Chapitre 3.1 - Un problème d'équations
Quand Alexeï referma la lourde porte dans son dos ce fut avec la promesse d'emmener son patient faire une promenade dans les « jardins ». Enfin ce que l'on appelait « jardin » était un misérable lopin de terre sèche et de pelouse jaunie, quelques arbres pour la couleur et un effort rapidement abandonné de faire pousser quelques boutures qui réussissaient fort mal dans les environs.
Peu importait l'esthétique, mais parfois, il arrive que l'on se souvînt que les patients étaient des êtres humains, et que ces derniers avaient besoin d'un peu d'air et de ciel bleu, en l'occurrence gris, dans leur vie. Un rare privilège que Sydney Barossa avait obtenu sans mal, comme lorsqu'il désirait quelque chose en général.
Une fois que le docteur s'en fût allé, le silence reprit ses droits, et les fantômes aussi. Ils naquirent dans les ombres et se manifestèrent autour de l'amnésique, sinistres spectres qui assaillaient les âmes tourmentées. Sydney était de celles-là. Assis sur son petit lit inconfortable, il sentait des dizaines de paires d'yeux braqués sur lui, des chuchotis perfides se moquer de lui, des rictus sournois danser dans la nuit.
Éreinté il posa ses lèvres contre ses doigts joints, les coudes sur ses genoux, il ferma les yeux pour occulter le ballet quotidien de ces esprits, malgré cela il ne pouvait rien faire pour taire leurs voix de félon qui ne le laissaient jamais en paix. Ces fantômes du passé, peut-être les avait-il toujours entendus, peut-être au fond étaient-ce ses propres démons qui se manifestaient de la sorte, et peut-être que les murs de Bedlam n'étaient pas tout à fait une prison de brique et de fer pour son corps, mais la manifestation physique de sa propre prison mentale.
En flânant dans les rues, en occupant son esprit avec des affaires il avait trouvé le moyen de les éloigner, et aussi par quelques autres méthodes peu orthodoxes, seulement le voilà seul, seul dans sa chambre et seul avec lui-même. Et il n'avait aucune échappatoire. Aucune parade pour les chasser. La folie le guettait au point qu'il s'était mis à croire que quelques grigris magiques pourraient l'aider. Lui. L'esprit rationnel. Des joujoux magiques ? Et puis quoi encore ?! Pourquoi ne pas ronger les barreaux de son lit tant qu'on y était ?
À vrai dire, il n'était plus à cela près.
Du bruit. Trop de bruit. Beaucoup trop de bruit. Impossible de se concentrer.
La cantatrice ne chantait plus, et lui non plus. Trop absorbé par ses pensées.
Il lâcha une flopée de jurons et envoya paître son inertie. D'un bond il fut sur ses pieds et se précipita vers la pile de carnets qu'il avait amassés en deux ans. « Il faut tout reprendre depuis le début. » Se dit-il.
Il s'assied brusquement par terre en tailleur, mâchouillant nerveusement son crayon à papier entre les dents, la cigarette lui manquait, comme tout ce qui pouvait se fumer d'ailleurs. Si son séjour à Bedlam aurait pu le sevrer il n'en fut rien, ses vieux travers ne s'en trouvaient pas le moins du monde affectés. Il entreprit de fouiller le moindre recoin de ses notes ; il lui fallait voir plus large, il avait forcément oublié un facteur dans l'équation. Un indice qui, considéré sous un angle nouveau, lui ferait revoir toutes ses hypothèses et ouvriraient de nouvelles portes. Les carnets volaient autour de lui, retombant mollement à sur le sol sale, ses yeux fous parcourraient à une vitesse impressionnante son écriture affreusement laide quand soudain ils s'immobilisèrent sur un mot. Un seul mot. Un maudit petit mot qui faisait désormais toute la différence.
- Bingo, dit-il.
Le docteur cligna plusieurs fois des yeux avant de comprendre qu'il ne rêvait pas ; assis par terre en tailleur, les mains posées sur ses genoux, le bout du pouce joint à l'index dans une position qui ressemblait à celle d'un moine en pleine méditation, les yeux fermés et la respiration quasi inexistante, Alexeï crut d'abord que son patient dormait profondément. Rien ne l'étonnait plus, car ce drôle d'oiseau était bien capable de n'importe quoi. Il aurait pu dormir la tête en bas qu'Alexeï n'aurait pas sourcillé.
