ne suis pas un de vos chattons sans cervelle.
De Quincey sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine, le regard perçant braqué sur lui. Son patient essayait de le déstabiliser. Cette petite fouine vicieuse ne ressentait pas comme le commun des mortels, toutefois il savait pertinemment à quoi ressemblait le regret ou l'affection, il connaissait les rouages de la conscience et c'était un jeu d'enfant que de manipuler les émotions des plus fragiles pour les retourner contre les autres. Barossa voulait qu'Alexeï s'énerve, qu'il fasse une entorse à la belle image qu'il renvoyait à tout le monde, mais il était hors de question qu'il ne laisse faire ! Il était médecin, et Sydney était son patient, il parlait de lui en termes médicaux. Il n'avait aucune raison de se sentir coupable de ne pas suivre le détective dans ses supputations toutes plus rocambolesques et abracadabrantes les unes que les autres.
- Je sais ce que vous avez derrière la tête, continua Alexeï. Vous voulez vous servir de moi pour que je vous aide à quitter Bedlam. Mais autant mettre les choses au clair immédiatement ; je n'en ferai rien. Vous êtes ici, sous ma responsabilité que cela vous plaise ou non et cela tant que je l'estimerai nécessaire. Alors ne vous fatiguez pas, parce que c'est non.
Sydney renifla et feignit l'ennui et l'agacement qu'un tel discours pouvait générer en lui.
Alexeï lui tourna le dos et rejoignit la porte de la chambre en quelques enjambées, sur le seuil il s'arrêta et jeta un coup d'œil en biais à ce botaniste arrogant qui l'horripilait par ses manières de garnement capricieux.
- Je crois que vous pourrez vous passer de promenade aujourd'hui. Bonne soirée, Mr Barossa.
Il claqua la porte dans son dos. Le bruit de la serrure que l'on verrouille parvint aux oreilles de Sydney qui passa une main impatiente dans ses cheveux emmêlés.
Lui. Lui parler de la sorte ? Le priver de promenade pour le punir comme s'il n'était qu'un vulgaire cabot de compagnie ? C'était grotesque.
Las, il s'allongea sur son lit, le regard rivé sur le plafond dont il connaissait les imperfections par cœur. Il sentit son précieux journal sous ses fesses, il le retira et ses yeux s'attardèrent sur le titre du périodique français. Il fit claquer sa langue.
- Malin, Doc. Visiblement ces deux années à m'écouter n'auront pas été vaines, marmonna-t-il pour lui-même. Mais voyons si vous êtes aussi malin que moi...
Cette fin de chapitre... Très honnêtement elle m'a donné du fil à retordre mais j'en suis pas peu fière !
Mon but était très clair : vous embrouiller l'esprit. Qui a tort ? Qui a raison ? Qui manipule l'autre ? Qui est manipulé ? Vous cher lecteur ? J'ai tenu à reproduire l'effet que subit un personnage quand Sydney Barossa est dans les parages, et qu'il essaie d'entrer dans votre tête... Un vrai petit démon hein...?
Je veux lire vos théories !
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