Une marre de carnets ouverts, gribouillés et tâchés, l'encerclaient dans son voyage intérieur. Les yeux plissés, un sourcil levé, De Quincey l'observa pendant une longue minute à la manière du naturaliste qui analyse l'animal étrange.
- Mais qu'est-ce que... marmonna-t-il. Barossa ?
Sydney n'ouvrit pas les yeux, immobile comme une statue. Alexeï s'éclaircit la gorge pour se manifester. Comme son patient ne bronchait toujours pas il éleva la voix.
- Barossa !
Le détective sursauta légèrement, il ouvrit un œil et s'en servit pour dévisager le docteur.
- Ah ! De Quincey, vous tombez à pic !
- Puis-je savoir ce que tout ceci signifie ?
Sydney ouvrit les deux yeux puis papillonna un instant, de telle sorte que De Quincey se demanda s'il ne venait pas réellement de le tirer de son sommeil.
- Mon ami, j'ai de mauvaises nouvelles. Je crains fort que ce que j'ai à vous annoncer ne vous plaise guère, déclara Barossa la mine faussement grave.
Alexeï se redressa et attendit avec une curiosité non dissimulée ; son patient était coupé du monde extérieur, quelles nouvelles pouvait-il bien avoir à lui apprendre qui justifiaient ce ton si mélodramatique ?
- Je suis tout ouïe.
- Inutile de tourner plus longtemps autour du pot, j'ai le regret de vous informer que je m'en vais.
Le silence s'abattit entre les deux hommes durant lequel le docteur et le patient se contemplèrent dans le blanc de l'œil sans rien dire. Alexeï brisa le silence le premier et d'une manière bien peu galante puisqu'il explosa de rire.
- Je conçois que la nouvelle soit difficile à digérer, reprit Sydney faisant fi du rire tonitruant de son ami. Nous avons passé d'agréables moments ensemble, j'ai eu le temps d'observer à loisir votre intriguant cerveau pendant deux ans, cependant je crois qu'il est temps pour moi de voguer vers de nouvelles horizons.
Alexeï calma son fou rire, une main sur le ventre, l'autre essuyant une larme au coin de l'œil, il observa Sydney un instant sans rien dire. Sa lèvre du bas tressaillit et il partit de nouveau dans un éclat de rire sincère, dévoilant son impeccable dentition tandis qu'il se fendait la pêche à s'en fendre les côtes. Sydney ne demeura pas stoïque plus longtemps, il leva les yeux au ciel tout en adoptant un air des plus ennuyé.
- Allons De Quincey, vous réagissez comme une amante hystérique qu'on viendrait de délaisser. Si je ne vous connaissais pas je penserais que vous ne voulez pas me laisser partir. (Il se tut puis écarquilla les yeux.) Dieu du ciel, De Quincey ne me dites pas que vous êtes amoureux de moi ? Non pas que l'idée me dérange, j'en suis très flatté mais sans vouloir vous offenser...
- Rassurez-vous Barossa, l'interrompit gentiment Alexeï dans sa tirade entre deux éclats de rire. Je ne suis pas amoureux de vous.
- Doux Jésus merci ! s'exclama Sydney en se signant. Bien, maintenant que tout malentendu est dissipé revenons-en à nos moutons si vous le voulez bien.
- Volontiers ! approuva Alexeï. Donc, comme ça vous désirez vous en aller, c'est bien cela ?
Sydney braqua son regard sombre dans le vide et joignit les mains près de sa bouche, ses sourcils se froncèrent dans une mimique de concentration.
- Tout à fait. Vous le savez j'ai un besoin constant de rester en mouvement, je pourrais vous abandonner avec cette idée comme seule justification mais j'estime devoir vous en dire plus. À vrai dire je viens enfin de quitter ma torpeur et les nouvelles que j'ai à vous apprendre sont pour le moins stupéfiantes...
Son ton mystique fit hausser un sourcil au docteur, ce dernier désigna les carnets éparpillés d'un geste vague de la main.
- Parce que vous appelez ça « torpeur » ?
Le détective considéra négligemment ses notes dans un haussement d'épaules.
- Alors disons que les vacances sont finies.
- Hum, de mieux en mieux, des vacances maintenant ?
- Certes le confort n'est pas l'apanage de cet endroit, et le voisinage est loin d'être d'une compagnie agréable, cela dit un lieu où l'on me fournit le gîte et le couvert sans que je n'aie besoin de débourser le moindre penny, loin de mes petits tracas quotidiens et de l'inspecteur Stanford qui à la moindre difficulté s'accroche à moi comme à sa planche de salut en plein océan, oui. Pour moi ce sont des vacances. Mais assez bavardé De Quincey, il est temps pour moi d'agir.
- Avez-vous retrouvé la mémoire ? l'interrogea le docteur, les yeux brillants.
- Hélas non. Néanmoins il est clair comme de l'eau de roche que rester planté ici comme un géranium en pot ne fera guère avancer les choses. C'est pour cela que je dois quitter Bedlam au plus vite.
Sydney ne plaisantait pas. Le sourire radieux réduit à une moue soucieuse, un pied en arrière témoin de sa réticence, Alexeï De Quincey ne riait plus. Bien au contraire, il se sentait comme la fois où il avait l'impression de marcher sur des nuages alors qu'il avait abusé de la boisson avec ses amis et que l'un d'eux, l'humeur particulièrement morose, un garçon instable, s'était défenestré. Les vapeurs de l'alcool s'étaient alors dissipées instantanément, depuis les images de son camarade étendu sur le sol, comme un pantin désarticulé, le hantaient à jamais.
Devant le sérieux inébranlable qu'affichait son ami, le docteur n'eut d'autres choix que de reprendre brutalement contact avec la réalité.
- Barossa... Vous n'êtes pas sérieux ?
- Bien au contraire Doc, je suis on ne peut plus sérieux.
Alexeï pinça les lèvres.
- Je regrette, vous ne pouvez pas faire cela.
- Si, je le peux.
- Non Sydney, vous ne pouvez pas, tenta-t-il avec douceur. Ce n'est pas possible.
- Bien sûr que si, martela Sydney.
- Non ! Non Barossa ! répliqua Alexeï. Vous n'êtes pas dans un hôtel de luxe que vous pouvez quitter quand bon vous semble ! Vous êtes dans un hôpital !
- Un enclos pour humains oui !
- Vous êtes ici pour vous faire soigner, par pour vous prélasser !
- Je suis en parfaite santé.
- C'est faux ! Vous avez perdu la mémoire, vous êtes vulnérable, vous...
- Je ne suis pas vulnérable ! cria Sydney.
S'ils s'étaient trouvés sur les planches d'un théâtre, ce serait la salle tout entière qui aurait vibrée suite à cette réplique véhémente. Alexeï esquissa un mouvement de recul, ce n'était pourtant pas la première fois que son patient se mettait dans un tel état lorsque l'on abordait le sujet fort épineux de ses faiblesses. Le rouge aux joues, le regard ardent tel un brasier que le vent attise, Sydney tremblait presque de rage. Toutefois ce masque de rigidité ne resta pas ainsi bien longtemps et se brisa presque aussitôt après cet éclat colérique comme il en avait tant d'autres semblables. Cette boule brûlante dans l'estomac ne lui était pas étrangère puisqu'elle faisait partie des choses qu'il exécrait le plus au monde. Le détective sembla se calmer, il fit rouler ses épaules et se releva comme si de rien n'était, il se planta face au docteur et posa les mains sur ses hanches amaigries, le menton levé avec arrogance.
- Cet endroit c'est le Purgatoire avant l'Enfer, à la différence que je peux en sortir aussi rapidement que j'y suis entré. Je peux vous l'assurer, affirma-t-il avec défi.
On ne change pas les bonnes habitudes, vous me connaissez avec mes chapitres longs ! Je me rends compte que j'aime de plus en plus écrire sur la psychologie des personnages, sombres de préférence, et en parler en métaphore. Je crois que je viens de trouver une nouvelle passion !
Encore une fois votre avis m'importe beaucoup, Sydney Barossa est loin d'être un personnage lumineux, il cache de multiples secrets... Avez-vous des idées ?
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